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CULTURE / CHRONIQUE BOUQUINS

Lavis Noir : les épisodes 59 et 60 de notre feuilleton de l’été

mercredi 13 août 2008 par SP. Truptin, Briscard
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Le Paris de la fin des années 70. Entre rades de Barbès, Clichy, Montmartre. Narré avec l’argot du coin, loin des titis parisiens. Et une histoire d’escroc à la petite semaine qui voit débarquer l’occasion de sa vie. Une jolie fiction d’été, un cadeau des auteurs à « Bakchich », et de « Bakchich » à ses lecteurs. Aujourd’hui les épisodes 59 et 60.

59. Sans barbe

Sans barbe - JPG - 53.7 ko
Sans barbe
© SP Truptin

  L’inspecteur principal Garrin était perplexe en quittant Josy : visiblement l’émotion qui l’avait envahi était partagée, et il avait un peu honte d’avoir, en quelque sorte, abusé de sa position de fouille merde assermenté, pour la p’loter sans vergogne et la questionner sans retenue. N’empêche : ce qu’il avait recueilli sur Loïc Lekervelec le confortait dans le sentiment que toute cette histoire tournait autour du pseudo peintre… Ses relations avec le punk, avec Fabio, et même avec Lulu Hortec, dont il avait découvert, grâce à Josy, qu’il le fréquentait assidûment au P’tit Bat’, tout ça, et le reste, désignait Lekervelec comme le dénominateur commun de cette histoire. Quant il posait la multiplication Elo x Miche x Vlad x Josy x Hortec xNéra x Gina x Toussaint, le résultat donnait invariablement Lekervelec, et que Lekervelec ! Jusqu’à son enfance, marquée, d’après c’que lui avait raconté Josy, par un drame genre assassinat, qui semblait le prédestiner à attirer les embrouilles comme la misère attire les curetons ; sur ce drame Josy - pauvre agnelle - n’avait pas pu lui dire grand-chose, sinon que quelqu’un était mort violemment quand il était jeune, en Bretagne, et que souvent, Loïc, qui parlait en dormant, évoquait en murmurant « le sang dans la barquette, le sang, partout ». La barquette… Garrin ne pouvait s’empêcher d’évoquer mentalement une sombre histoire de marin et de bateau, et du coup Loïc Lekervelec lui apparaissait presque comme un aventurier un peu trouble.

Quand l’inspecteur principal entra dans la chambre de Vlad, avec son pack de Kanter, le punk était en train de se moucher dans un morceau de pain. Un peu écoeuré, Garrin lui fit remarquer :

- Fais gaffe quand même : va pas t’arracher les naseaux avec la croûte…

- Va mourir, lui répliqua Vlad, qui avait retrouvé un peu de vigueur. C’est ces enculés de l’hosto, qui n’ont pas d’tire-jus, qui m’obligent… j’vais quand même pas m’moucher dans mes draps, merde… 

Garrin s’abstint de lui faire remarquer qu’il aurait pu s’torcher l’nez avec du papier cul, et posa le pack de bière sur la petite table blanche, à côté du lit.

- Merde, putain, d’la Kanterbräu, pour faire dodo ! Z’auriez pas pu prendre d’la Kronembourg, la bière qui bourre ?!…

- Ecoute Vladimir, si tu commences à m’gonfler les glandes des couilles, j’sens que tu vas passer direct de l’hôpital à la case prison sans passer par la case départ…

  - La vache, la vanne de la mort qui tue ! Sinon à part Monopoly, vous faites quoi, dans la vie lieutenant ?!…

Garrin avait horreur qu’on lui rappelât son appellation officielle d’officier de police, mais, plus par tactique que par conviction, il désamorça le conflit :

- Bon, écoute, j’suis pas venu en flic, mais en voisin : j’allais juste interroger Josy, et j’me suis dit que je pourrais en profiter pour te faire une petite visite de réconfort… Maintenant, j’peux reprendre ma bière sous l’bras et l’offrir à Jo le clodo, en bas de Rochechouart…

- Ok, c’est bon… excusez-moi pardon, mais j’ai les nerfs ici… j’aimais encore mieux les torgnolons à Casse-Trogne : au moins j’existais, j’étais pas un numéro d’chambre ! Vous savez comment qui m’appelle le toubib ? Trente deux ! Le trente deux par ci, le trente deux par là… On lui faire une petite ligature au trente deux et il a bien dormi le trente deux ?… Hier, tellement j’en ai eu marre, que j’lui ai laché deux grosses caisses dans l’pif quand il s’est penché pour voir ma cicatrice… Et j’lui ai dit comme ça : j’en ai encore trente deux… dans, Doc’, si ça vous tente ! Il était dégoûté, le bib’…

Sans faire la fine bouche, Garrin fut, lui aussi un peu dégoûté, mais surtout décontenancé par la soudaine faconde de Vlad, qu’il attribua à la pompe à morphine sur laquelle le punk appuyait généreusement. Il se dit que c’était peut-être le moment de le faire causer un petit peu :

- Dis-moi, en parlant de docteur, celui qui t’a planté, dans la chambre à Josy, tu l’as vu, non ?…

- Oui, et pas qu’un peu, même… Parce que sa barbe, tout de suite j’ai vu qu’elle était pipeau… Du coup j’ai plus vu qu’son visage comme sans barbe… Mais c’est qu’après, quand j’étais par terre que j’me suis souvenu d’où j’le connaissais… Et sans barbe.

  

60. Récupérer le lavis

Récupérer le lavis - JPG - 44.6 ko
Récupérer le lavis
© SP Truptin

Il s’agissait maintenant, pour Lekervelec, de renouer contact avec Lulu, histoire de palper, enfin, le fruit de sa misérable arnaque. C’est au P’tit Bat’, où toute l’histoire avait commencé, que les hommes se causèrent :

- Salut Lulu, qu’avait finement attaqué Loïc. Tu prends quoi ?

- Salut Barbouille… Ben un p’tit jaune s’rait pas d’refus…

- Alors patron, deux jaunes !

- Alors, y paraît comme ça, qu’tu voulais m’voir, que m’a dit l’taulier ?…

- Oui… enfin, y avait rien de pressé… Juste, je voulais voir, si tu avais pu voir, pour le Van Dongen, là…

- Oui, j’m’en doutais… D’ailleurs j’voulais t’en parler, mais vu qu’c’était pour une mauvaise nouvelle, j’ai un peu tardé… Tu sais c’que c’est : c’est plus facile de mettre à un âne une carotte dans l’cul qu’un coup d’bâton sur la gueule !

Loïc commençait à avoir, comme une drôle d’impression, avec un début de suée sur le front.

- Allons bon ! Une mauvaise nouvelle ?… Pas de clients, c’est ça ?…

- Pas d’clients, pas d’clients… si on veut. Mais, bon, pas d’clients surtout parce que pas d’marchandise… Enfin, quand j’dis pas d’marchandise, j’veux dire pas d’marchandise potable, quoi…

- Comment ça, pas d’marchandise potable ?…

- … ou pas vendable, en tout cas !

- Pas vendable ? Qu’est-ce que tu m’racontes, Lulu ?! Un authentique lavis et sanguine de Van Dongen, pas vendable ?…

- Ben, il paraîtrait comme ça que le côté authentique de la chose ne saute pas aux yeux des pros du truc…

- Quoi ?!! S’étrangla Loïc. Mais c’est impossible, j’suis sûr que c’est un authentique Van Dongen… Je peux l’prouver !

- Ah oui ? Parce que Monsieur Barbouille est expert auprès des tribunaux, peut-être ?!!

Loïc suait maintenant à grosses gouttes ; l’une d’entre elles vint troubler le pastis qu’il n’avait pas encore mouillé. Il hésita un court instant, mais, tout à la rage de se faire doubler, il balança :

- Auprès des tribunaux p’têt pas, Lulu, mais auprès de certains marchands d’art ritals, si.

Lulu Hortec resta impassible ; seul un vague sourire tordu lui déforma un peu la bouche. Il but son jaune cul sec, et lâcha :

- Je crois qu’il va falloir que tu me causes, Barbouille. Et que tu causes bien. Parce que Lulu Hortec, quand il comprend pas les histoires qu’on lui raconte, il fronce les sourcils et des fois il s’énerve. Alors commence-la doucement par le commencement, cette belle histoire de Lavis. Vas-y, prends ton temps, mais soit clair. Je pense que c’est mieux.

Alors, la voix tremblant à peine, Loïc Lekervelec, truand de comédie et bandit de carnaval, se déballonna. Il se lâcha et se relâcha… Tout. Il raconta tout à Lulu, qui l’écoutait sans rien dire. Comment il avait récupéré le lavis d’Elo, comment il avait eu l’idée de faire deux faux lavis, comment Miche en avait filé un à Fabio et lui un autre à Lulu, et comment il avait été sollicité par Fabio, et comment il avait remis le vrai Van Dongen dans le circuit… Et maintenant, ce putain d’rital allait l’enfler en voulant niquer l’bénef à Lulu. Lulu fit à nouveau son vague sourire tordu.

- Taulier !… Remets nous donc deux pastis. Mon ami Loïc a beaucoup parlé et il a soif. Barbouille, tu vois, j’aime bien quand je comprends les histoires, surtout les histoires compliquées : j’ai l’impression d’être intelligent. Par contre je ne comprends plus du tout l’histoire que m’a racontéeNéra. Alors j’ai l’impression d’être bête, et ça m’énerve. Je crois que je vais le tuer,Néra. Ça lui apprendra à me prendre pour un con. Et je vais récupérer le lavis.

(A suivre…)

Pour lire ou relire les derniers épisodes du roman :

Le Paris de la fin des années 70. Entre rades de Barbès, Clichy, Montmartre. Narré avec l’argot du coin, loin des titis parisiens. Et une histoire d’escroc à la petite semaine qui voit débarquer l’occasion de sa vie. Une jolie fiction d’été, un cadeau (…)
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