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« Les fonctionnaires font carrière à l'ancienneté. »

À mon camarade X, surnuméraire des PTT.
« Si quelqu'un t'affirme que le travail, l'intelligence,
le zèle et la bonne conduite suffisent,
dans les administrations, pour "arriver",
ne l'écoute pas, mon ami : c'est un blagueur. »
Albert Cim,
Bureaux et bureaucrates, 1909

Les carrières des fonctionnaires sont organisées selon deux principes qui se combinent dans des proportions variables : l'avancement à l'ancienneté, à l'intérieur d'un même grade (niveau hiérarchique dans un corps), et l'avancement au choix pour passer d'un grade à l'autre sur la base de l'appréciation portée par le supérieur hiérarchique. Le passage à un corps supérieur implique dans la plupart des cas la réussite à un concours interne. La carrière des fonctionnaires n'est donc pas aussi tracée qu'on le croit généralement. Les avancements à l'ancienneté ne jouent que sur une plage relativement réduite d'échelons. La vraie question aujourd'hui est surtout de savoir comment organiser l'avancement au choix, c'est-à-dire selon le mérite individuel de chaque fonctionnaire. Deux questions sont alors soulevées.

La première tient au fait que les propositions d'avancement sont examinées dans chaque ministère par les commissions administratives paritaires, où siègent les représentants de la direction et les représentants élus des syndicats du personnel.

L'organisation du tableau d'avancement fait donc l'objet d'une négociation qui doit prendre en considération dans chaque cas les intérêts du ou des services, l'ancienneté des candidats considérés comme ayant un mérite égal et les possibilités d'avancement définies par le nombre de postes disponibles. Autant l'ancienneté ne règle pas tout, autant le mérite d'un candidat ne lui ouvre pas nécessairement tout de suite la voie de la promotion. Le facteur de blocage le plus important reste l'engorgement des carrières pour une classe d'âge, ce qui renforce mécaniquement l'ancienneté par rapport aux états de service.

Une seconde contrainte est liée à la nature de l'évaluation par le supérieur hiérarchique. Celle-ci se traduit par une notation annuelle, aujourd'hui souvent accompagnée d'un entretien. La procédure de la notation est maintenant très critiquée car elle s'est sclérosée : afin de ne pas provoquer de conflit, les cadres limitent l'amplitude des notes, les différences se mesurant en quart de point, voire en dixième. Des normes informelles ont vite exigé qu'un fonctionnaire atteigne d'office 18,75 ou 19,5 sur 20, du moins si on ne veut pas le pénaliser, d'autant plus que la notation est encadrée par des notes-barêmes calées sur l'ancienneté. À la note chiffrée s'adjoint une appréciation écrite, souvent rédigée de manière elliptique et codée, ce qui permet de définir des catégories d'agents sans avoir à prendre position quant à la qualité professionnelle de chaque individu : un « agent appliqué et consciencieux » est généralement un bureaucrate tatillon sans grande
envergure.
Face à la dérive de ces pratiques, souvent due au fait que les cadres cherchent à éviter la gestion des ressources humaines, on a développé des procédures
d'évaluation individuelle plus fines, reposant sur des entretiens réguliers, et même, pour les cadres, sur une « contractualisation » venant préciser les missions, les moyens et les critères d'appréciation des résultats. L'évaluation des « performances » est néanmoins un exercice délicat qui demande un certain savoir-faire et qui peut être potentiellement déstabilisateur, autant pour les agents que pour la hiérarchie elle-même. La définition des critères d'évaluation doit être en effet rigoureuse et raisonnable. La recherche d'un suivi qualitatif peut très vite se transformer en exercice bureaucratique supplémentaire, les critères d'appréciation devenant purement formels (ratios, rapports d'activité innombrables, etc.) ou laissant trop de place à l'improvisation (on change d'objectif prioritaire tous les deux ans, on réduit les crédits en cours d'année, etc.). Cette régularité est évidemment difficile à obtenir dans un univers professionnel qui dépend étroitement des demandes politiques et dans lequel les critères quantitatifs ne signifient pas grand-chose quant à la qualité du service : traiter plus de dossiers par mois peut être le signe d'une « productivité » supérieure, mais si cela se traduit par une explosion des contentieux quelques années plus tard, c'est surtout le signe d'un travail bâclé. Au reste, la définition de critères de « performance » conduit souvent les agents, comme on a pu le constater aux États-Unis ou au Canada, à se conformer aux normes de productivité en sacrifiant d'autres activités, y compris le travail d'écoute des usagers.

Une autre difficulté de l'évaluation tient à ce qu'elle joue dans les deux sens, les évaluateurs étant eux-mêmes dans l'obligation de jouer le jeu : respecter les engagements au moins à moyen terme et démontrer une certaine autorité morale. L'évaluation est un bon mécanisme si elle remonte et implique toute la chaîne hiérarchique, l'évaluateur devant être également évalué. Or, la nature politique des cabinets ministériels et des directions d'administration centrale met un point final à l'exercice, plaçant les chefs de service dans une position inconfortable. Les systèmes intégrés d'évaluation n'ont pu être vraiment mis en place, et encore avec bien des difficultés, que dans les pays (notamment aux États-Unis) où le personnel politique lui-même était contraint de rendre des comptes sur la qualité de la gestion publique et sur son comportement personnel (principe d'accountability).

Le moyen le plus rapide pour un fonctionnaire d'atteindre un niveau de responsabilité supérieur est de passer un concours interne qui permette de changer de catégorie. La question des concours internes n'est cependant pas dissociable de la question des concours externes. La demande pour entrer dans la fonction publique reste très forte, malgré toutes les critiques qu'on peut lui adresser : en 1997, le rapport entre le nombre d'admis aux concours externes et l'ensemble des candidats présents aux épreuves était de 16, ce rapport ayant grimpé depuis 1993, et cela, malgré l'augmentation du nombre de postes offerts, le nombre annuel des candidats passant de 465 000 à 641 000. Pour la catégorie B, le taux de sélectivité atteint presque 46, contre 24 pour la catégorie C et 9,6 pour la catégorie A. L'effet du chômage est évidemment très sensible sur ces fluctuations, car dans les années cinquante ou soixante on avait dû annuler des concours faute d'un nombre
suffisant de candidats.

Cette demande de fonction publique entraîne une disproportion du nombre des candidats ayant des diplômes bien supérieurs à ceux que l'on exige pour entrer dans chaque catégorie. Il est fréquent de voir des candidats à des concours de catégorie B (niveau Bac) et même de catégorie C (niveau brevet) détenteurs d'une maîtrise, surtout lorsqu'il s'agit d'entrer dans un secteur offrant des perspectives de carrière intéressantes, comme les Finances. Lorsque l'on dénombre pour 1997 plus de 44 000 candidats pour 770 postes d'agents de recouvrement du Trésor (soit 1 poste pour 57 candidats), on comprend que la situation soit propice aux sur-diplômés. L'incitation est donc forte à passer un concours de niveau inférieur afin d'augmenter ses chances, quitte ensuite à rechercher une promotion par les concours internes.
C'est là que le bât blesse, car les concours internes ne peuvent plus assurer de ce fait leur fonction de mobilité ascendante. Les sur-diplômés se déplaisent assez vite dans la situation professionnelle qui leur est offerte, ou bien définissent à l'avance des stratégies de carrière et cherchent à changer de corps, ce qui bouleverse en permanence la gestion du personnel et décourage les fonctionnaires arrivés « normalement » au sommet de leur parcours professionnel et qui ne peuvent pas les concurrencer dans les concours internes. En 1997, le tiers seulement des candidats admis aux concours internes de la catégorie A provenaient des catégories B ou C. Cela confirme un phénomène plus général qui explique bien des conflits dans le secteur public : le grippage des mécanismes permettant à la fonction publique d'assurer une mobilité sociale ascendante. L'effet cumulé des demandes d'emplois dans la fonction publique et des stratégies individuelles soumet la politique de
gestion des ressources humaines à de fortes contraintes.

Cette situation appelle une réflexion sur la nature des épreuves organisées pour les concours internes et les concours externes, les premiers ne favorisant pas suffisamment le savoir-faire et l'expérience, les seconds ayant trop de poids sur la carrière des futurs fonctionnaires. Réussir un concours prestigieux comme celui de l'ENA ou de Normale sup conditionne irrémédiablement l'avenir professionnel, quel que soit le niveau d'investissement personnel ultérieur. Cet effet de « cliquet » est redoutable car il fige les situations acquises à 25 ans. À l'inverse, il est assez triste de voir des fonctionnaires de 40 ans ou plus devoir « bachoter » pour passer un concours interne alors même qu'ils ont pu accumuler une solide connaissance du travail administratif. Le modèle de réussite reste encore trop calqué sur le modèle du succès universitaire.

 

 

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(Last update : Thu, Oct 13, 2016)