Les journaleux, Abdoulaye, sont des gens comme toi.
Bon, disons que les journaleux sont presque des gens comme toi : maintenant que tu m’en parles, c’est vrai qu’il y a quand même entre vous deux ou trois menues différences.
Mettons que, par exemple, tu te fasses un peu bousculer dans ta cage d’escalier par des fonctionnaires-de-police, au fond de ta banlieue pourrie ?
Mettons même, soyons fous, qu’après ça ton dossier, un peu difficile pour les keufs, disparaisse comme par enchantement ?
Y a quand même assez peu de chances pour que des "socialistes" s’en émeuvent au point de saisir la commission de déontologie de la sécurité - comme ils viennent de faire pour Vittorio de Filippis, ainsi qu’on se disait l’autre jour.
Mettons que, par exemple, tu te manges une garde à vue un peu tendue - après avoir évidemment outragé un shérif à Clichy-sous-Bois Gulch ?
Je doute que Jean-Claude Magendie, "premier président de la cour d’appel de Paris", se précipitera pour demander "toute précision utile sur les conditions qui" auront "entouré" ton interpellation - comme il vient de faire pour Vittorio de Filippis.
De la même façon : je ne suis pas (du tout) certain que "le président de tribunal de Paris, Jacques Degrandi", lancera un (courageux) appel à respecter partout le "principe constitutionnel de proportionnalité qui régit les mesures de contraintes" - comme il a fait hier pour Vittorio de Filippis.
Au fond, c’est tout simple : ces gens-là, ces hauts magistrats, si farouchement indépendants qu’il y en a même qui disent les avoir vus voler, ne manifestent en général qu’une (très) molle irritation, quand un Reunoi se fait tonfer le sommet de l’occiput aux recoins de sa triste cité [1].
Si molle, qu’on pourrait presque dire qu’ils ne manifestent aucune espèce de réaction.
(Le gars l’aura sans doute cherché : l’Africain est d’une arrogance qui défie l’imagination.)
Alors que dans l’"affaire Filippis", pardon, comment qu’on les entend gueuler : je ne vois plus guère que l’United States Attorney General, qui n’ait pas (encore) dit sa (très) vive indignation.
Mais il est vrai aussi que "l’interpellation musclée d’un responsable du journal de gauche [2] Libération dans une simple affaire de diffamation a suscité un tollé en France et contraint lundi le gouvernement à se justifier".
Cependant que pour ce qui serait du lattage de l’indigénat de nos DOP-TOP [3] : le gouvernement se tait avec application.
C’est comme je te disais : y a quand même, suivant que tu es de nulle part ou de Libération, deux, trois différences.
Le Canard enchaîné le rappelait fort bien mercredi : les gardes à vue, quand elles n’impliquent pas un ressortissant de la presse quotidienne barbichue, font routine "sous l’oeil indifférent des procureurs", qui ont théoriquement "le devoir de visiter régulièrement tous les lieux où des personnes sont retenues", mais "qui ne contrôlent rien", en réalité.
Le Canard publie notamment le témoignage d’"Augusta, 53 ans", arrêtée à Paris le 28 septembre dernier : lis jusqu’au bout, tu vas aimer.
"Vers midi, au métro Château-Rouge, les vendeuses à la sauvette criaient : "Maïs tso ! Maïs tso !", au lieu de "chaud", et ça m’a fait rire. Je venais d’acheter un épi au KFC Ménilmontant. J’ai vu les filles courir et trois policiers s’avancer : "Vos papiers !" J’ai tendu ma carte d’identité française. Ils voulaient voir mon sac. "Il est interdit d’acheter ce maïs ! - Pourquoi ? - C’est un délit. - Mais je l’ai acheté au magasin. - Vous êtes en état d’arrestation !", coupe une policière. J’ai discuté : "Bien que d’origine nigériane, je ne vends rien… Rendez-moÉi mes affaires." Un policier m’a alors attrapée par le bras et envoyé deux coups de botte dans les jambes. J’ai chuté, ventre à terre, son genou appuyant sur mon dos. Je me suis débattue, mon pagne s’est ouvert, j’étais à moitié nue au milieu des badauds, qui criaient, sifflaient et filmaient. Les policiers leur ont lancé des lacrymos, même sur une femme et son bébé. Ils m’ont menottée, emmenée dans une cellule, au commissariat du XVVIIe. À 14 heures, une policière me demande si je sais lire. J’ai répondu qu’étant diplômée de l’American University of Texas et de l’American University of Paris, oui, je savais lire et écrire… À 17 heures, l’avocate est arrivée, et, une heure plus tard, on m’a amenée, menottée, à l’hôpital. Le médecin a constaté des hématomes. Le lendemain, à midi, un policier est venu me libérer à l’hôpital. Je suis accusée d’"outrages et rébellion". J’ai porté plainte".
Je dirais que le récit d’Augusta est un peu énervant.
Je dirais que le récit d’Augusta est même plus énervant que le récit de Vittorio (de Filippis).
(Toutes choses égales, par ailleurs.)
Il a été, parmi d’autres, publié mercredi.
En as-tu entendu parler, dans la presse qui s’est il y a dix jours levée pour Filippis ?
Ah ben non, tiens couillon : Augusta, je le crois, n’est pas si barbichue que sa mésaventure puisse mobiliser nos si preux journaleux.
20minutes.fr n’a que je sache rien publié sur l’histoire d’Augusta, interpellée, déshabillée, humiliée.
Alors que 20minutes.fr a fait en son temps, comme tout le monde, un papier sobrement titré : "Interpellé, déshabillé et humilié : l’histoire de Vittorio de Filippis".
De même : Jack Lang, après avoir évidemment déploré une "atteinte" à la "dignité de la personne" de Vittorio de Filippis, n’a rien dit sur Augusta.
Etc.
J’ai lu 160.000 papiers sur l’"affaire Filippis".
J’ai lu un seul papier (celui du Le Canard enchaîné) sur l’affaire Augusta.
Alors je suis (très sincèrement) désolé pour Filippis - mais le compte n’y est pas, de sorte qu’il faudrait maintenant que les journaleux cessent de nous tenir pour des gro(sse)s con(ne)s, et de caqueter qu’ils ne réclament rien de particulier pour eux-mêmes, et de ululer que l’"affaire Filippis" est (tellement) "symptomatique" des malheurs du simple quidam.
Dans la vraie vie : c’est l’interpellation d’"Augusta, 53 ans", qui est symptomatique - pour ce qu’elle révèle (ou confirme) de coutumière tartuferie politico-médiatique.
L’"affaire Filippis" démontre une chose, et une seule : c’est que les coteries pressiques, si promptes à s’ériger en ligues de vertu outragées quand des flics osent rudoyer l’un des leurs, continuent de regarder ailleurs, quand les mêmes s’en prennent à qui n’est pas de leur (tout, tout, tout) petit monde.
Il y aura tout à l’heure d’autres Augusta - mais nos crânes défenseurs des droits du gardé à vue barbichu sont déjà retournés à l’indifférence des classes protégées : le système est ainsi conçu qu’ils ne s’en rendent même pas (tous) compte.
[1] Je dis un Reunoi comme je pourrais dire un pas-Reunoi : c’est plus fort que moi, j’aime consolider la tyrannie de la bien-pensance.
[2] Ne ris pas, s’il te plaît.
[3] Départements et territoires d’outre-périphérique.