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Les couloirs administratifs, par Jean VAUVILLIERSin "la revue administrative" mai-juin 1993 |
Pas de bureau sans couloir. : le couloir joue un rôle capital dans le quotidien d'un bureaucrate, c'est un monde qui a sa vie propre, qui exerce une influence sur les esprits, qui appartient à la comédie administrative. Il fait les couloirs, il est toujours dans les couloirs, l'expression est fréquente dans le langage des bureaux : le couloir (ou le corridor, la galerie) (1) est chose complexe, difficile à saisir : c'est un fait psychologique massif ; on ne comprend bien son couloir qu'au bout d'un certain temps, la prise de possession, l'imprégnation sont longues (2). Cherchons à explorer ce monde particulier, symbolique, du couloir administratif.
Procédons, suivant des méthodes traditionnelles, par des dénombrements : chaque ministère est différent en ce domaine (3), et il y a toujours un écart considérable entre le couloir du cabinet ou le couloir du directeur général, propre, silencieux, ordonné, feutré - et les couloirs des services les plus éloignés, ou placés sous les toits... (4) Le couloir mérite une description attentive. Considérons d'abord le plancher : là la moquette épaisse, silencieuse, ici l'affreux linoléum d'autrefois, là le carreau de faïence ou la mosaïque des couloirs d'anciens hôtels (5), ici le parquet ciré qui crie à chaque pas... N'oublions pas la lumière : il y a des couloirs sombres, éclairés au néon en plein jour, des couloirs avec verrière, au dernier étage, des couloirs avec des fenêtres lumineuses, et des embrasures où causer tranquillement. Autre élément capital : certains couloirs sont encombrés d'armoires, remplies d'archives en déshérence, de vieux meubles cassés, des piles de dossiers "à mettre au pilon" ils reflètent le désordre et le laisser aller administratif (les patrons n'y passent jamais), d'autres sont d'une propreté méticuleuse, quasi-conventuelle.
Les couleurs sont aussi très diverses : certains couloirs sont peints en brun chocolat, ou vert sale, d'autres ont parfois gardé des boiseries ; mais parfois on trouve les couleurs les plus violentes (6). Dernière différence : l'ascenseur. Il y des couloirs à ascenseur unique, où presque ce arrivée ou départ se sait et les couloirs à double ou triple ascenseurs, qui permettent des évasions discrètes (7).
Le monde des couloirs est un monde quasi invisible, qu'on oublie de voir : chaque couloir a ses caractères propres, son degré de propreté ou de négligence, de désordre (8), sa qualité de silence ou son système de bruits (le silence des couloirs est impressionnant les dimanches de "permanence", on se croit dans un autre univers) son degré d'inimitié (il y a des couloirs "de couvent", par exemple rue Oudinot, d'autres sont pleins de détours et de portes, d'escaliers dérobés dans les hôtels du XVIIe siècle) (9). Chaque ministère se distingue au fond par des couloirs (il y les couloirs des chambres de bonnes d'autrefois, dans tel hôtel, les couloirs "au-dessus de l'écurie" - et les couloirs circulaires des tours) ; on devrait établir une géographie des couloirs des ministères (10) - il suffirait de se souvenir de tous les couloirs qu'on a connus depuis sa première préfecture, son premier ministère, mais les moeurs administratives ont bien changé depuis vingt ans (11) .
Le couloir joue un grand rôle dans la vie du fonctionnaire :on perd beaucoup de temps dans les couloirs, en diplomatie de couloir. Changer de couloir, pour certains, pou changer d'étage, c'est une révolution. On s'approprie le couloir où l'on vit ("mon couloir", "les gens de mon couloir") : un fonctionnaire a son bureau et son couloir, la coque où l'on se tient tranquille, à l'abri, et la coursive, le lieu de liberté, là où on peut bavarder, papoter (12), perdre son temps, apprendre la dernière rumeur (les bruits de couloir ou les ragots de couloir),là où on trouve X que l'on n'avait pas revu depuis des années... Il y a celui qu'on ne voit jamais dans les couloirs, qui se terre dans son bureau, et celui qu'on voit toujours dans les couloirs ("on ne voit que lui, il y passe sa vie"). Dans certains ministères existe une vie de couloir avec ses petits événements, ses difficultés que connaissent bien les huissiers (le bureau 4 ne peut pas voir le bureau 7, M. X est toujours fourré au 14) ; par la force des choses, le couloir est le domaine des huissiers qui voient tout (ils n'ont pas de vrai bureau, ils savent fort bien ce que fait X ou Y). Cette vie de couloir est souvent plus importante que l'on ne croit ("je regrette mon ancien couloir, ici tout est désert, personne se parle"); il y a des couloirs où ne loge aucun patron, où l'on est tranquille, d'autres où le chef de bureau a toujours sa porte ouverte, où sa secrétaire fait la police -, des couloirs silencieux où ne passe aucun étranger, d'autres, à la direction du personnel, où quelques chaises misérables attendent les solliciteurs de province-, des couloirs où l'on s'attroupe vers 10 heures autour d'un distributeur de café ou de gâteaux, où l'on npasse volontiers d'un bureau à l'autre, d'autres qui ne s'animent qu'aux heures d'entrée et de sortie. D'un ministère à l'autre, la vie d'un couloir est très variable : dans certains d'allure feutrée, "l'on se croit au couvent", le silence est de rigueur, personne ne discute, ne chahute, on n'entend jamais de sonneries de téléphone
Un couloir joue un certain rôle dans une carrière : on débute à un bout du couloir, on monte en grade, on occupe l'autre bout, le bureau du chef, ou bien l'on change d'étage, on rejoint des couloirs plus nobles, plus propres, plus spacieux, plus silencieux : faire carrière, c'est moins changer de bureau que changer de bout de couloir, ou de couloir. Le temps passe sans qu'on s'en aperçoive : comme dit à peu près Maupassant, on entre, jeune à un bout du couloir, vingt ans après, sa jeunesse écoulée, on a les cheveux gris, on est à l'autre bout du même couloir - et on n'a plus guère envie de bavarder dans les couloirs.
Le couloir est un lieu chargé de symboles : souvent il est hostile, anxiogène (certains détestent tels couloirs inquiétants, malodorants, sombres, étouffants, misérables) on en rêve presque la nuit (le couloir est un thème cher à Bachelard : il y a des couloirs sans fin, des couloirs coudés, qui ne vont nulle part, des couloirs sous les toits, près du ciel, de palais imaginaires). Un couloir peut être chose dangereuse : on y voit ceux qu'on ne veut pas voir, tel chef de bureau, tel camarade, tel importun, il vaut mieux ne pas aller dans le couloir du directeur, ou du cabinet, on peut faire des rencontres fâcheuses, on risque de se voir coller tel dossier ("... Cher ami, puisque je vous vois..."). Parfois, dans les couloirs éclatent des scènes brèves, à demi-publiques, on se chamaille, on hausse la voix, les portes s'entrouvrent, parfois, dans tel ministère, au fond du couloir on entend les cris du fou-qui-est-seul au bureau des "archives"...
Le couloir, c'est aussi - bon gré mal gré - l'habitude, ou la servitude du métier : on prend toujours le même bout du couloir, on suit le même côté, on sait presque le nombre de pas qui conduit à la porte de son bureau, où l'on s'arrête mécaniquement (parfois, on se trompe de temps à autre, on s'arrête à la porte d'un bureau que l'on occupait il y a x années, on est "revenu en arrière" machinalement). Le temps conduit l'administrateur : les couloirs sont habités par la mémoire des disparus, les images imperceptibles abondent parfois ("ici, c'est le bureau d'X, j'ouvrais toujours sa porte pour lui dire bonjour, là le bureau d'un chef où je n'allais qu'en tremblant, j'attendais plusieurs minutes avant d'entrer, là il y avait une secrétaire magnifique - qu'était-elle donc devenue ?") : les souvenirs défilent, il y eut tel incident (X a giflé Z, Y a refusé de serrer la main de tel inspecteur général). Le couloir est un singulier lieu de mémoire (13). - mais aujourd'hui la vie administrative est tout autre ('"Je suis le plus ancien du couloir", ce qui veut dire : le plus ancien du service), les moeurs changent, les bruits sont différents (14). Pour certains, un couloir nourrit le discours intérieur, on ne voit plus le couloir, on se souvient, c'est parfois chose mélancolique : le couloir, c'est le dehors du bureau, on s'en souvient parfois beaucoup mieux qu'on occupa jadis (il est vrai qu'il y a des couloirs qu'on n'a jamais explorés jusqu'au bout, qu'on a laissés inachevés...).
Le couloir est un singulier reflet de cet invisible quotidien qui entoure la bureaucratie (on ne voit pas le couloir, pas plus qu'on ne voit sas secrétaire). Pour certains, le couloir est presque une petite patrie (il y a parfois un esprit de couloir, surtout quand il se confond avec une sous-direction, une division) (15). L'ethnographie administrative devrait étudiée par le détail ces particularismes, ces microclimats, ou cet esprit de clan marqué par le couloir, et les pratiques administratives qui y sont liées (16) : les relations entre bureaucrates obéissent à des rites assez compliqués (le couloir marque un territoire); on s'installe de son mieux dans son domaine, dans une durée familière apprivoisée (17) - mais celui qui n'est pas bureaucrate a beaucoup de peine à comprendre un tel enracinement (18) .
J.V.
(2) Un couloir, c'est du temps qui s'écoule.
(3) Rappelons qu'il y a des "maisons" sans couloirs (par exemple des membres d'un corps qui n'ont pas de bureau, ainsi au Conseil d'Etat, - mais il y a la bibliothèque).
(4) Ainsi à l'hôtel du ministre du Travail, rue de Grenelle.
(5) Ainsi aux Affaires étrangères, rue La Pérouse.
(6) Rappelons les couloirs bétonnés de la nouvelle ENA, et du ministère des Finances à Bercy.
(7) Peut-être faut-il rappeler d'autres éléments : les décorations de certains couloirs (ainsi les portraits des anciens ministres des Affaires étrangères), ou encore ces portes pare-feu qui aujourd'hui cassent l'harmonie des couloirs. Et surtout il faut rappeler, dans les vieux ministères, ces couloirs disposés en rectangle, qui sont une tradition administrative.
(8) Les couloirs du ministère des Affaires sociales, au moins dans certains étages, sont souvent fort encombrés, et fort en désordre, ceux du Quai d'Orsay manifestent un certain souci d'ordre
(9) Il y avait les couloirs immenses de l'annexe Lobau (ou de la Préfecture de Police) et les couloirs plus intimes de l'Education nationale, rue de Grenelle.
(10) Et on ne doit pas oublier les couloirs des vieilles préfectures, les couloirs souvent misérables, déprimants, des cités administratives des années 1950...
(11) Notamment, avec la féminisation des bureaux, les horaires variables (il n'y a plus comme jadis les sorties massives au même moment), et l'on ne connaît plus guère mes "permanences" du samedi ou du dimanche, avec ses couloirs désespérément vides.
(12) Il y a des couloirs trop sonores, sans recoins, où l'on ne peut pas parler tranquillement.
(13) On se souvient que jadis on a mis à la porte de son bureau (c'est-à-dire jeté dans le couloir) tel insolent - on se souvient du geste pour sa rareté.
(14) dans les couloirs jadis sans moquette, il y avait le bruit précipité des talons hauts, des bottes. Aujourd'hui, il y a le bruit du télex "au bout du couloir".
(15) Si l'on faisait l'histoire des couloirs de ministère (ce qui est fort souhaitable), il faudrait évoquer les couloirs des hôtels de Vichy, et bien entendu les couloirs de la Direction du Budget des Finances, qui vont bientôt disparaître, ou ceux de la DGI ou encore les couloirs du Quai d'Orsay.
(16) Dans tel service, on règle souvent les affaires "dans les couloirs" parce qu'on est en terrain neutre, sans papiers, détendus, et on attend pour régler tel dossier minime, de voir X dans le couloir (on préfère ne pas aller le déranger dans son bureau).
(17) Le couloir renvoie à la fois à l'idée de territoire et à celle de durée, de stabilité.
(18) Le touriste administratif, qui passe d'un ministère à l'autre, saisit mieux cette appropriation de l'espace et du temps, dont les modes varient d'un ministère à l'autre.