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Internet et l'Administration

(Article paru dans la revue Réalités Industrielles, Octobre-Novembre 1996)

par Christian Scherer

"Dans la nouvelle économie de l'information, c'est le marché qui décidera du succès, et non l'État. Désormais, le gouvernement devrait principalement se restreindre à définir les règles de base et à se comporter comme un utilisateur modèle, une source d'inspiration pour les Canadiens. C'est le secteur privé qui devrait aménager et exploiter l'autoroute de l'information. Ceux qui investissent devraient assumer les risques et retirer une juste rétribution"

Face à la montée de la cyberculture, les administrations traversent une véritable crise d'adaptation, mais cette crise n'est ni insurmontable, ni sans précédent

Hier, les édits royaux étaient lus sur la place du village ; aujourd'hui, les textes municipaux, les dates d'ouverture de la chasse et les menus des cantines scolaires sont affichés sur des panneaux devant la mairie ; demain, ces documents seront consultables via Internet

Déjà, en Grande-Bretagne, les registres d'état civil commencent à être consultables sur Internet

On peut dire que, de plus en plus, le vrai pouvoir résulte moins de la capacité de garder une information confidentielle que dans celle de faire circuler plus vite et moins cher l'information vers le plus grand nombre de destinataires

L'une des raisons qui a manifestement gêné l'essor des services Minitel en France et, par voie de conséquence, son essor en direction de l'étranger, réside dans les insurmontables problèmes de facturation posés par le reroutage entre services

Le monde du Minitel tend à s'asphyxier de lui-même, mosaïque de services concurrents cherchant chacun à fidéliser sa propre clientèle au détriment des autres, au contraire du monde du Web où la consultation s'effectue page par page, avec d'incessants changements de serveur au gré de la navigation

L'expression "autoroutes de l'information", évocatrice de techniques très capitalistiques, donc difficiles et impropres à une mise en oeuvre rapide, était bien plus rassurante que le mot "Internet" pratiquement impossible, lui, à traduire en français, mais synonyme de menace immédiate

Par ses nouvelles possibilités dites "multimedia" (texte, image, son), le Web se prête particulièrement bien à la diffusion des oeuvres de l'esprit : c'est ainsi, n'en déplaise au monde de l'édition traditionnelle !

Si l'impression première qui règne en France est celle que la pénétration d'Internet en France est synonyme de pénétration américaine, certains ont voulu tenter d'inverser la proposition pour en faire un instrument de propagation de la culture française vers l'extérieur, au grand soulagement des Canadiens francophones qui commençaient à se sentir un peu seuls

Plusieurs grands responsables d'administrations centrales n'avaient pas craint d'affirmer que, eux vivants, jamais leurs services n'iraient côtoyer sur Internet cette faune cosmopolite, jugée au mieux insouciante et incontrôlable et, au pire, dangereuse pour la morale et l'ordre public

Les nouvelles démocraties nées, à l'Est, de l'écroulement du bloc soviétique, et cherchant pour reconstruire leur Etat des modèles de textes fondamentaux renonçaient à prendre modèle sur la France, faute de trouver via le réseau le matériau correspondant

On vit fleurir un jour, au Journal officiel de la République Française, la circulaire du 15 mai 1996 relative "à la communication, à l'information et à la documentation des services de l'Etat sur les nouveaux réseaux de télécommunications", cette longue périphrase étant une manière d'introduire le mot "Internet", qui va apparaître pour la première fois dans le corps d'un texte officiel

AdmiNet n'est pas un service officiel, c'est seulement une idée, un concept virtuel, un ensemble de pages d'information articulées entre elles et avec le reste du réseau Internet et qui a pour principe de ne diffuser que des documents publics, libres de tout droit d'auteur ou de copyright

S'il est un domaine qui devrait bien se prêter à une automatisation, c'est bien celui de l'administration. Qu'est-ce, en effet, que l'administration, sinon une gigantesque machine à traiter de l'information ?

Le comportement d'un fonctionnaire est régi par des règles très précises, que l'on appelle des procédures. L'administration prend des décisions, elle les fait connaître et elle les applique. Ce qui ne signifie pas que le fonctionnaire ne dispose pas d'une certaine marge d'appréciation, mais encore faut-il, alors, que cette dernière soit assumée dans la clarté et ne puisse pas se retrancher derrière l'anonymat et l'opacité. C'est, d'ailleurs, seule cette latitude d'appréciation, justifiée par une capacité d'expertise, qui peut justifier un délai, tandis que les activités purement mécaniques, comme la transmission d'un courrier, ou une simple vérification de dossier, devraient pouvoir s'effectuer aussi rapidement que le permettent les moyens actuels de traitement, c'est à dire quasiment à la vitesse de la lumière.

Souvent, le contribuable s'irrite à juste titre des lenteurs administratives, et s'attendrait à trouver en ce domaine des progrès de productivité et d'efficacité comparables à ceux qui s'observent aujourd'hui dans d'autres domaines exposés à la concurrence.

Face à la montée de la cyberculture, les administrations traversent une véritable crise d'adaptation. Nous allons inviter le lecteur à prendre un peu de recul historique, pour constater que cette crise n'est ni insurmontable, ni sans précédent.

"Nul n'est censé ignorer la loi"

Nul n'est censé ignorer la loi. Encore faut-il qu'elle soit portée à sa connaissance. Plus exactement, si l'on tient à préserver le dogme selon lequel tous les citoyens sont égaux devant la loi, il faut veiller à ce qu'ils aient un égal accès à l'information. C'était jadis le rôle du garde-champêtre donnant lecture des édits royaux à la population rassemblée sur la place principale par des roulements de tambour. C'est aujourd'hui celui du Journal officiel, offrant pour une somme modique l'accès à un ensemble d'informations allant des lois et décrets jusqu'à la liste des numéros gagnants de la Loterie nationale ou des publications en vente à la Documentation française.

Demain, ce sera probablement le rôle d'un réseau public de grande diffusion comme Internet, sorte de vaste et étonnant dazibao, où il faudra bien s'habituer à voir l'information officielle côtoyer la littérature d'ascenseur. Mais n'est-ce pas le propre des gens "lettrés" que de savoir distinguer le bon grain de l'ivraie, et d'aider les autres à se repérer dans toute cette "jungle d'information" ? Restent à garantir l'accessibilité et la fiabilité de ces informations, sans les laisser se noyer dans le "bruit de fond".

Le coût d'accès ne cesse de baisser. Si chaque abonné au téléphone a, aujourd'hui, la possibilité de louer à faible prix un accès au réseau Internet, et d'accéder, comme il le faisait hier par Minitel, à un ensemble d'informations publiques en mode "kiosque", il aura également la possibilité, en se déplaçant dans tel lieu public (bureau de poste, services administratifs, mairies) de consulter gratuitement les informations du service public, et d'en conserver une trace sur papier pour le simple coût de l'impression, comme on procédait jadis lorsqu'on n'avait pas encore pu ou voulu faire installer chez soi le téléphone.

Ainsi va le progrès... Hier, les édits royaux étaient lus sur la place du village, à grand renfort de roulement de tambours (en un seul endroit et à un seul moment). Aujourd'hui, les textes municipaux, les dates d'ouverture de la chasse et les menus des cantines scolaires sont affichés sur des panneaux devant la mairie (en un seul endroit, ou en quelques endroits seulement). Demain, ces documents seront consultables via Internet (en tout endroit relié au réseau et à tout moment).

Les registres d'état civil, le cadastre

L'un des grands mystères de l'humanité, c'est la généalogie. Tandis que les plus grands chercheurs de la Terre unissent leurs efforts pour déchiffrer le génome humain, d'autres travaillent à reconstituer les origines de l'homme.

L'outil de base des généalogistes, ce sont les registres d'état-civil. Les recherches sont souvent compliquées par leur variété, leur dispersion, d'éventuelles destructions dues à des faits de guerre, incendies ou autres catastrophes naturelles. C'est un travail long et difficile, il faut se déplacer, etc...

Le développement des communications, téléphone, fax, les réseaux de transmission de données ont, certes, facilité ces recherches. Le fait nouveau est la possibilité de mettre en ligne des bases de données, sur lesquelles de puissants outils d'interrogation permettent de lancer des recherches que l'on n'aurait pu imaginer auparavant. Déjà, avec le développement de l'annuaire électronique en France (le 11), des familles ont pu se retrouver, et même parfois se reconstituer.

Le réseau Internet facilite les recherches. Là où l'exploitation systématique des ressources disponibles atteint sa limite, là où toutes les pistes s'arrêtent, il reste la possibilité de lancer un appel général sur le réseau. En pratique, il suffit de connaître les groupes de discussion appropriés (soc.genealogie.fr), et d'y appeler à l'aide. La communauté des chercheurs en généalogie y est en permanence à l'écoute, et même si elle n'a pas instantanément la réponse, elle pourra vous être utile et vous donner d'autres idées. Enfin, peu à peu, se constituent des arbres généalogiques en ligne qui se rejoignent et préfigurent ce que pourrait être à terme un arbre généalogique planétaire, où toute la mémoire des filiations légalement enregistrées viendrait progressivement s'y accumuler.

C'est une tâche de service public considérable, que la baisse continue des coûts rend aujourd'hui accessible. Déjà, en Grande-Bretagne, les registres d'état civil commencent à être consultables sur Internet.

Parallèlement, les opérations de tenue à jour et de consultation du cadastre devraient bientôt pouvoir être portées sur le réseau. Cette opération est plus difficile que la précédente, en raison du manque de standardisation des outils utilisés, qui restent encore largement manuels. Cependant, les travaux de normalisation tels qu' Edigeo devraient pouvoir bientôt fournir aux professionnels le moyen de communiquer entre eux et d'élaborer les bases de données dont ils ont besoin. Ceci devrait faciliter la tâche de tous ceux qui, ayant à entreprendre des travaux souterrains par exemple, ont besoin de connaître de la manière la plus précise possible l'emplacement de tous les travaux antérieurement exécutés au même endroit.

Les formalités administratives

Les administrés se plaignent souvent de voir des administrations différentes - quand ce n'est pas exactement la même - leur demander plusieurs fois les mêmes informations. C'est que les fichiers ne sont pas toujours mis en communication (la Cnil s'y oppose fréquemment pour protéger les libertés individuelles et offrir aux justiciables un certain "droit à l'oubli")

Dans les cas cependant où le citoyen l'accepte, et qui sont l'immense majorité, des simplifications considérables sont possibles : par exemple dans le cas des déclarations annuelles de revenu, l'administration des impôts adresse à chaque contribuable qu'elle connaît déjà une imprimé partiellement rempli où elle a commencé à recopier les informations déjà saisies l'année précédente : état civil, adresse, téléphone du contribuable, en l'invitant seulement à indiquer si ces informations ont à être modifiées.

La généralisation de cartes d'identification, telles que la carte Vital, permettrait, dans le domaine de la santé, d'éviter de saisir plusieurs fois la même information.

Ce n'est qu'une petite préfiguration des progrès qui pourraient être accomplis. Dans la plupart des cas, l'administration a les moyens de connaître par ailleurs l'information qu'elle demande. Par exemple, l'administration qui paie ses fonctionnaires, connaît déjà par avance leur revenu, etc.

Les entreprises sont confrontées dans leurs relations avec les administrations à une multitude de formulaires dont elles ne perçoivent pas toujours le sens ni la cohérence. Certains imprimés reviennent périodiquement, et on s'étonne d'y voir réclamés à chaque fois les mêmes informations. D'autres, au contraire, ne font leur apparition que dans des cas bien particuliers, et leur interprétation exige alors des techniques comparables à celles que Champollion mit au point pour les pyramides égyptiennes (1). De plus en plus, ces imprimés sont fournis sous forme de liasses dites "autocopiantes", c'est-à-dire pour permettre en une seule fois de remplir plusieurs feuilles au contenu identique. Sous réserve d'avoir utilisé un stylo à bille assez fine, sur laquelle on aura exercé une pression suffisante, on peut espérer que le dernier exemplaire, celui qui est situé le plus au-dessous, soit lisible.

L'administration est fondée à penser qu'il s'agit là d'un réel progrès, évitant le recours au vieux papiers carbone que l'arrivée des photocopieurs a aujourd'hui quasiment éliminés du commerce. Les plus anciens de nos lecteurs se souviennent peut-être de l'image de cet héroïque contrôleur de la SNCF, debout dans un train en marche, passé maître dans l'art de manipuler ses feuilles carbonées pour confectionner avec son carnet à souche le billet ou le supplément que vous n'aviez pas eu le temps de prendre avant de sauter dans le train...

Mais si l'on y regarde mieux, ces liasses autocopiantes sont une triple catastrophe :

- économique, d'abord, car leur prix de fabrication est extrêmement élevé, et il n'est même pas sûr que l'administration dispose d'une logistique de distribution suffisamment élaborée pour acheminer sans excédent, ni lacune, la quantité juste nécessaire au moment et à l'endroit précis où on va en avoir besoin ;

- écologique, ensuite, car la fabrication de ces liasses exige des qualités particulières de papier (finesse et résistance) et d'encres, qui font appel aux ressources modernes de la chimie, avec les inconvénients associés en termes de pollution ;

- ergonomique, enfin, car ces liasses ignorent non seulement les possibilités de la photocopie, mais aussi - et surtout - les possibilités d'impression en local et, même, de remplissage automatisé dont dispose aujourd'hui l'immense majorité des entreprises.

Mais le cauchemar des liasses autocopiantes ne s'arrête pas là. Imaginons que la liasse vierge soit parvenue à son destinataire, et que ce dernier, armé de sa pointe "Bic" (marque déposée), l'ait consciencieusement rempli et expédié au bon guichet administratif : combien de paires de mains va-t-il falloir pour séparer tous les exemplaires et les rediriger vers les services atrributaires de chacun des feuillets de la liasse, combien de paire d'yeux va-t-il falloir pour lire chacun d'entre eux, et combien de cerveaux associés aux dites paires d'yeux pour effectuer le traitement qui - on vous l'assure - a bien dû être prévu, puisque l'exemplaire en question a été jugé nécessaire ?

Le cas des imprimés obligatoires de collecte d'information statistique mérite plus que d'autres notre attention. A une époque où toutes les officines du secteur concurrentiel ont mis au point des méthodes de plus en plus sophistiquées pour alléger le coût de la collecte primaire d'information, en utilisant massivement les techniques de sondage, une vieille règle toujours en vigueur prévoit que les grandes enquêtes officielles (le recensement général de la population, les déclarations annuelles des entreprises) s'adressent systématiquement et exhaustivement à la population visée. Il s'agit probablement là d'une application du noble principe d'égalité des citoyens et des justiciables devant l'Etat, mais si l'on y réfléchit un peu, son coût est énorme pour la collectivité. De plus, un calcul sommaire montrerait que, même si la totalité des questionnaires ainsi attendus parvenaient à l'administration chargée de l'enquête, elle n'aurait pas les moyens humains de la traiter, du moins aussi longtemps que ce traitement exigera des moyens manuels.

Quoi de plus frustrant pour le pauvre citoyen s'appliquant à remplir à la main un tel questionnaire que de s'apercevoir qu'il a, en fait, seulement une chance sur vingt, peut-être, d'être lu au moins une fois ?

Il ne lui reste plus qu'à rêver au jour où, avec des moyens électroniques qui existent d'ailleurs dès maintenant, l'information en question pourra être transférée automatiquement depuis les équipements internes de l'entreprise vers ceux de l'administration qui sera alors, enfin, en mesure de les traiter rapidement et de diffuser les résultats globaux, offrant à ceux qui l'ont alimentée le minimum de retour d'information auquel ils peuvent légitimement s'attendre de la part d'un Etat moderne !

Vers un "merchandising" de l'information

Certains ont tendance à considérer que la détention d'une information confère du pouvoir. On a vu parfois des gens s'entretuer pour la possession d'une information, comme le plan d'une mine lointaine ou l'emplacement d'un trésor enfoui ou immergé. Dans de telles situations, la possession du support équivaut à celle de son contenu. Aujourd'hui, à l'époque de la photocopie, du fax et des supports électroniques de l'information, la situation est légèrement différente. L'information se copie et se transporte si facilement que la valeur que l'on peut attacher à sa détention doit s'apprécier de manière différente.

Certaines informations ont un caractère confidentiel. Dans ce cas, c'est la capacité de la conserver confidentielle qui a de la valeur, et cette deuxième valeur doit être au moins égale à la première.

Si, par contre, l'information est publique (ou accessible par ailleurs), il en va différemment. Celui qui cherche à gagner de l'argent en la diffusant, s'expose toujours à rencontrer un concurrent qui, puisant à la même source mais utilisant un moyen technique plus performant, réussit à l'acheminer plus vite et moins cher au même destinataire, de sorte que le coût de mise à disposition des informations non confidentielles semble devoir tendre asymptotiquement vers zéro. On peut même dire que, de plus en plus, le vrai pouvoir résulte moins de la capacité de garder une information confidentielle que dans celui de faire circuler plus vite et moins cher l'information vers le plus grand nombre de destinataires.

Quand il n'existait sur le territoire national qu'une seule chaîne de télévision, il était vital pour le pouvoir de la contrôler. Aujourd'hui, avec l'explosion du nombre des chaînes accessibles au public, l'enjeu est de capter un maximum d'audience, ce qui ne requiert pas du tout le même genre de talents !

Pour schématiser, on pourrait dire qu'en matière de diffusion de l'information, on est progressivement passé de la civilisation du "comptoir des colonies" à celle du "supermarché". Dans le cas du comptoir des colonies, il y a pénurie de l'offre. Les clients font la queue devant l'unique point de vente, n'ont en face d'eux qu'un nombre restreint de produits et doivent, souvent, attendre le prochain arrivage pour être servis. Dans le cas du supermarché, l'offre est excédentaire. Les enseignes rivalisent pour attirer les clients qui poussent leur caddies devant un amoncellement de produits, en ayant l'impression de choisir librement leurs achats, sans se rendre compte que leur comportement statistique est en fait fortement manipulé par les techniques modernes du "merchandising".

C'est la situation actuelle de la bande FM : l'utilisateur choisit parmi une incroyable variété de fréquences. Ici, la sélection ne se fait plus par le prix puisque les émetteurs ne facturent pas leurs services à l'usager : bien au contraire, ils rivalisent de ruse pour capter un maximum d'auditoire par tous les moyens et vont même jusqu'à lui distribuer des cadeaux.

La France malade du Minitel ?

Longtemps masquée à la vue du grand public par la pénétration du Minitel sur le territoire national, la présence de l'administration sur le Web est longtemps demeurée confidentielle.

Certes, nos laboratoires, universités et écoles d'ingénieurs connaissaient Internet depuis l'origine, mais ils ne voulaient y voir qu'un moyen naturel de communication avec leur homologues étrangers. Les formes traditionnelles que constituent le courrier (le "E.mail") et les transferts de fichiers (FTP : File Transfer Protocol) suffisaient à leurs besoins scientifiques.

L'apparition récente du Web, avec sa première ébauche, le gopher, y ont été vécues comme un gadget. L'amélioration ergonomique qu'il apporte ne présente pratiquement aucun intérêt pour les chercheurs, d'autant plus qu'elle s'accompagne d'un inévitable ralentissement du transfert et, surtout, elle comporte en germe un redoutable menace d'invasion par les profanes d'un écosystème sensible, où la gratuité de l'échange et la fluidité de la circulation des informations constituent une véritable religion.

Les autorités administratives nationales, tout occupées à soutenir le Minitel national, avaient réussi à y faire prospérer un bouquet de services, souvent remarquables, et sans équivalent à l'étranger. A titre d'exemple, on peut trouver aujourd'hui sur Minitel, outre le célèbre annuaire téléphonique (le 11), l'ensemble du bottin administratif (Ladoc) , la liste des communes de France, la liste des entreprises (Infogreffe), les textes les plus récents parus au Journal officiel (Joel), l'inscription dans les universités (Ravel), les horaires de transports (SNCF, Horav) ou de spectacles (Offi), pour ne citer que des serveurs "sérieux".

Par contre, les efforts de France Télécom pour mettre en ligne de manière organisée l'offre de services des administrations (qui fait quoi, procédures administrative, formulaires, déclarations, systèmes d'aides) semblent avoir définitivement achoppé sur des difficultés de coordination.

L'une des raisons qui a manifestement gêné l'essor des services Minitel en France - et, aussi, par voie de conséquence, son essor en direction de l'étranger - réside dans les insurmontables problèmes de facturation posés par le reroutage entre services. En effet, chaque service Minitel perçoit une rente proportionnelle à la durée de connexion, qui lui est rétrocédée par l'opérateur de télécommunication, ce dernier faisant son affaire du recouvrement sur l'utilisateur final.

Ce mode de fonctionnement, communément appelé "kiosque", qui débarrasse l'usager de toute formalité d'abonnement, et attire plus facilement le consommateur occasionnel, a incontestablement contribué à l'essor des services disponibles (même si ce ne sont pas toujours ceux que l'on attendait), faisant de notre pays une sorte d'îlot paradisiaque des services télématiques "grand public", que les étrangers viennent toujours contempler avec étonnement et envie.

Mais la médaille a un revers, et les causes même qui ont permis l'essor du Minitel vont bientôt provoquer sa chute. D'abord, le principe de tarification "kiosque", rémunérant chaque fournisseur de service proportionnellement à la durée de la connexion, n'encourage pas celui-ci a proposer le reroutage vers un autre service, pas plus qu'il n'incite à optimiser la vitesse d'accès aux informations utiles. La pratique, bien connue sur le Web sous le nom de "netsurfing", qui est une sorte de zapping permanent sur l'ensemble de services disponibles, n'a pas d'équivalent sur Minitel. Les utilisateurs ont donc tendance à se cantonner parmi un petit nombre de services dont ils finissent par supporter l'ergonomie. Les nouveaux services sont obligés de conquérir leur clientèle à coup d'expédients (campagnes d'affiches tapageuses, promesses de récompenses, recherche de sigles accrocheurs ou situés le plus haut possible dans la liste alphabétique) et les moyens qu'ils sont obligés d'y investir viennent se déduire de ceux qui auraient pu être consacrés à améliorer la qualité du contenu. De temps à autre, tel ou tel exemple navrant vient rappeler à l'opinion, qu'en dehors de quelques grands classiques maintenant bien connus du public, la fréquentation d'un nouveau service est en corrélation directe avec la qualité de la campagne de lancement publicitaire qui l'accompagne, et pratiquement pas avec la qualité intrinsèque de son contenu.

Ainsi, le monde du Minitel tend à s'asphyxier de lui-même, mosaïque de services concurrents cherchant chacun à fidéliser sa propre clientèle au détriment des autres, au contraire du monde du Web où la consultation s'effectue page par page, avec d'incessants changements de serveur au gré de la navigation.

L'arrivée d'un système permettant de facturer les services, non plus à la durée, mais à l'acte, ou à la prestation (commander un article à un vépéciste, se faire livrer une pizza à domicile, obtenir une information payante) ne sauvera pas le Minitel, dans la mesure où le problème posé n'est pas lié au choix d'un mode de consultation, mais à celui de la sécurité des transactions sur un réseau commuté.

On devrait assister progressivement à la possibilité de crypter les transactions, tout au moins la partie qui comporte les éléments d'identification (code de carte bleue, signature électronique) que l'on peut éventuellement matérialiser par l'adjonction au terminal d'un lecteur de carte à mémoire. Un tel système, dont on voit déjà la préfiguration chez de nombreux commerçants, est en cours d'introduction sur certains terminaux vidéotex, mais il est aussi bien envisageable sur un équipement d'accès au Web.

Le problème n'est même pas technique. On sait crypter un message, et même s'accommoder, s'il le faut, des exigences de la sécurité militaire, en déposant les clés de déchiffrage auprès d'un "tiers de confiance". Un tel système existe déjà en matière de cartes de paiements à couverture internationale, et sa transposition au paiement par les réseaux commutés (Minitel ou Internet) n'attend plus que la conclusion d'accords qui dépassent largement notre cadre hexagonal.

La guerre entre Minitel et Internet n'a même plus lieu d'être, dans la mesure où les techniciens ont mis sur pied les interfaces réciproques permettant aux usagers de l'un d'accéder indifféremment aux services de l'autre.

Le portage d'une application fonctionnant en mode vidéotex vers le Web, ou l'inverse, ne posent pas de problème insurmontable, dès lors que la qualité d'un contenu le justifie. L'Ecole des Mines de Paris en a fait une démonstration en portant en moins de quinze jours sur Internet la base de données Formatel qui recense 50 000 stages de formation professionnelle de la région Ile-de-France.

A l'inverse, les filiales spécialisées de France Télécom ont mis au point des systèmes d'émulation permettant de faire apparaître la célèbre petite lucarne du Minitel sur l'écran d'un PC connecté à Internet, ouvrant l'accès à des services qui, sinon, n'auraient aucune notoriété à l'étranger.

Le syndrome "Thery"

Il est symptomatique que le rapport Thery, à l'inverse de tous ses homologues parus à pareille époque dans les principaux pays industrialisés, soit resté cantonné à sa version papier (La Documentation française, 65F), sans qu'ait été envisagée la forme d'un disque CD-ROM ou d'un document électronique téléchargeable (mais était-il vraiment destiné à une large diffusion internationale, ou simplement destiné à rassurer une poignée d'opérateurs français inquiets pour leurs rentes de situation face à Internet ?).

Devenu président de la Cité des Sciences, et de l'Industrie de la Villette, Gérard Thery parle encore, en juin 1996 des "menaces" représentées par Internet, notamment en matière culturelle, du fait que les deux tiers des serveurs se trouvent sur le sol des Etats-Unis.

Ce déficit culturel pourrait bientôt se transformer en "déficit marchand" lorsque les services proposés via Internet s'orienteront vers les consultations payantes et les transactions commerciales (n'est-ce pas là la situation des services Minitel ?). L'abolition de la distance, grâce à Internet, pourrait "effacer" la rente de situation de sociétés telles que les banques ou les sociétés d'édition, si l'obstacle linguistique parvient à être levé.

Lui faisant écho, le ministre chargé des Télécommunications, considère que la France ne peut renoncer à se développer dans ce secteur, rappelant que l'imprimerie, elle-même, avait suscité de grandes craintes à sa naissance, puisque l'on avait même parlé, alors, de menaces pour la paix civile.

Ne pas oublier que le Minitel français actuel apporte aujourd'hui, à l'échelle de l'hexagone, et par avance, une réponse à toutes ces interrogations. Il a atteint une sorte de maturité, permettant même à certains services d'atteindre une rentabilité confortable. L'usager accepte de payer même cher une information dont il a besoin et qu'il sait pouvoir y trouver. Il supporte une ergonomie encore relativement spartiate qui a, au moins, l'avantage de n'être pas menacante pour l'édition traditionnellle.

Une nouvelle économie de l'édition

Il en sera différemment demain, avec Internet et l'apparition des réseaux à large bande.

Même le CD-ROM, la cartouche de film vidéo, ou les chaînes de radio ou de télévision traditionnelles, vont devoir compter avec ce nouveau media, qui offre à l'usager des possibilités de zapping planétaire propres à inquiéter bien des annonceurs.

Comment imaginer la coexistence, par exemple, entre deux circuits de diffusion des oeuvres - le circuit financier de l'édition traditionnelle et le circuit financier de l'édition Internet ?

Le prix que vous payez un document en papier chez votre libraire ou marchand de journaux couvre trois formes de frais :

- les droits d'auteur (création de l'oeuvre),

- les frais d'édition,

- les frais de distribution (impression, transport et mise à disposition).

Avec Internet, il vous est techniquement possible de consulter à l'écran, imprimer ou télécharger des masses gigantesques d'information fraîche, pour le simple prix d'une communication téléphonique locale, et d'un abonnement mensuel à un fournisseur d'accès.

L'économie de la chaîne traditionnelle est bouleversée, car les coûts d'édition et de mise à disposition tendent asymptotiquement vers zéro, au fur et à mesure que la création des oeuvres, elle-même, s'adapte aux nouvelles technologies (par exemple, un auteur moderne aura de plus en plus tendance à créer son oeuvre directement avec un traitement de texte).

Avec le réseau Internet, l'auteur est libre de décider de mettre tout ou partie de son oeuvre à la disposition du public. Il peut même, éventuellement, en restreindre l'accès et interposer un système de facturation. Ses droits intellectuels restent en toute hypothèse préservés par la loi.

Tout ceci laisse entier le problème du financement de la création artistique ; de nouveaux modes de rémunération des auteurs restent à (ré)inventer, où les parts du mécénat et de la mutualisation (système Sacem) prendront inexorablement le pas sur le paiement individuel associé à la consultation.

Le temps des pionniers

Jusqu'en 1995, la plupart des experts français étaient d'avis qu'Internet, avec ses vieux outils de messagerie et de serveurs de fichiers, avait vocation à rester cantonné dans ces milieux de l'université et de la recherche où il avait pris naissance. Confortés par les idées d'un Gérard Théry, ils avaient plutôt tendance à chercher le successeur du système Minitel du côté des réseaux à large bande. L'expression "autoroutes de l'information", évocatrice de techniques très capitalistiques, donc difficiles et impropres à une mise en oeuvre rapide, était bien plus rassurante que le mot "Internet" pratiquement impossible, lui, à traduire en français, mais synonyme de menace immédiate.

Au sein de l'administration française, les sentinelles qui perçurent les premiers signes de l'irrésistible débordement du Web au delà de son milieu originel furent ceux que le hasard des nominations avaient postés dans nos représentations diplomatiques en Amérique du Nord. Pressés par leur environnement local de délivrer une masse d'informations sur la France, sous des formes adaptées aux nouveaux moyens électroniques de transmission de l'information, assaillis par une vague technologique qui se riait des timides tentatives de pénétration locale du Minitel, ils n'allaient pas tarder à prendre l'initiative, dès 1994, de créer des serveurs d'informations sur la France, destinés au public local et hébergés par des serveurs locaux "compréhensifs" : ainsi naquirent les "gophers" de Washington et d'Ottawa, qui restèrent pendant plusieurs mois de braves premiers éclaireurs d'une présence internationale française sur le Web.

Avec le développement des grands outils modernes de navigation - d'abord Mosaic, puis l'incontournable Netscape - la technologie "gopher", mise en oeuvre par nos représentations diplomatiques, se trouva vite obsolète, et le soutien du quai d'Orsay tardant à venir, leur relève fut assurée dans les faits par le site AdmiNet porté par l'Ecole des mines de Paris, qui entreprit dès le début de 1995, sans davantage de mandat officiel, de mettre à la disposition de la communauté Internet un ensemble d'informations de première nécessité (constitution, hymne national, composition du gouvernement, présentation générale de l'organisation administrative et territoriale) et s'imposa immédiatement dans les faits comme le premier grand centre de documentation d'initiative française sur le Web.

Le quai d'Orsay ne pouvait pas abandonner le terrain à une initiative étrangère à son département et décida finalement d'ouvrir son propre site Web, seul moyen de délivrer, sous son propre timbre, une information plus canalisée et mieux ciblée.

Il lui fallut bousculer un siècle de pratiques liées aux valises diplomatiques et aux habitudes du service du chiffre, passer outre à un blocage de principe de la DREE et, enfin, se résigner à passer en pertes et profits les énormes efforts de promotion de sa messagerie vidéotex Francemond.

L'histoire du ministère de la Culture face au Web n'est pas moins édifiante. Par ses nouvelles possibilités dites "multimedia" (texte, image, son), le Web se prête particulièrement bien à la diffusion des oeuvres de l'esprit. C'est ainsi, n'en déplaise au monde de l'édition traditionnelle ! C'est ainsi qu'est née l'Abu, Association des bibliophiles universels, à partir d'une idée du Conservatoire national des arts et métiers (CNAM). Ce fut aussi le cas du site Web aux tableaux du Louvre, splendide réalisation due à Nicolas Pioch, et dont l'idée a été aujourd'hui reprise par le ministère de la Culture. La généralisation à d'autres genres d'oeuvres, comme la musique et le cinéma, ne se heurte techniquement pour l'instant qu'à des problèmes de bande passante.

Si l'impression première qui règne en France - et qu'accréditent volontiers les media nationaux - est celle que la pénétration d'Internet en France est synonyme de pénétration américaine, certains ont voulu tenter d'inverser la proposition pour en faire un instrument de propagation de la culture française vers l'extérieur, au grand soulagement des Canadiens francophones qui commençaient à se sentir un peu seuls. Il convient de saluer ici l'effort particulier de la Délégation générale à la langue française, qui a trouvé sa place sur le media Internet.

Le domaine de l'actualité est également en pleine évolution. Les grandes agences d'information, comme Reuter et l'AFP, n'ont pas pu indéfiniment ignorer le Web. Bien que leur économie financière s'en trouve bouleversée - il est pratiquement impossible, pour des raisons tant matérielles que culturelles d'espérer vendre durablement de l'information sur le Web - elles s'y avancent avec courage, en essayant de trouver une stratégie adaptée : chaque jour, Reuter met gratuitement en ligne des messages d'information sur des thèmes d'intérêt international, tandis que l'AFP, avec plus de réticence, a décidé d'y afficher les résultats sportifs. Il faut dire que ces derniers choix, certes douloureux, étaient pratiquement contraints, sous la menace de l'information spontanée circulant dans les newsgroups et, surtout, dans les listes de diffusion spécialisées.

La presse n'échappe pas davantage à ce mouvement. Après quelques timides expérimentations, appuyées sur leurs suppléments multimédia (Libération, Le Monde), les grands organes d'information s'engagent maintenant en masse sur le Web. L'actualité y gagne, car l'information parvient plus vite, plus fraîche, jusqu'à son destinataire, qui peut lui-même bénéficier d'outils de recherche qu'on ne pouvait pas imaginer dans les traditionnels circuits papier.

Par une sorte de paradoxe, le ministère chargé de l'Education et de la Recherche, qui dispose déjà, au travers de ses nombreux établissements d'enseignement et de recherche, d'une position littéralement dominante sur le réseau Internet - c'est une unité du CNRS qui tient à jour l'annuaire de tous les sites français présents sur le Web - n'avait apparemment pas aperçu au départ le parti qu'il aurait pu en tirer dans sa propre gestion.

Il est vrai que l'entreprise éducative nationale, devenue après la dislocation de l'Armée Rouge la première organisation du monde avec son million d'employés, doit faire face d'abord à des pesanteurs humaines, et n'a pas encore éliminé les séquelles d'une première expérimentation malheureuse (le plan "Informatique pour tous" avait coûté à l'époque un milliard de francs).

Une autre raison tient au fait que les chercheurs savent qu'ils disposent depuis vingt ans, grâce à l'interconnexion de "leurs" machines, d'un merveilleux moyen de communiquer entre eux, extraordinairement économique - finalement assez fiable - et permettant de jongler facilement avec les problèmes de langues et de fuseaux horaires (il y a une certaine analogie avec le rôle joué par le téléx, puis par le fax pour les entreprises). Ils redoutent, plus que tout, de voir arriver des cohortes de nouveaux arrivants, qui vont encombrer le réseau avec des services d'une nature différente, à vocation ludique ou marchande, et vont chercher à y installer des systèmes de péage : finie la tranquillité !

Pourtant, cette lourde machine éducative aurait beaucoup à gagner de l'utilisation d'un réseau de ce genre : pour la diffusion des circulaires dans les académies, pour la diffusion des matériaux et outils pédagogiques - même si cette perspective n'enchante guère le "lobby" des éditeurs scolaires - mais c'est aussi un moyen de faire rayonner la culture française et de l'aider à retrouver la vaste zone d'influence qu'elle eut jadis au siècle des lumières.

L'apparition du ministère chargé de l'Education sur Internet sous la forme moderne du Web (pages en langage HTML) date seulement de 1995, et ne fut pas une affaire simple. Aujourd'hui encore, cette présence n'est pas unifiée.

Une première démarche, initiée par les services de communication, donnait naissance à un service "mesr" donnant une présentation générale du ministère (URL : http://www.mesr.fr/).

De son côté, la Direction de l'évaluation et de la prospective, soucieuse de faire connaître ses travaux - d'ailleurs remarquables et de diffusion gratuite - à son auditoire international, décidait de les mettre en ligne avec des moyens réduits sur un site de l'Ecole des mines (URL : http://www.cri.ensmp.fr/dep/).

Enfin, le plus récent, Edutel, serveur plus généraliste, essaie d'organiser et structurer l'arrivée du gros des troupes (URL : http://www.edutel.fr/).

Le jardin à la française

Dans un premier temps, les plus hautes autorités officielles de notre pays se sont senties à l'abri du déferlement d'Internet, bien abritées par cette sorte de "ligne Maginot" que constituait, pour elles, son parc de 7 millions de Minitel et la multitude de services d'envergure hexagonale qui avaient réussi à y prospérer.

Comme toujours en matière militaire, ce dispositif défensif s'accompagnait d'une intense activité de propagande, visant à diaboliser l'Internet aux yeux du public français, au demeurant peu euclin à se tourner vers un outil à dominante culturelle anglo-saxonne. Plusieurs grands responsables d'administrations centrales n'avaient même pas craint d'affirmer que, eux vivants, jamais leurs services n'iraient côtoyer sur Internet cette faune cosmopolite, jugée au mieux insouciante et incontrôlable et, au pire, dangereuse pour la morale et l'ordre public.

Ces interdictions n'ont pas manqué de produire effet, retardant dans un premier temps l'arrivée des administrations correspondantes sur le Web, mais sans pouvoir empêcher qu'une floraison d'initiatives ne viennent contourner les interdictions via la périphérie, et que n'apparaissent sur des serveurs étrangers, ou mal contrôlés, des morceaux entiers de services, offrant les informations les plus indispensables sous les formes apparemment les plus anarchiques : c'est ainsi qu'en 1995, on pouvait trouver des horaires SNCF sur un serveur suisse, ou qu'une recherche sur les vins de Bordeaux vous conduisait immanquablement en Californie où l'on vous proposait, en échange de votre numéro de Carte Bleue de vous en expédier une caisse de qualité garantie équivalente à celle de la région d'origine. Nos grands hommes politiques ne s'exprimaient pas sur Internet, mais on y trouvait néanmoins leurs discours ... dès lors qu'ils avaient été prononcés à l'étranger devant un auditoire habitué à les traiter de cette manière.

Un admirateur chinois du Général de Gaulle se serait désespéré de ne trouver en ligne que deux biographies rédigées en anglais disponibles sur des serveurs américains. Les nouvelles démocraties nées, à l'Est, de l'écroulement du bloc soviétique, et cherchant pour reconstruire leur Etat des modèles de textes fondamentaux renonçaient à prendre modèle sur la France, faute de trouver via le réseau le matériau correspondant.

Ce n'est qu'au printemps de l'année 1996, après une patiente campagne de persuasion engagée par François Fillon auprès de ses collègues du gouvernement que notre haute administration - c'est à dire, en fait, les services du Premier ministre - se décidait, finalement convaincue de l'impossibilité d'empêcher ce mouvement, d'édicter un texte pour l'encadrer, tel le jardinier royal décidant de transformer la broussaille originelle en un "jardin à la française".

C'est ainsi qu'on vit fleurir un jour, au Journal officiel de la République Française, la circulaire du 15 mai 1996 relative "à la communication, à l'information et à la documentation des services de l'Etat sur les nouveaux réseaux de télécommunications", cette longue périphrase étant une manière d'introduire le mot "Internet", qui va apparaître pour la première fois dans le corps d'un texte officiel.

Cette circulaire, historique donc, énonce quelques grands principes :

AdmiNet et la Documentation française

AdmiNet est l'archétype du service d'information virtuel. Son histoire, qui mériterait d'être un jour racontée, est devenue inséparable de celle de l'Internet français. Comme on l'a vu plus haut, il a été créé au début de 1995 pour soutenir les efforts, jusque-là diffus, de nos représentations diplomatiques à l'étranger et, de ce fait, il n'a cessé de rester tourné vers l'international, où il jouit aujourd'hui d'une solide réputation (une centaine de références prestigieuses, jusque dans l'hémisphère sud, où il resta l'un des rares canaux de communication actifs pendant la reprise des essais nucléaires de Mururoa) indifférents aux bruits du microcosme parisien.

AdmiNet n'est pas un service officiel ; ce n'est pas non plus une structure, ni une marque commerciale. C'est seulement une idée, un concept virtuel, un ensemble de pages d'information articulées entre elles et avec le reste du réseau Internet.

AdmiNet ne gagne aucun argent. Ce qu'il vous offre est gratuit, et pourtant il rend de grands services, il fait partie de l'environnement normal du réseau. On s'attend toujours à le trouver au détour d'une page de références sur le Web, et si d'aventure son accès est interrompu, comme c'est arrivé déjà une fois, une foule cosmopolite se lève pour réclamer qu'on le rétablisse.

Il est une sorte d'homologue du guide des services, que l'on trouve sur le Minitel, mais il offre beaucoup plus, outre les avantages ergonomiques du Web, puisque lorsqu'un document y est mentionné, on peut généralement, d'un simple clic de souris, aller le consulter en ligne, et tout aussi facilement le télécharger en cas de besoin.

AdmiNet a, en effet, pour principe de ne diffuser que des documents publics, libres de tout droit d'auteur ou de copyright. A ce titre, il reçoit des contributions variées d'auteurs les plus divers ou de correspondants bénévoles qui trouvent avantage à ce que l'information qu'ifs détiennent, ou qu'ils ont eux même créée, soit diffusée le plus immédiatement et plus largement possible. Ce fut même le cas de Monsieur le ministre Fillon, qui n'avait pas encore ouvert son propre service, mais qui voulait faire savoir à toute la planète que, par une décision historique du gouvernement français, chaque citoyen aurait bientôt un accès libre et égal à Internet pour un prix modique et uniforme sur tout le territoire métropolitain : l'équivalent moderne de la poule au pot d'Henri IV, en somme.

Pour beaucoup, AdmiNet reste une énigme par sa vitesse de réaction et sa capacité de s'adapter, jour après jour, aux évolutions du réseau, qui n'ont pas d'équivalent de ce côté de l'Atlantique. Derrière son aspect extérieur un peu spartiate se cache, en effet, un redoutable tour de force technologique, dont les secrets sont à rechercher dans le savoir faire de l'Ecole des mines de Paris.

L'existence d'AdmiNet, site d'initiative spontanée, n'allait pas manquer de poser un formidable problème à la Documentation française, service officiel relevant du Premier ministre qui est normalement chargé, en vertu des textes, d'assurer de manière centralisée et contrôlée ce genre de service à l'échelon national, et qui dispose de moyens publics importants pour y parvenir.

Sous l'impulsion de Martine Viallet, nommée à la fin de 1995 à la tête de la Documentation française et assistée d'une équipe à la fois jeune et expérimentée, la vénérable institution, qui venait de fêter son cinquantenaire, allait relever le défi d'ouvrir enfin son propre site sur Internet en un temps record, avant la fin de 1996. Son nouveau service, baptisé "admiFrance" s'appuie, en fait, sur un longue expérience de mise en ligne de banques de données sur l'administration, qu'il s'agisse d'Admitel ou de Doctel (devenu dernièrement Ladoc).

Bénéficiant, par ailleurs, d'une réputation méritée de sérieux et de professionnalisme, la Documentation française devrait assez rapidement reconquérir le terrain qu'AdmiNet avait occupé, au moins en ce qui concerne l'information en provenance des différentes administrations nationales, et en complément des sites propres que chaque département ministériel aura dû ouvrir d'ici la fin de 1997.

Vers la cyber-administration

Il est impossible d'évoquer l'histoire récente de la modernisation de l'appareil d'Etat sans mentionner le Comité interministériel pour l'informatique et la bureautique dans l'administration (CIIBA). De 1984 à 1995, date à laquelle où il fut dissous, ce comité a joué un rôle essentiel, tant dans les ministères qu'au plan interministériel, pour accélérer l'informatisation des administrations, la prise en compte des technologies émergentes, le service rendu aux usagers. Pendant cette période, son secrétaire général, Jean-Paul Baquiast, et son équipe de chargés de mission ne ménagèrent pas leurs efforts auprès des nombreux Premiers ministres qui se succédèrent à la présidence du CIIBA.

Vue de l'intérieur, l'évolution sembla malheureusement trop lente. Le maintien d'un fort cloisonnement entre services, notamment, ne permit pas le développement de la communication électronique de documents qui aurait été le signe tangible du changement d'état d'esprit face aux nouvelles technologies. Les pesanteurs administratives pèsent encore trop lourd sur l'ardeur pionnière des innovateurs.

Après la suppression du CIIBA, Jean-Paul Baquiast se trouve plus libre de s'exprimer. Dans un premier temps, il rédige un ouvrage, préfacé par Alain Bensoussan, alors président de l'Inria, intitulé Les administrations et les autoroutes de l'information (Editions d'organisation, coll. services publics) dans lequel il présente à un large public les possibilités offertes par ces techniques au service de la modernisation administrative.

Dans un second temps, initié au monde Internet par les ingénieurs de l'école des mines de Paris, il devient le premier énarque "branché", crée une cyber-association, Admiroutes, qui ouvre son propre site, afin d'y publier des réflexions "citoyennes" - c'est-à-dire n'engageant pas officiellement les administrations, sur ces mêmes thèmes (adresse URL : http://www.admiroutes.asso.fr).

Enrichi sans cesse d'initiatives, de réflexions, de forums, de contributions de toute nature, Admiroutes, qui vogue désormais de conserve avec AdmiNet, va-t-il devenir le creuset virtuel dans lequel se forgera l'administration française du prochain millénaire ?

flustes


Notes en bas de page :

(*) Extrait du Rapport final du Comité consultatif sur l'autoroute de l'information (Canada).

(1) Notre administration des finances fait heureusement exception : soucieuse sans doute de ne pas ajouter à l'exaspération engendrée par la montée de la ponction fiscale, elle déploie de véritables trésors d'imagination pour faciliter l'intelligibilité de ses imprimés.

Bibliographie

[1] Les administrations et les autoroutes de l'information. Vers la cyberadmistration. Stratégies et pratiques. par Jean-Paul Baquiast - Editions d'organisation, coll. Services Publics 1996,
URL : http://www.admiroutes.asso.fr/action/sitedito/livre/baquiast/autorout/index.htm

[2]"Documents & Civilisation" , Hachette - ISBN .01.000932.0

[3] Les aspects économiques de l'industrie de l'information, par Lydia Merigot de La Documentation française, 1995.
URL : http://iep.univ-lyon2.fr/gfii/econo.html

[4] Faut-il avoir peur d'Internet? Défis sur Internet, par Philippe Douste-Blazy, ministre de la Culture (paru dans le journal Le Monde, 9 février 1996, p. 13).
URL : http://web.culture.fr/culture/actual/defis.htm

[5] "Internet existe, la France doit être dessus", interview de François Fillon, ministre délégué, chargé des nouvelles technologies de l'information et de la comunication (Interview parue le 3 novembre 1995 dans le Journal Libération, par Laurent Mauriac et Luc Vachez. URL : http://www.netfrance.com/Libe/arc_mult/4498m007.html

[6] Les labyrinthes de l'information, Jacques Attali - paru dans le journal Le Monde, Jeudi 9 novembre 1995, p.18.
URL : http://www.synec-doc.be/doc/attali.htm

[7] Télécommunications et nouvelles technologies de la communication : un défi majeur pour la francophonie (RFI-MFI). par Valérie GAS (liste de diffusion Edufrançais), 13 décembre 1995.
URL : http://www.adminet.com/min/ind/cotonou.14Dec

[8] Le rôle du WWW dans la stratégie française sur les "Autoroutes de l'Information" par Didier Lombard, Directeur général des stratégies industrielles au ministère de l'Industrie (Lancement de la branche européenne du consortium W3 - Synthèse de la journée du 2 novembre 1995 à Paris).
URL : http://www.inria.fr/Actualites/synthese11-fra.html

[9] Les PME-PMI et les Autoroutes de l'Information, étude de la DREE - Novembre 1995 - par Philippe Colombani, Pascal Bourbon, Pascal Lavallée et Robin Noels ;
URL : http://admi.net/industrie/chicago/

[10] Evolutions de l'Internet : ne soyons pas naïfs, par Bruno Mannoni, (Liste de diffusion Edufrançais - 2 octobre 1995)
URL : http://admi.net/industrie/mannoni.3Oct

[11] Annexe IV - Rapport minoritaire soumis par Jean-Claude Parrot,

Comité consultatif sur l'autoroute de l'information - Canada - 28 juillet 1995 ;
URL : http://www.ic.gc.ca/info-highway/final.report/fra/app4.html

[12] Circulaire du 15 mai 1996 relative à la communication, à l'information et à la documentation des services de l'Etat sur les nouveaux réseaux de télécommunication ; URL : http://"admi.net/jo/PRMX9601516C.html

[13] Le site AdmiNet est à nouveau en ligne -par David Dufresne -
article paru le 15 mars 1996 dans le Supplément multimédia du Journal Libération
URL : http://www.netfrance.com/Libe/arc_mult/4609m002.html

[14] La Documentation Française a 50 ans (1945-1995)
URL : http://www.admifrance.fr/

[15] Marianne flirte avec Internet - Supplément multimedia du journal Le Monde, 19-20 mai 1996
URL : http://lemonde.globeonline.com/multimedia/sem2196/textes/enq21961.html


Encadrés

La transmission des ordres royaux

Nous donnons ordre, par ces présentes lettres, à tous les fonctionnaires, présents et à venir, qu'ils fassent crier et publier solennellement notre présente ordonnance, dans tous les lieux où il est coutume de faire cris et publications. Qu'ils la fassent tenir, garder et accomplir et que ce soit chose ferme et solide pour toujours. Nous avons fait mettre notre sceau à ces lettres. Par le Roi en son conseil.

Ordonnance royale de 1347 Le serment des messagers au XVème siècle

Vous jurez devant notre Créateur et les Saints Evangiles, que vous servirez bien et loyalement le Roi en cet office de messager. Que vous ferez bonne diligence de porter les lettres qui vous seront confiées et le plus promptement que vous pourrez et que vous en rapporterez réponse le plus tôt que faire se pourra, sans prendre autre charge ou commission que celle qui vous sera demandée. Que vous ne prendrez aucune somme d'argent ou autres dons en dehors de ce qui vous revient et que vous ne prendrez aucun délai autre que celui qui sera convenu en votre commission sous peine de privation de votre office.

Nouvelles foires de Champagne (XIIIème siècle)

Le messager de la Mercanzia (association des marchands siennois) n'est pas encore arrivé. Puisse Dieu nous le conduire porteur de bonnes nouvelles, car il a déjà passé beaucoup trop de temps en chemin. Quand il sera ici et que j'en aurai lu les lettres que vous nous avez envoyées par son intermédiaire, je mettrai toute mon activité à faire ce que vous m'indiquerez.

Lenteur du courrier

De Gênes à Prato (Italie) : les deux villes sont distantes d'environ 200 km. Gênes, 23 mai 1393.

Au nom de Dieu. Nous vous avons écrit tout ce qu'il fallait ces jours-ci ; la dernière lettre était du 21 avril. Vous l'avez reçue et y avez répondu. Aussi, aujourd'hui, nous avons trois de vos lettres écrites le 12, le 15 et le 17 mai, et par la présente nous répondrons...

En bref

Le messager est un personnage important, fort bien payé par son maître ; il est chargé de transmettre les ordres ; mais peut également parler au nom de celui qui l'envoie.

Le messager à cheval ou "chevaucheur" parcourt 30 à 40 km par jour.

Les routes ne sont pas sûres, et le messager à pied ou le chevaucheur sont assez souvent dépouillés de leurs lettres et de leur argent par des bandits ou des ennemis de leur maître.

A la fin du Moyen Age, le roi de France compte environ 3 semaines pour que les sujets du royaume connaissent les ordres qu'il a donnés : passé ce délai, toute infraction peut être punie.

Les lettres personnelles sont souvent écrites sur du papier à partir du XIIème siècle. Elles sont pliées en quatre et fermées au moyen d'une bandelette de parchemin dont les extrémités se rejoignent pour recevoir le sceau. Il est donc impossible de les ouvrir sans briser la cire.