J.O. 87 du 12 avril 2003
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Texte paru au JORF/LD page 06497
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Saisine du Conseil constitutionnel en date du 14 mars 2003 présentée par plus de soixante députés, en application de l'article 61, alinéa 2, de la Constitution, et visée dans la décision n° 2003-468 DC
NOR : CSCL0306450X
LOI RELATIVE À L'ÉLECTION DES CONSEILLERS RÉGIONAUX ET DES REPRÉSENTANTS AU PARLEMENT EUROPÉEN AINSI QU'À L'AIDE PUBLIQUE AUX PARTIS POLITIQUES
Monsieur le président,
Mesdames et Messieurs les conseillers,
Nous avons l'honneur, conformément au second alinéa de l'article 61 de la Constitution, de déférer devant vous la loi relative à l'élection des conseillers régionaux et des représentants au Parlement européen ainsi qu'à l'aide publique aux partis politiques, telle qu'elle a été définitivement adoptée le 12 mars 2003.
1. Il n'est pas utile de rappeler, à titre liminaire, que cette loi n'a été adoptée à l'Assemblée nationale qu'après utilisation du troisième alinéa de l'article 49 de la Constitution, tandis que le Sénat, rejetant tous les amendements présentés, a voté le texte en termes identiques dès sa première lecture.
Ce n'est pas la première fois qu'une loi électorale naît dans ces conditions expéditives. C'est au contraire la troisième puisque à deux reprises déjà, en 1986, il avait été procédé ainsi, ce qui donne à penser que la majorité concernée dans les trois cas peine quelque peu à réunir un consensus dans une matière où, pourtant, il serait bienvenu.
2. Il semble, en revanche, que ce soit bien la première fois, dans toute l'histoire de la République, qu'une réforme électorale est imposée par un seul groupe parlementaire contre l'opposition de tous les autres, pourtant eux-mêmes situés sur l'échiquier politique en des lieux éloignés les uns des autres.
3. Aucune de ces deux remarques n'emporte, en elle-même, critique constitutionnelle. Mais l'une et l'autre traduisent un contexte qui ne peut que rendre suspecte une réforme électorale soutenue par un seul parti et adoptée par la contrainte.
C'est encore ce qui explique que la présente saisine soit, fait également sans précédent, présentée par des élus qui n'ont pas pour habitude d'agir conjointement. Mais s'ils ont décidé de le faire ensemble, c'est parce que la Constitution, dont vous êtes les gardiens, est l'ultime rempart, à vrai dire l'unique limite, qui s'oppose aux éventuels abus de la toute-puissance majoritaire et protège contre elle les droits des autres courants d'idées ou d'opinions.
4. De fait, il apparaît très vite que, si la réforme porte sur deux scrutins distincts, régional et européen, la distinction s'efface derrière la communauté d'inspiration, celle qui, sous des prétextes diaphanes, ne vise qu'à servir les intérêts politiques des auteurs. Or, cette observation fait pénétrer de plain-pied sur le terrain juridique car, s'il peut être admissible que les promoteurs d'une loi électorale recherchent des objectifs propres, ou qui au moins ne soient pas contraires à leurs intérêts, c'est à la double condition, d'une part, qu'ils respectent ce faisant l'ensemble des règles et principes de valeur constitutionnelle, d'autre part, que leur texte puisse se prévaloir de motivations autres qu'exclusivement partisanes.
Aucune de ces deux conditions n'est présente ici.
5. C'est ce que les développements qui suivent vont s'attacher à démontrer, mais il était d'autant plus nécessaire de souligner dès le début cette communauté d'inspiration que, pour des raisons évidentes, il va falloir analyser tour à tour la réforme du scrutin régional et celle du scrutin européen. Aussi, avant d'examiner ce qu'elles disent et qui les séparent, convenait-il de mettre l'accent sur ce qu'elles taisent et qui les réunit : la seule volonté de servir les intérêts électoraux d'une formation politique.
I. - Sur le mode d'élection des conseillers régionaux
6. Par rapport au droit existant, le titre Ier de la loi apporte, pour l'essentiel, les modifications suivantes :
1. Allongement du mandat de cinq à six ans (art. 1er) ;
2. Création de sections départementales (art. 2 [1°]) ;
3. Prime donnée à la moyenne d'âge la plus élevée, de préférence à la plus basse, en cas d'égalité (art. 2 [2° et 5°]) ;
4. Relèvement de 3 à 5 % des suffrages exprimés du seuil à partir duquel une liste participe à la répartition des sièges (art. 2 [3°]) ;
5. Adoption de listes composées alternativement d'un candidat de chaque sexe (art. 4 [1°]) ;
6. Relèvement de 3 à 5 % des suffrages exprimés du seuil à partir duquel une liste présente au premier tour peut fusionner avec une autre (art. 4 [2°]) ;
7. Relèvement de 5 % des suffrages exprimés à 10 % du nombre des électeurs inscrits du seuil à partir duquel une liste peut se maintenir au second tour (art. 4 [2°]).
Les autres dispositions du titre Ier se bornent à tirer les conséquences logiques ou rédactionnelles de ce qui précède, tandis qu'un article est consacré à des mesures propres à l'Assemblée de Corse.
7. Ces modifications, dont beaucoup sont regrettables aux yeux des soussignés, ne sont néamoins pas toutes contestables en termes constitutionnels.
Il en est toutefois une, la dernière, qui ne pourra manquer d'être censurée (1), une autre, l'avant-dernière, qui pourrait également mériter de l'être (2), tandis que certains aspects du dispositif concernant la Corse apparaissent clairement contraires à la Constitution (3).
1° Sur le seuil de maintien au second tour
8. Le relèvement de ce seuil est considérable. Si l'on tient compte des taux d'abstentions constatés, seuls pourraient se maintenir des listes ayant réuni environ 15 à 20 % des suffrages exprimés, de sorte que l'exigence actuelle - 5 % des suffrages exprimés - serait ainsi multipliée par trois ou quatre. Il serait donc trois à quatre fois plus difficile pour une liste de se maintenir au second tour que dans le cadre de la législation en vigueur.
Deux conséquences en résultent mécaniquement. Premièrement, la présence au second tour sera déterminée non par les votants mais par les abstentionnistes. Deuxièmement, toutes les listes qui n'auront pas atteint ce seuil, tout en ayant dépassé celui à partir duquel la fusion est possible, n'auront d'alternative, sombre, qu'entre l'élimination pure et simple ou une fusion défavorable, celle opérée aux conditions posées par la liste susceptible de se maintenir au second tour.
9. Cette contrainte nouvelle, la plus novatrice de celles figurant dans cette partie de la loi, est contraire à la Constitution à plusieurs titres puisqu'elle viole les articles 39 de la Constitution, 4 de la Constitution et 4 de la Déclaration de 1789 en matière de liberté et de pluralisme, 3 de la Constitution et 6 de la Déclaration de 1789 en matière d'égalité.
a) Sur la violation de l'article 39
10. Selon le second alinéa de celui-ci, les projets de loi sont soumis pour avis au Conseil d'Etat avant leur délibération en conseil des ministres et leur officialisation par décret du Premier ministre.
Au cas présent, le dispositif du texte sur lequel le Conseil d'Etat a émis son avis visait un pourcentage de 10 %, ce qui signifiait qu'il s'agissait de 10 % des suffrages exprimés, puisque c'est la référence qui figure actuellement dans le code électoral (et l'exposé des motifs aurait même explicitement insisté sur l'alignement par rapport aux règles applicables aux élections municipales), tandis qu'à aucun moment n'a été évoquée la perspective de l'instauration d'un seuil tout à fait nouveau, celui de 10 % du nombre des électeurs inscrits (s'il avait le moindre doute sur la matérialité de ces faits, ce qui ne semble pas pouvoir être le cas, le Conseil constitutionnel pourrait aisément le lever par la vérification appropriée auprès de son voisin).
Ce n'est qu'entre l'examen du Conseil d'Etat, achevé le 27 janvier 2003, et la réunion du conseil des ministres, intervenue le surlendemain, que le Premier ministre a décidé de changer de référence pour adopter celle des électeurs inscrits.
11. Le tollé soulevé par cette décision, ainsi que la place qu'elle a occupée dans les débats, même abrégés, du Parlement dispensent d'insister sur son importance. L'on peut, sans crainte d'être contredit, affirmer que l'établissement de ce seuil est la mesure la plus significative de cette partie de la loi, voire de la loi elle-même.
Dans ces conditions, elle ne pouvait, sauf à méconnaître tant la lettre que l'esprit du second alinéa de l'article 39, être introduite autrement que par une lettre rectificative.
12. Certes, nous n'ignorons pas que la pratique des avis du Conseil d'Etat fait peser sur le Gouvernement des contraintes plus exigeantes lorsque l'examen porte sur l'exercice du pouvoir réglementaire que lorsqu'il intéresse des avant-projets de loi.
Mais, en réalité, l'on est ici davantage en présence d'exigences plus explicites qu'en présence d'exigences moins rigoureuses.
En d'autres termes, dans l'exercice du pouvoir réglementaire, le Gouvernement n'a de choix, lorsque le Conseil d'Etat a été consulté, qu'entre suivre son avis ou préférer, en cas de divergence, son propre texte.
En matière d'avant-projets de loi, il est normal, compte tenu de l'intervention ultérieure du Parlement, seul détenteur effectif du pouvoir de décision, que le Gouvernement dispose de plus de souplesse, que l'alternative soit moins stricte et qu'il puisse choisir une troisième voie, par exemple en retenant une rédaction qui ne soit ni celle de son avant-projet initial ni celle proposée par la haute assemblée administrative.
En revanche, l'exigence constitutionnelle imposée par le second alinéa de l'article 39 serait vidée de tout sens si le Gouvernement pouvait innover sur le fond, qui plus est sur une disposition essentielle.
13. Il en va d'autant plus ainsi que l'objet même de cet avis, voulu par la Constitution, est de contribuer à éclairer l'environnement juridique des textes.
Au cas présent, le Conseil d'Etat n'avait nul motif à soulever d'objections constitutionnelles à l'égard d'un seuil de 10 % des suffrages exprimés. Mais tout autre, comme la suite l'a prouvé et comme la présente saisine le démontre, est la situation d'un seuil de 10 % des électeurs inscrits, et nul ne peut imaginer que le Conseil d'Etat l'eût approuvé en droit - à supposer qu'il l'eût fait - sans, au minimum, s'interroger sur sa conformité à la Constitution.
Dans ces conditions, le Gouvernement ne pouvait, comme il l'a fait, introduire un changement fondamental dans son texte à ce stade de la procédure. Il n'avait alors d'alternative qu'entre le recours à une lettre rectificative ou le dépôt ultérieur d'un amendement.
14. A cela on ne manquera pas d'objecter que cette démonstration fait trop de place au pur formalisme, voire qu'elle disqualifie un comportement voulu comme vertueux de la part du Gouvernement, celui consistant à assumer son choix précocement plutôt qu'à attendre le débat parlementaire pour l'imposer par amendement.
Mais de telles objections ne sauraient convaincre.
15. Premièrement, le formalisme, si formalisme il y a, n'est rien moins que celui imposé par la Constitution elle-même, dans les termes les plus clairs comme les plus explicites.
Deuxièmement, vous-mêmes avez rappelé et mis en évidence la distinction qui existe entre le pouvoir de l'article 39, qui appartient au seul Premier ministre, en Conseil d'Etat et en conseil des ministres, et celui que l'article 44, alinéa 1, attribue en matière d'amendements au Gouvernement (décision no 90-285 DC, considérant 5).
Troisièmement, une même disposition obéit à des règles de procédures substantiellement différentes selon qu'elle est régie par l'article 39 ou l'article 44 puisque, dans le premier cas, la disposition appartient au texte en discussion tandis que, dans le second, il faut non seulement obtenir un vote favorable afin de l'y introduire, mais encore que ce vote intervienne dans le respect de toutes les autres exigences résultant de la Constitution ou des règlements des assemblées.
Quatrièmement, admettre que des changements importants puissent intervenir après le Conseil d'Etat et avant le conseil des ministres autoriserait le Gouvernement à bénéficier des avantages qui s'attachent à la présence d'une disposition dans le projet initial, sans s'exposer aux inconvénients qui peuvent résulter d'une appréciation critique du Conseil d'Etat. Cette facilité indue risquerait alors d'être d'autant plus tentante qu'elle porterait sur des sujets délicats, ceux-là mêmes sur lesquels l'avis est le plus indispensable.
Cinquièmement enfin, et compte tenu de ce qui précède, il n'y a aucune vertu, de la part du Gouvernement, à introduire une disposition à ce stade de la procédure plutôt qu'à l'occasion du débat : dans un cas comme dans l'autre, il lui faut bien assumer publiquement son soutien à la mesure, soit qu'il l'ait proposée lui-même, soit qu'il n'ait pas fait obstacle à son adoption, de sorte qu'il ne peut se prévaloir d'aucune clarté méritoire dans un cas par opposition à l'autre, tandis que subsiste, dans le premier, la violation de l'article 39.
16. En réalité, de même que vous avez, à propos de l'application de l'article 45, apporté les précisions, et énoncé les conditions, qui prémunissent les institutions contre un exercice abusif, après réunion de la commission mixte paritaire, du droit d'amendement de l'article 44, vous serez conduits à apporter les précisions et à énoncer les conditions qui doivent prémunir contre un exercice abusif du droit d'initiative législative postérieur à l'examen du Conseil d'Etat.
Ces précisions et conditions sont celles qui résultent de la lettre et de l'esprit mêmes de l'article 39 lequel, s'il n'impose pas au Gouvernement de s'en tenir exclusivement au texte présenté par lui ou à celui proposé par le Conseil d'Etat, lui interdit d'introduire des dispositions substantiellement nouvelles ni des modifications substantielles à des dispositions existantes qui n'ont été ni soumises au Conseil d'Etat ni évoquées devant lui.
Pour n'avoir pas respecté cette évidence et avoir, en conséquence, méconnu l'article 39 de la Constitution, la disposition en cause sera censurée.
b) Sur la violation des articles 4 de la Constitution
et 4 de la Déclaration de 1789
17. Rappelons, avant toute autre chose, que les élections locales, aujourd'hui, ne sont pas moins politiques que les élections nationales, au moins en ce qu'elles déterminent ensuite les élections sénatoriales qui, elles, produisent des effets directs sur la contribution à l'exercice de la souveraineté.
Vous en avez d'ailleurs déjà jugé ainsi (décision 92-308 DC, considérants 21 à 27), de sorte que l'on ne saurait pas être moins rigoureux à l'égard des élections locales que l'on se doit de l'être à l'égard des élections nationales.
C'est d'autant plus nécessaire que les conseils régionaux, au cas présent, sont appelés à exercer des missions plus importantes encore dans l'avenir, du fait de la révision de la Constitution qui doit être ratifiée dans les semaines qui viennent.
18. Selon la première phrase du premier alinéa de l'article 4 de la Constitution : « Les partis et groupements politiques concourent à l'expression du suffrage ». En même temps qu'elle définit ainsi leur vocation, la Constitution consacre également un droit à leur profit, celui de concourir à l'expression du suffrage.
Ce droit, quoi qu'il leur soit acquis, n'est cependant pas absolu et inconditionnel.
Premièrement, les formations politiques elles-mêmes doivent respecter les exigences démocratiques énoncées par la Constitution, ainsi que toutes les dispositions législatives et réglementaires qui s'imposent à elles.
Deuxièmement, d'autres considérations, issues de la Constitution elle-même ou dérivées des objectifs qu'elle poursuit, peuvent conduire à atténuer la portée de ce droit, notamment en soumettant les partis politiques à des contraintes résultant des lois électorales et, en particulier, des modes de scrutin.
19. Toutefois, ce dernier aspect ne signifie pas que le législateur puisse imposer n'importe quel type de contrainte. En effet, en ce domaine comme en tous autres, il est tenu au respect d'un principe fondamental, premier même, celui de la liberté telle que la définit l'article 4 de la Déclaration de 1789. Ainsi, la liberté, celle des formations politiques comme, a fortiori, celle des électeurs eux-mêmes, ne peut être restreinte que si, et dans la mesure où, des impératifs d'intérêt général peuvent l'exiger ou, à tout le moins, le rendre objectivement souhaitable.
De ce fait, ce que vous-mêmes aviez affirmé à propos du découpage des circonscriptions, selon lequel ce dernier ne doit « procéder d'aucun arbitraire » (décision no 86-208 DC, considérant no 24), va ainsi, en réalité, bien au-delà du seul problème de la délimitation des circonscriptions.
A ce double titre, ne peut manquer d'encourir la censure un dispositif qui bride tellement la liberté des électeurs et des partis qu'il aboutirait à entraver leurs choix au point d'en dénaturer le sens.
20. Pour autant, nous ne méconnaissons nullement les limites qui s'imposent à votre propre contrôle. Vous les avez énoncées dans les termes les plus clairs en affirmant que « la Constitution ne confère pas au Conseil constitutionnel un pouvoir général d'appréciation et de décision identique à celui du Parlement : qu'il ne lui appartient donc pas de rechercher si l'objectif que s'est assigné le législateur aurait pu être atteint par d'autres voies, dès lors que les modalités retenues par la loi ne sont pas... manifestement inappropriées à l'objectif visé... » (décision no 98-407 DC, considérant no 4).
Aussi, à la lecture de ce considérant, une loi électorale ne peut être utilement contestée devant vous que si ses modalités sont manifestement inappropriées à l'objectif que le législateur s'est assigné.
Mais elle peut également être contestée, quoi que le considérant précité, ni aucun autre, n'ait eu l'occasion de le préciser explicitement, si, en amont, les objectifs que le législateur s'est assignés sont eux-mêmes contraires à la Constitution parce qu'imposant des restrictions graves sans pouvoir se prévaloir du moindre fondement constitutionnel qui peut seul les rendre légitimes.
Ces deux vices possibles sont ici l'un et l'autre présents en ce que, d'une part, l'objectif allégué est inconstitutionnel dans son principe même et que, d'autre part, le dispositif adopté serait rendu inconstitutionnel par ses effets.
21. S'agissant en premier lieu du principe même de l'objectif que s'est assigné le législateur, nul ne conteste plus que le mode de scrutin qui s'est appliqué à tous les scrutins régionaux qui se sont déroulés au suffrage universel produisait des effets très dommageables. C'est si vrai qu'il a été profondément modifié par la majorité précédente et que l'actuelle majorité, loin de vouloir, comme elle l'avait fait en 1986 à propos des élections législatives, effacer les changements opérés, entend au contraire en conserver l'apport majeur.
22. Cet apport, issu de la loi no 99-36 du 19 janvier 1999, consistait à introduire une prime majoritaire au profit de la liste arrivée en tête, s'inspirant en cela du système appliqué aux élections municipales et qui n'a plus à démontrer ses qualités.
Cette prime était à la fois nécessaire et suffisante pour prémunir contre les situations les plus désolantes dans lesquelles, faute d'une majorité claire, les conseils régionaux ne pouvaient fonctionner correctement, ou seulement au prix, exorbitant, d'alliances que récusent toutes les formations républicaines.
Or, sur ce plan, la loi qui vous est déférée ne change rien, ni le principe de la prime, ni son niveau, fixé à 25 % des sièges. C'est si vrai que l'article L. 338 du code électoral, qui l'a instituée, ne fait l'objet d'aucune modification.
23. De ce simple constat, il résulte que doivent être purement et simplement écartées du débat les affirmations, pourtant répétées avec constance et complaisance, selon lesquelles le propos des auteurs du texte serait de permettre « la constitution sans ambiguïtés de majorités capables d'assumer la responsabilité des décisions publiques » (p. 1 de l'exposé des motifs du projet de loi), ou encore de revenir sur un texte, celui de 1999, dans lequel « l'objectif de stabilité des majorités est sacrifié au nom de contingences politiques immédiates » (sic) (Rapport de M. Jérôme Bignon, no 605, p. 11). Et M. Patrice Gélard, rapporteur devant le Sénat, est même allé jusqu'à affirmer : « L'impératif premier devant présider à la réforme des élections régionales consiste à permettre l'émergence de majorités de gestion, soudées et stables » (n° 192, p. 41) (il est à signaler que l'objectif de lutte contre l'abstention a aussi été évoqué dans le débat, il ne l'a été que très timidement et sera traité ici le moment venu, infra, 73).
L'existence d'une majorité est déjà assurée par le droit désormais applicable, issu de la loi de 1999, et, comme le nouveau texte n'y change rien, ces déclarations réitérées ne peuvent donc éviter d'être mensongères qu'à condition d'être abusives ou ambiguës.
24. Ces déclarations sont abusives lorsqu'elles affirment, comme l'a fait le rapporteur devant le Sénat (séance du 4 mars 2003), que « la prime de 25 % permet de dégager des majorités si ne demeurent en lice que deux ou trois listes au deuxième tour. Au-delà rien n'est moins sûr ! ».
Cette proposition est arithmétiquement inexacte. Ce qui ruinerait l'existence d'une majorité ne serait pas la présence de plus de trois listes mais le fait qu'aucune d'elles, quel que soit leur nombre, ne dépasse un tiers des suffrages exprimés au second tour.
Si, en effet, une liste dépasse le tiers des suffrages exprimés, les sièges qu'elle obtient ainsi, enrichis du quart de l'ensemble, suffisent à lui assurer une majorité.
25. Surtout, arithmétiquement inexacte, la proposition est matériellement controuvée. Il est aisé de constater, en effet, qu'en prenant les résultats des élections régionales de 1998, pourtant les plus atomisées que l'on ait connues, la conjugaison du seuil d'éligibilité à 5 % et de la prime de 25 % des sièges eût suffi à assurer une majorité claire dans la totalité des régions à la seule exception de la Lorraine. Il va donc de soi que ce qui eût été acquis dans toutes les régions sauf une dans un tour unique serait obtenu beaucoup plus facilement encore, dans toutes sans exception, avec un scrutin à deux tours.
C'est d'ailleurs si vrai que dans les annexes présentées par les deux rapports parlementaires (p. 142 du Rapport de M. Bignon et p. 177 du Rapport de M. Gélard), qui font pourtant comme si quatre listes pouvaient avoir atteint chacune plus de 10 % des électeurs inscrits au premier tour, ce qui semble fort peu plausible, ni l'une ni l'autre ne va jusqu'à imaginer qu'aucune liste n'atteindrait le tiers des suffrages exprimés.
Au demeurant, si l'objectif poursuivi était d'obtenir une majorité en tout état de cause et que les modalités actuelles de maintien au second tour n'y suffisaient pas, celles adoptées par la loi seraient encore insuffisantes à la garantir quoi qu'il arrive, et elles ne seraient donc pas appropriées à l'objectif puisque l'on pourrait imaginer bien des hypothèses arithmétiques - qui ne seraient pas moins plausibles que celles évoquées par le rapporteur devant le Sénat - dans lesquelles ce ne serait pas le cas.
26. Ces déclarations (supra, 23), si elles n'étaient ni mensongères ni abusives, seraient alors ambiguës.
L'on ne manquerait pas, en effet, d'objecter, pour tenter de les défendre en jouant sur les mots, qu'elles portent non sur l'existence de majorités, déjà garantie, mais sur les caractéristiques de ces majorités, c'est-à-dire « sans ambiguïtés », « capables d'assumer la responsabilité des décisions publiques », « stables », « de gestion, soudées ».
27. Ceci appelle trois observations.
La première consiste à souligner que c'est à ceux qui se présentent ensemble devant les électeurs de choisir le mode de fonctionnement majoritaire qui a leurs faveurs. Les uns peuvent le vouloir caporaliste, les autres être plus ouverts à la concertation, et c'est en connaissance de ces caractéristiques que les électeurs font leur choix démocratique.
La deuxième observation, qui découle de la première, est que si l'intérêt des électeurs est que leur soient donnés les moyens de désigner eux-mêmes une majorité stable, ce à quoi la loi de 1999 a pourvu, il n'est nullement de l'intérêt des électeurs que le mode de scrutin prétende imposer un modèle de fonctionnement majoritaire, à l'exclusion de tous les autres, ce qui aurait pour effet immédiat et premier de restreindre sensiblement l'éventail des choix de pratiques majoritaires aujourd'hui offerts au suffrage universel. En d'autres termes, ce n'est pas parce qu'une majorité a des pratiques autres que celles de l'UMP que, de ce seul fait, elle cesserait d'être stable ou soudée ou capable d'assumer la responsabilité de décisions publiques et que les électeurs devraient être privés de la possibilité de la désigner, en toute connaissance de cause.
La troisième observation, qui à son tour découle des deux précédentes, est que le législateur franchirait un pas de plus, sans précédent, en fondant un mode de scrutin non sur la volonté, objective et légitime, d'aboutir à l'émergence d'une majorité, mais sur le choix, subjectif, des caractéristiques qu'une telle majorité doit présenter pour obéir au goût des auteurs du texte.
28. Cette dernière remarque a une portée juridique directe. Dans votre décision sur ce qui allait devenir la loi de 1999, en effet, vous n'avez pas manqué de juger légitime l'objectif « qui est de favoriser la constitution d'une majorité dans les conseils régionaux » (décision no 98-407 DC, considérant no 4) et de juger appropriés les moyens mis en oeuvre à cette fin.
29. Au cas présent, les moyens mis en oeuvre ne peuvent être appropriés à cette fin, puisqu'elle est déjà atteinte et qu'ils lui sont étrangers.
Quant à l'autre finalité qui semble susceptible d'être poursuivie - celle consistant à favoriser des majorités présentant les caractéristiques précédemment décrites (supra, 26) -, il est tout sauf assuré qu'il puisse s'agir d'un objectif légitime.
30. Celui-ci ne résulte d'aucun principe ou d'aucune règle de valeur constitutionnelle.
Même étendu par la révision constitutionnelle adoptée en termes identiques par les deux assemblées, le principe de libre administration des collectivités locales peut certes, au nom de l'effectivité, soutenir les efforts du législateur en faveur de l'émergence de majorités claires. Mais il ne peut en aucun cas aller jusqu'à permettre d'imposer un certain type de majorité de préférence à un autre.
Ainsi, c'est dans son principe même que l'objectif que s'est assigné le législateur est soit inexistant, soit inconstitutionnel.
Il est inexistant s'il vise à atteindre un résultat déjà acquis par l'existence de la prime qui demeure inchangée. Il est inconstitutionnel s'il tend à limiter la liberté des électeurs et des partis à seul fin d'imposer arbitrairement un certain type déterminé de majorité, ce qu'aucune règle ou aucun principe de valeur constitutionnelle ne permet de justifier.
31. S'agissant, en second lieu, des effets que produirait le dispositif adopté, ils seraient intrinsèquement attentatoires au principe de liberté et disproportionnés avec n'importe quel objectif (a fortiori avec un objectif dont on vient de voir que lui-même ne peut se prévaloir d'aucune justification admissible).
L'effet le plus immédiat du seuil fixé à 10 % des électeurs inscrits sera le plus souvent, puisque c'est son objet même, de ne laisser subsister que deux listes au second tour, tandis que seules des situations exceptionnelles permettront d'en voir concourir davantage. Ceci alimente plusieurs séries d'observations.
32. La première observation consiste à relever cette étrangeté qui fait que le devenir des listes présentes au premier tour dépendra, comme on l'a déjà mentionné (supra, 8), non du choix des électeurs mais de celui des abstentionnistes.
Ceci est pour le moins discutable au regard de la première phrase du premier alinéa de l'article 4 de la Constitution, qui assigne aux formations politiques le soin de concourir à l'expression du suffrage et non celui d'assumer sa non-expression, que tous regrettent, dans laquelle tous ont sans doute une part de responsabilité, mais qui ne justifie nullement que certains en soient seuls pénalisés, alors surtout que d'autres en tireraient profit en nombre d'élus.
33. A cette première observation, il a été répondu à plusieurs reprises au cours des débats que ce dispositif se bornait à reprendre un seuil existant pour les élections cantonales. Mais cette objection, et c'est la seconde observation, est dénuée de toute pertinence.
La différence majeure, ici, n'est pas celle qui oppose les scrutins majoritaires par rapport aux scrutins proportionnels, mais bien les scrutins uninominaux par rapport aux scrutins de liste.
34. Il va de soi que, dans les scrutins uninominaux, le pluralisme, dans lequel vous avez vu rien moins que « le fondement de la démocratie » (décision no 89-271 DC, considérant no 12), n'est pas recherché et n'est pas susceptible d'être obtenu au niveau de la circonscription, mais à celui de l'ensemble des circonscriptions qui, par addition, formeront l'assemblée délibérante. Une formation qui a perdu ici peut gagner là, et c'est grâce à cela que l'Assemblée nationale ou les conseils généraux ont bien une composition politiquement très pluraliste.
A l'inverse, dans les scrutins de liste, l'assemblée délibérante est formée en bloc, et le pluralisme ne naît que de l'élection de candidats issus de listes différentes. Ainsi, une liste absente du second tour n'aurait aucun élu au sein du conseil régional, quel que soit le score, même significatif, qu'elle a réalisé au premier ou eût réalisé au second si elle avait pu être présente.
Dans ces conditions, toute comparaison, sur ce point, entre les scrutins cantonaux (ou législatifs) et régionaux repose sur une faille du raisonnement qui rend irrecevable un argument comme celui avancé par le ministre de l'intérieur lorsqu'il a dit à propos de ce seuil « le Gouvernement s'est référé à l'exemple des élections cantonales » (Sénat, séance du 4 mars 2003).
35. Cela acquis, et c'est la troisième observation, le seuil adopté aurait comme conséquence de porter au pluralisme une atteinte d'une gravité extrême, en excluant du conseil régional toute représentation autonome de listes dont la présence, pourtant, ne menacerait nullement l'existence d'une majorité, de sorte qu'il s'agirait d'une exclusion, si l'on ose dire, purement gratuite.
L'on a vu que l'existence d'une majorité n'est pas en cause, puisqu'elle est déjà assurée par l'institution de la prime. Dès lors, non seulement il n'existe aucune utilité à restreindre à ce point les conditions de présence au second tour, mais encore le mécanisme pourrait-il produire des effets d'exclusion encore plus radicalement contraires à la liberté et au pluralisme que ce que l'on imagine a priori.
36. Pour n'en donner qu'un exemple, lors des dernières élections régionales en Alsace, le score réalisé au tour unique par la gauche aurait eu comme effet, si le présent dispositif avait existé, de l'exclure du second tour qui, alors, se fût limité à un duel entre l'actuelle UMP et le Front national.
En soi, cette situation ne serait pas nouvelle puisque, hélas ! de tels duels ont déjà existé dans des scrutins uninominaux. Mais, pour un scrutin de liste, il serait sans précédent puisqu'il aboutirait à ce que le conseil régional ne soit composé que de seuls élus issus de l'UMP et du Front national, et l'on ne saurait raisonnablement envisager que la principale liste de gauche ait pu, entre les deux tours, fusionner avec l'une ou l'autre des seules listes maintenues.
Il n'est pas indifférent de rappeler que dans les élections municipales un tel résultat est rendu impossible par le fait que la principale liste de gauche (ou, le cas échéant, de droite) est toujours présente au second tour, ce qui lui permet d'avoir des élus, même si sa force locale ne lui permet pas d'emporter la majorité, acquise en tout état de cause à l'une des deux autres listes.
L'on se doit d'ajouter, parce que l'expérience récente en France et en Europe démontre que le plus inattendu, comme le plus inquiétant, peut se produire à tout moment, qu'il pourrait parfaitement arriver, dans une région, un jour, que seules deux listes populistes ou extrémistes franchissent, au hasard de circonstances particulières, le seuil de présence au second tour. Dans cette situation, aucun sursaut ne serait possible aux électeurs eux-mêmes, qui n'auraient alors de choix, et pour six ans, qu'entre les deux faces de la même catastrophe.
37. La quatrième observation tend à rappeler que le mode de scrutin en vigueur pour les élections municipales et celui résultant de la loi de 1999 pour les élections régionales, confirmé sur ce point par la loi déférée, s'analyse, techniquement, non comme un scrutin réellement proportionnel, mais comme un scrutin majoritaire garantissant la représentation des minorités.
Or, le dispositif adopté le transformerait, profondément, en un scrutin majoritaire garantissant la représentation d'une seule minorité, puisque toutes les autres seraient purement et simplement exclues de toute présence dans des assemblées comptant pourtant plusieurs dizaines de membres (de 43 à 209 en métropole).
38. L'on ne saurait ensuite, c'est la cinquième observation, passer sous silence les effets politiques du mécanisme proposé.
Il permettrait en effet aux listes sélectionnées pour le second tour d'imposer des conditions drastiques à quiconque serait prêt à fusionner avec elles, puisque ceux-ci n'auraient de choix qu'entre accepter ces conditions ou disparaître complètement, lors même qu'ils auraient pu réunir un pourcentage important des suffrages exprimés.
Il peut même se produire qu'un faible écart suffise - essentiellement dû, rappelons-le, aux abstentionnistes - à ce que l'une se qualifie et l'autre non, la seconde étant alors intégralement assujettie à la volonté de la première.
39. Certes, l'on ne manquera pas de dire que la liste sélectionnée a tout intérêt à se renforcer en vue du second tour, ne serait-ce que pour accroître ses chances d'y terminer en tête et de bénéficier de la prime, de sorte qu'il lui faudra, à cette fin, ne pas maltraiter ses partenaires potentiels.
Mais cette vision lénifiante est démentie par la réalité, car il a déjà été maintes fois établi (v., par exemple, Colette Ysmal, « Triangulaires », Dictionnaire du vote, PUF, 2001, p. 905) que des formations politiques ne conservent d'influence sur leurs électeurs que lorsqu'elles sont elles-mêmes présentes au second tour, tandis que cette influence s'évanouit avec leur disparition, de sorte que, au cas présent, une liste aurait plus plus à gagner à l'élimination d'un concurrent proche d'elle qu'à la fusion avec celui-ci. A plus forte raison en va-t-il ainsi lorsque le concurrent est moins proche.
40. Mérite encore d'être rappelée l'incidente qui figurait dans le considérant no 12 de votre décision no 89-237 précitée, où vous preniez soin d'indiquer à propos du mécanisme d'aide retenu en matière financière qu'il ne devait « aboutir ni à établir un lien de dépendance d'un parti politique vis-à-vis de l'Etat, ni à compromettre l'expression démocratique des divers courants d'idées et d'opinions ».
Que dire, alors, d'un seuil arbitrairement élevé qui aboutit à créer, puisque c'est son objet même, un lien de dépendance artificiel de partis politiques vis-à-vis d'autres partis politiques et, ce faisant, à compromettre l'expression démocratique des divers courants d'idées et d'opinions ?
41. Enfin, c'est la sixième et dernière observation sur cet aspect, vous-mêmes, en plusieurs circonstances et en particulier dans la décision précitée du 11 janvier 1990, avez censuré des seuils non à raison de leur existence même et des ruptures d'égalité qu'ils occasionnent inévitablement, mais à raison de la disproportion entre la finalité du seuil et ses effets.
Si, en matière de financement, un seuil de 5 % des suffrages exprimés a été jugé de nature à « entraver l'expression de nouveaux courants d'idées et d'opinions » (considérant no 14), à plus forte raison, en matière d'élections, un seuil de 10 % des électeurs inscrits doit-il être jugé de nature à entraver l'expression et, plus encore, la représentation, de courants d'idées et d'opinion qui ont déjà démontré leur importance et leur implantation.
Les modalités retenues par la loi déférée les dissuadant de se présenter sous leurs propres couleurs et, en tous cas, les obligeant, puisque c'est leur objet même, à fusionner avec un grand parti au second tour, les partis ainsi dissuadés ou empêchés de présenter leur propre liste, alors pourtant que leur maintien ne menacerait pas l'existence d'une majorité, ne pourraient pas réellement et efficacement « concourir à l'expression du suffrage » ni « exercer leur activité librement ».
Ces contraintes ne se borneraient pas à entraver les partis et à réduire leurs droits. Elles restreindraient aussi les droits des électeurs, qui, sauf à s'abstenir, ce qui ne serait certes pas un progrès, seraient contraints, inutilement, à des choix réducteurs, au lieu de disposer de la pluralité des listes, et donc des programmes, présentées par celles-ci.
Ce seuil doit alors, pour reprendre vos propres termes, « être déclaré contraire aux dispositions combinées des articles [1er] et 4 de la Constitution » (ibid.).
42. A tous ces titres, il apparaît clairement que le seuil retenu produirait des effets manifestement disproportionnés avec l'objectif poursuivi.
La finalité nécessaire et légitime consiste à doter les conseils régionaux d'une majorité claire et, partant, à la fois apte à diriger la région et effectivement responsable de sa gestion devant les électeurs.
Le législateur est toujours fondé à rechercher cet objectif, mais il doit le faire en respectant le plus possible la liberté des électeurs et des formations politiques.
S'il estimait insuffisant le dispositif résultant de la loi de 1999, il pouvait, à son choix, augmenter l'importance de la prime, voire relever raisonnablement le seuil de présence au second tour.
Mais il ne pouvait, même en baptisant bipolarisation ce qui serait en réalité une sorte de bipartisme contraint, tordre l'ensemble du système politique, exclure des conseils régionaux des partis et des électeurs qui devraient y être représentés sans nuire à l'existence d'une majorité, et prétendre ramener le choix du second tour à deux termes seulement, non par l'effet naturel des préférences exprimées par les citoyens mais par l'imposition autoritaire d'un mécanisme abusif d'exclusion, qui commanderait que seules deux formations politiques détiennent la quasi-intégralité des sièges de conseillers régionaux.
43. Dès lors, parce qu'il porte une atteinte d'une extrême gravité à la liberté et au pluralisme, tant par l'inconsistance, dans leur principe même, des objectifs prétendument poursuivis, que par le caractère manifestement disproportionné des effets qui en résulteraient, le seuil fixé à 10 % du nombre des électeurs inscrits ne pourra qu'être censuré pour cette deuxième raison.
c) Sur la violation des articles 3 de la Constitution
et 6 de la Déclaration de 1789 en matière d'égalité
44. Que, dans la logique d'un scrutin majoritaire uninominal, il faille se coaliser pour espérer emporter un siège, c'est efficace sans être malsain. Que cette exigence conduise à ce que le vainqueur, même par 50,01 % des suffrages, obtienne 100 % de la représentation de la circonscription, tandis que celui qui aura plafonné à 49,99 % sera exclu de toute représentation n'a rien non plus qui puisse choquer puisque la formation qui aura perdu de justesse ici pourra gagner de justesse ailleurs.
Que, du fait de ces logiques, il puisse exister une distorsion importance entre le pourcentage des voix obtenues dans un premier tour et celui des sièges conquis au second est alors naturel puisque consubstantiel à un mode de scrutin choisi pour son efficacité.
En revanche, n'est pas acceptable le fait qu'une distorsion presque aussi importante puisse exister dans un scrutin que caractérise sa vocation à assurer la représentation des minorités au sein de l'assemblée délibérante où, par ailleurs, est garantie l'existence d'une majorité.
Dans le premier cas, le résultat est conforme à la philosophie même du mode de scrutin, au point qu'il est non pertinent d'y voir une quelconque rupture d'égalité. Dans le second cas, le résultat est opposé à la philosophie même du mode de scrutin, de sorte que doit être sanctionnée toute rupture d'égalité qui y apparaît sans être justifiée par une considération d'intérêt général qui pourrait la légitimer.
A cette lumière, le seuil de 10 % du nombre des électeurs inscrits, institué au a du 2° de l'article 4 de la loi est, pour plusieurs motifs, contraire au principe d'égalité.
45. En premier lieu, si l'institution de la prime n'a rien qui soit contraire à la Constitution comme vous-mêmes l'avez explicitement jugé, s'il en va de même de l'existence d'un seuil à atteindre au premier tour pour avoir le droit de concourir au second, tout autre est la situation dans laquelle la prime coexiste avec un seuil abusivement élevé.
A cet égard, il n'est pas indifférent de souligner que, lors des dernières élections municipales dans les villes de plus de 100 000 habitants, seules deux d'entre elles (Grenoble et Reims) ont vu trois listes réunir plus de 10 % des électeurs inscrits au premier tour, toutes les autres n'en connaissant qu'une ou deux. De la même manière, lors du tour unique des dernières élections régionales, en 1998, seules quatre régions ont vu trois listes franchir la barre des 10 % d'électeurs inscrits (Champagne-Ardenne, Franche-Comté, Languedoc-Roussillon, PACA), alors que deux seulement atteignaient ce pourcentage dans toutes les autres.
Il ressort donc tant de l'arithmétique politique que de l'intention affichée par les auteurs du texte chaque fois qu'ils ont insisté, en parlant de bipolarisation, sur leur souhait de voir limité à deux le nombre des listes présentes au second tour, que ce serait, de très loin, le cas le plus fréquent.
Mais alors, lorsque seules deux listes restent en compétition, et que l'une obtiendra forcément la majorité des suffrages exprimés, donc celle des sièges attribués à la représentation proportionnelle, la prime perd à la fois toute utilité et, du même coup, toute légitimité.
46. Puisque le suffrage universel est toujours égal, il est inadmissible que, dans un duel devant déboucher sur une attribution de sièges proportionnellement aux suffrages recueillis par chaque liste, les électeurs et les formations de l'une des deux, celle arrivée en tête, obtiennent un quart d'élus en plus, alors qu'ils détiennent déjà la majorité. Il ne s'agit plus alors d'un mécanisme pour assurer une majorité, mais d'une pure et simple libéralité offerte au vainqueur et que rien ne peut justifier.
En d'autres termes, dès lors que le relèvement du seuil vise explicitement à ce que seules subsistent deux listes au second tour, le législateur aurait dû, pour respecter le principe d'égalité, ne prévoir la prime que pour les seuls cas dans lesquels, malgré ses efforts, plus de deux listes sont présentes au tour décisif (qu'il s'agisse alors du premier ou du second tour).
En conséquence, il vous faudra déclarer ce nouveau seuil contraire au principe d'égalité, sauf à ce que vous préfériez constater que c'est la prime elle-même qui y est devenue contraire, à l'occasion de la nouvelle loi qui en modifie la portée, faute d'avoir été limitée aux seuls cas dans lesquels plus de deux listes seraient en compétition.
47. En deuxième lieu, le principe d'égalité entre les électeurs est rompu à nouveau en ceci qu'ils pourront être privés, ou non, de toute représentation pour des causes qui leur seraient totalement étrangères.
Ainsi, dans deux régions différentes, une liste représentant la même formation peut avoir réalisé exactement le même score (voire le même nombre de voix), par exemple 16 % des suffrages exprimés. Dans une région, parce qu'il y aura eu 35 % d'abstention, la liste aura atteint 10 % des électeurs inscrits et pourra se maintenir au second tour, cependant que, dans la région voisine, et seulement parce qu'il y aura eu 40 % d'abstention, la liste sera exclue du second tour.
Dès lors, si aucune fusion n'est politiquement possible, la seconde liste sera exclue non seulement du second tour mais, surtout, exclue du conseil régional, qui plus est pour six ans.
48. Certes, il s'agit là d'un effet qui est inséparable de toute logique de seuil et il pourrait se produire de manière équivalente avec n'importe quel seuil, y compris celui aujourd'hui en vigueur.
Mais il est tout aussi indiscutable que tant la plausibilité que la gravité de la rupture d'égalité s'élèvent au fur et à mesure que s'élèvent les seuils eux-mêmes.
Dès lors, sachant que le nouveau seuil, situé à un niveau exceptionnellement élevé, ne correspond à aucune nécessité tangible, bien au contraire, sa fixation à 10 % des électeurs inscrits procède ici d'une simple volonté partisane, qui se traduit par une erreur manifeste dans l'appréciation de ce que peut autoriser le respect du principe d'égalité.
49. En troisième lieu, une liste ayant recueilli 5,1 % des exprimés, parce que pouvant alors fusionner avec une autre, aurait grâce à cela des élus au conseil régional, tandis qu'une autre, qui aurait recueilli presque quatre fois plus de suffrages (par exemple 19,8 %, alors que l'abstention s'est élevée à 50 %), n'aurait aucun élu, faute d'avoir pu ni se maintenir ni fusionner.
Celle-ci serait alors exclue de toute représentation non à raison du choix des électeurs, non afin de préserver l'émergence d'une majorité acquise par ailleurs, mais seulement parce qu'elle ne serait politiquement compatible avec aucune des deux listes maintenues.
La rupture d'égalité, dont seraient ensemble victimes ses électeurs et ses candidats, serait alors aussi violente qu'insusceptible d'être justifiée par l'objet de la loi.
50. Ainsi, contraire tant à l'article 39 de la Constitution par sa procédure d'insertion dans le texte, qu'aux principes de liberté et d'égalité tels qu'ils résultent de la Constitution et de la Déclaration de 1789, le seuil de 10 % du nombre des électeurs inscrits qu'une liste doit atteindre au premier tour pour avoir le droit de concourir au second sera immanquablement annulé.
51. Cette censure ne compromet pas l'ensemble de la loi, ni même du titre.
Théoriquement, elle pourrait porter soit sur les mots « 10 % du nombre des électeurs inscrits », soit seulement sur les mots « du nombre des électeurs inscrits ». Dans le premier cas, le seuil résultant de votre décision serait le seuil actuel (« 5 % du total des suffrages exprimés »), dans le second, il se trouverait à 10 % des suffrages exprimés, ce qui non seulement est plus conforme aux volontés du législateur, mais encore reprendrait le texte du véritable projet, c'est-à-dire tel qu'il avait été soumis au Conseil d'Etat.
Mais surtout le Parlement, dans l'un et l'autre cas, disposera de tout le temps nécessaire pour définir et adopter rapidement un nouveau seuil qui, cette fois-ci, soit conforme à la Constitution.
2° Sur le seuil autorisant une liste
à fusionner avec une autre
52. Le loi déférée le porte de 3 % à 5 % des suffrages exprimés. Il vise à exclure de toute représentation au sein du conseil régional les listes qui auront obtenu entre 3 % et 5 % des suffrages exprimés.
S'il est vrai que le Parlement dispose d'un pouvoir d'appréciation et de décision large, il est également vrai, de nouveau, qu'il ne peut en user que dans le respect des règles constitutionnelles au nombre desquelles la liberté figure en place éminente.
Or l'atteinte ainsi portée à la liberté des listes souhaitant fusionner, et de leurs électeurs, ne peut, ici non plus, se réclamer d'aucune nécessité objective.
Sans qu'il soit besoin ni, partant, souhaitable, de refaire la démonstration précédente (supra, 24 et suiv.), l'unique motif qui préside au relèvement de ce seuil n'est nullement l'émergence d'une majorité, puisqu'il est sans effet sur ce point, mais seulement la formation d'une majorité fonctionnant sur le modèle monolithique qui a les faveurs de l'actuel gouvernement.
53. Au-delà de cette motivation, pour le moins discutable et fragile, c'est à chacune des listes présentes au second tour de se donner la configuration politique de son choix. Si elle souhaite intégrer quelques candidats issus de listes ayant réuni entre 3 % et 5 % des suffrages exprimés, cela ne concerne qu'elle, les listes concernées, et les électeurs de l'une et des autres.
L'existence de la majorité est assurée par ailleurs, quant à sa solidité, il n'y a aucun motif objectif qui permette de penser (au contraire) que les partenaires issus d'une liste ayant recueilli entre 3 % et 5 % des suffrages seraient moins solidaires que ceux ayant obtenu plus de 5 %.
Enfin, quand surgiraient des problèmes de division, d'une part, le président de la région a reçu de la loi les moyens d'y faire face, d'autre part, ces divisions éventuelles recevraient s'il y a lieu la seule sanction légitime, celle infligée par les électeurs eux-mêmes lors du scrutin suivant.
54. Pour ces raisons, et sans qu'il y ait lieu à prolonger inutilement l'argumentation, sur laquelle les soussignés se permettent de renvoyer aux développements qui précèdent, ce seuil aussi méritera d'être déclaré contraire à la Constitution.
3° Sur les dispositions particulières relatives à la Corse
55. Le Gouvernement, suivi en cela par sa majorité, a fait le choix de maintenir, pour l'Assemblée de Corse, le mode de scrutin actuel. Quelque opinion que ce choix puisse susciter, il n'est pas en lui-même discutable en termes constitutionnels.
En revanche, il est un aspect qui rendra pourtant sa censure inéluctable, et c'est naturellement l'omission concernant l'égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives.
56. L'on sait que la législation en vigueur est antérieure à l'insertion, dans la Constitution, du principe aujourd'hui proclamé par le cinquième alinéa de l'article 3 de la Constitution.
Malgré cela, la loi de 1999 avait anticipé. Celle qui vous est déférée pousse ce principe à son aboutissement logique en ce qui concerne les régions.
Dès lors, ne pas faire de même pour la Corse est à la fois contraire au cinquième alinéa de l'article 3 et au principe d'égalité puisque les femmes, en Corse, bénéficieraient de capacités d'accès aux mandats électoraux moindres que celles légitimement aménagées pour la totalité des autres femmes vivant dans les régions françaises.
57. Aucune considération, ni de droit ni même d'opportunité, ne peut, sauf à résonner comme une insulte aux femmes désireuses de briguer un mandat en Corse, justifier une telle violation simultanée du plus ancien et du plus récent de nos principes constitutionnels.
De nouveau, il pourra être aisément et rapidement remédié à cette censure inévitable, ce qui rend d'autant plus certain qu'elle sera prononcée.
II. - Sur le mode de scrutin applicable
aux élections européennes
58. Le principe de la réforme consiste à effacer l'actuelle circonscription unique au profit de huit grandes circonscriptions que l'on a appelées « super-régionales ».
Deux objectifs sont théoriquement poursuivis : d'une part, rapprocher l'électeur et l'élu, d'autre part, représenter notre pays dans sa diversité géographique.
Cette dualité n'est que théorique car le second de ces objectifs est en réalité peu présent, et il convient donc de commencer par l'écarter.
59. Dès l'exposé des motifs de la loi (p. 6), le Gouvernement lui-même tempère fortement l'importance de cette considération en écrivant : « Certes, les responsables de la constitution des listes ont soin, ne serait-ce que dans le souci de rassembler le maximum de voix des courants d'opinion qui leur sont favorables, de faire figurer sur les listes soumises aux suffrages des électeurs des candidats originaires de zones aussi diverses que possible. »
Ainsi, les auteurs du texte montrent eux-mêmes que le problème qu'ils posent se règle de lui-même, du moins pour l'essentiel (car ils évoquent ensuite, à juste titre, le fait que cette diversité peut néanmoins ne pas toujours se retrouver parmi les élus).
60. Au-delà de cette première considération, l'on est en droit de s'interroger sur la pertinence même de l'objectif. L'on ne voit pas bien, en effet, à quel titre les élections européennes devraient refléter la diversité géographique de notre pays plus qu'elles ne le font naturellement par la composition des listes actuelles.
Il existe à cette fin, et il arrive même que certains le regrettent, un Comité des régions institué par le traité d'Union européenne, qui a justement vocation à représenter la diversité géographique de chacun des Etats membres. En outre, nul n'ignore la place qu'occupent les politiques régionales dans les préoccupations et le budget européens.
Dès lors, et sans même parler des conditions mises en oeuvre pour atteindre ce pseudo-objectif, son existence même ne saurait être fondée sur aucune considération issue ni du droit constitutionnel ni du droit communautaire, pas plus que sur une nécessité de fait dont la réalité serait attestée.
Pour le dire autrement, la représentation de la diversité géographique à l'occasion des élections européennes, au-delà de ce qui se fait déjà spontanément, n'est pas à ce point impérative qu'elle puisse rendre légitimes des entraves significatives à la liberté et à la sincérité du scrutin.
61. Dès lors, ne subsiste en réalité, parmi les deux motivations avancées par le Gouvernement et constamment reprises dans les débats, que la première d'entre elles, le souci de rapprocher l'électeur de l'élu.
Mais celle-ci, à son tour, appelle quelques remarques liminaires.
62. La première de ces remarques consiste à relever que cette proximité, si elle peut être bienvenue, n'est nullement une exigence de caractère constitutionnel.
Vous-mêmes avez reconnu, ce que personne ne conteste, l'utilité qui peut s'attacher à « assurer un lien étroit entre l'élu d'une circonscription et les électeurs » (décision no 86-208 DC, considérant no 22), mais vous ne l'avez fait que pour préciser aussitôt que ce souci ne pouvait être pris en compte, au détriment du principe d'égalité, que pour des aménagements marginaux.
63. La deuxième remarque tend à observer que la taille des « super-régions » rend illusoire toute idée de lien réel entre les candidats, donc les élus, et les électeurs (rappelons que, en métropole, les circonscriptions iront de plus de 4 millions à plus de 10 millions d'habitants).
Non seulement la distance restera considérable entre les uns et les autres, non seulement les premiers pourront venir d'une région autre que celle de la plus grande majorité des seconds et être parfaitement inconnus de ces derniers, mais encore y a-t-il lieu de relever qu'il n'existe aucun organe de communication, ni écrit ni audiovisuel, dont le périmètre corresponde à celui des « super-régions », de sorte que l'espérance même de campagnes localisées est matériellement illusoire.
A cela, on peut encore ajouter que, autant les électeurs peuvent se reconnaître sans difficulté dans une circonscription unique nationale ou, à l'inverse, dans des circonscriptions de communes, de cantons ou d'arrondissements, autant l'on peine à concevoir que puissent avoir un sentiment d'appartenance commune et distinctive l'électeur de Bonifacio ou de Menton avec celui de Bourg-en-Bresse, l'électeur de Perpignan avec celui de Bordeaux, l'électeur d'Avranches avec celui de Laon, pour s'en tenir à ces quelques exemples.
64. La troisième remarque vise à souligner les contradictions du discours gouvernemental. Dans le même exposé des motifs, traitant des circonscriptions régionales actuelles pour l'élection des conseillers régionaux, le Gouvernement lui reproche de « supprimer l'ancrage territorial des élus régionaux et de distendre le lien entre les élus et les citoyens » (p. 4), puis, en venant aux circonscriptions européennes, il mentionne « l'ancrage territorial des élus et (...) leur rapprochement avec les citoyens » (p. 7).
Ainsi, dans un cas, la dimension régionale est jugée trop vaste pour permettre un ancrage territorial et simultanément, dans l'autre cas, la dimension « super-régionale », beaucoup plus vaste encore, est présentée comme assurant un tel ancrage. Comprenne qui pourra.
De fait, parler de proximité à propos de circonscriptions hétérogènes comptant plusieurs millions d'habitants, dont chaque élu sera supposé représenter près de 800 000 d'entre eux, est tout simplement une plaisanterie, que l'on ne peut pas même juger aimable.
65. La quatrième et dernière remarque préliminaire est pour observer que le Gouvernement a profité de l'engagement de sa responsabilité pour supprimer les articles 13 et 14 du projet initial. De fait, ceux-ci, qui prétendaient opérer une répartition régionale des sièges dans chaque « super-région », étaient à ce point amphigouriques qu'ils n'eussent certainement pas satisfait aux exigences d'intelligibilité de la loi, et le Gouvernement a fini, même tardivement, par en prendre conscience.
Au moins ces articles tentaient-ils, toutefois, de donner un peu de substance, certes légère, à l'objectif affiché de rapprochement entre élus et électeurs. Leur suppression aboutit ainsi à ce que cet objectif, comme il vient d'être établi, n'est plus du tout susceptible d'être atteint.
En d'autres termes, l'on est passé d'un texte totalement inintelligible, mais partiellement efficace au regard de l'objectif invoqué, à un texte partiellement intelligible, mais totalement inefficace au regard de l'objectif invoqué. L'on ne sait ce qui, constitutionnellement, est le pis.
66. Toujours est-il que, à la lumière des remarques qui précèdent, le dispositif adopté est lui aussi contraire à la Constitution parce que attentatoire tant au principe de parité qu'au principe de liberté et au principe d'égalité.
Les normes de référence ici concernées étant les mêmes que celles déjà mises à l'épreuve par le mode de scrutin régional, l'on se permettra donc de ne pas rappeler ce qui a déjà été écrit à propos de la liberté (supra, 17 à 19) et de l'égalité (supra, 44).
Toutefois, le Conseil constitutionnel n'aura peut-être pas même besoin d'examiner les moyens fondés sur ces principes, puisqu'il en est un, premier dans l'ordre logique, qui suffit à entraîner la censure de l'ensemble du titre II de la loi.
a) En ce qui concerne la violation du principe d'universalité
67. Le découpage adopté par le législateur a pour premier effet de priver du droit de vote les citoyens français résidant hors des frontières de l'Union européenne.
Ceux-ci ont participé à ce scrutin, depuis sa création, soit en votant auprès des consulats, soit, plus rarement, en demeurant inscrits sur la liste où ils étaient inscrits lorsqu'ils résidaient encore en France. Dans le second cas, ils ne seront pas spécialement affectés par la réforme.
Dans le premier, en revanche, sont concernés (selon les données obtenues auprès de la Maison des Français de l'étranger) 245 074 électeurs (pour la dernière élection présidentielle) inscrits auprès des consulats extérieurs aux frontières de l'Union, qui, quoi que vivant souvent depuis longtemps à l'étranger, ne se sentent pas moins, voire au contraire, citoyens français et citoyens européens. La loi déférée priverait purement et simplement beaucoup d'entre eux du droit de vote aux élections européennes.
Nombreux sont ceux, en effet, qui ne relèvent d'aucune des catégories de l'article L. 12 du code électoral (il suffit de songer aux Français nés et résidant dans des pays - par exemple les anciennes colonies ou encore la Suisse - où leurs propres parents avaient eux-mêmes passé leur vie), sans pour autant cesser d'être citoyens.
Il eût été aisé de prévoir, au moins pour ces cas, la possibilité d'un mécanisme de rattachement, résultant, dans des conditions objectives, du décret prévu à l'article 15 de la loi déférée. Mais le législateur ne pouvait s'en tenir à l'abrogation pure et simple, qui résulte de l'article 28 de la loi qui vous est soumise, de l'article 23 de la loi no 77-729 du 7 juillet 1977.
68. Quelle que soit la conception du peuple qu'il s'agit de représenter au Parlement européen, soit peuple de France, soit fraction française du peuple de l'Europe et citoyens européens résidant en France, nos concitoyens établis à l'étranger y appartiennent tous, sans exception.
Tous, sans exception, sont membres de plein droit de l'universalité du collège électoral et nul ne peut les en exclure, à aucun titre.
Dès lors, tout mode de scrutin qui prive certains d'entre eux, quel que soit leur nombre, non seulement de toute représentation mais, plus inacceptable encore, de tout suffrage porte atteinte au plus sacré de nos principes démocratiques, celui selon lequel le suffrage est universel, comme l'énonce solennellement l'article 3 de la Constitution.
Au demeurant, le Gouvernement lui-même en a pris conscience qui, devant le Sénat, a pris l'engagement de traiter ce « problème délicat » (séance du 11 mars 2003) par une loi à venir. Mais cet engagement souligne l'inconstitutionnalité bien plus qu'il ne l'efface : c'est par la loi déférée qu'elle est créée aujourd'hui, c'est dans la loi déférée qu'elle doit être aujourd'hui sanctionnée. Ceci, de surcroît, obligera le Gouvernement à matérialiser les intentions qu'il a affichées et, ainsi, le secondera dans ses efforts qui seraient louables s'ils n'étaient si tardifs.
Dans ces conditions, la censure immanquable de l'article 28 de la loi déférée ne saurait suffire, puisqu'elle rétablirait certes le droit de vote des citoyens concernés, mais ne les autoriserait pas à l'exercer, faute qu'aient été prises les dispositions permettant de les rattacher à l'une ou l'autre des huit circonscriptions.
C'est ainsi l'ensemble du titre II de la loi qui se trouve affecté, et c'est donc l'ensemble de ce titre qui doit être déclaré contraire à la Constitution pour ce premier motif.
b) Sur la violation du principe de parité
69. Du seul fait que l'actuelle circonscription unique nationale serait divisée en huit, le nombre d'élus obtenus par chaque liste en présence sera considérablement réduit.
En conséquence, nombreuses seront celles qui n'obtiendront qu'un seul siège ou, si elles font mieux, un nombre impair de sièges. Il en résultera nécessairement un déséquilibre important entre hommes et femmes, en termes d'élus, alors que l'article 7 de la loi no 2000-295 du 6 juin 2000, modifiant le premier alinéa de l'article 9 de la loi précitée de 1977, a déjà établi le système selon lequel « chaque liste est composée alternativement d'un candidat de chaque sexe ».
De ce fait, l'écart de parité maximum est aujourd'hui de un pour chaque liste obtenant des élus (et seulement s'il y a un nombre impair d'élus, par exemple, trois hommes et deux femmes, si la tête de liste est occupée par un homme). Lorsqu'il n'y a de listes que nationales, seules, à l'expérience, moins d'une dizaine de listes obtiennent des élus(e)s, de sorte que l'écart de parité total porte sur moins d'une dizaine des sièges.
Au contraire, avec huit circonscriptions, l'on peut aisément imaginer qu'environ une vingtaine de listes pourront obtenir des élu(e)s (les deux listes principales en obtenant dans chacune des circonscriptions et quelques listes moyennes parvenant à en obtenir un ici ou là). En conséquence, l'écart de parité actuel pourra être, ipso facto, multiplié par deux, voire davantage.
70. Cette démonstration, difficilement réfutable, suffit à établir que loin qu'elle « favorise l'égal accès des femmes et des hommes aux mandats électifs », comme l'exige pourtant de manière formelle le dernier alinéa de l'article 3 de la Constitution, la loi régresse brutalement par rapport au droit existant.
Si le pouvoir constituant a pris la peine d'opérer cette révision, par la loi constitutionnelle du 8 juillet 1999, c'est justement pour que le législateur ordinaire non seulement améliore la situation chaque fois que pertinent mais, surtout, ne fasse rien qui puisse la dégrader.
Peu importe alors que cette dégradation ne soit pas l'objet poursuivi par les auteurs du texte. Il suffit que ce soit l'effet de sa décision pour que cette dernière soit contraire à la Constitution.
L'on pourra répondre que cela signifierait l'impossibilité totale de découper des circonscriptions pour les élections européennes, à quoi l'on répliquera que c'est effectivement le plus probable, pour cause de parité principalement mais pas seulement (infra, 79), et que si d'aucuns peuvent le regretter, ils ne peuvent plus l'ignorer : la révision constitutionnelle de 1999 oblige, y compris parfois à renoncer à des mesures dont on n'avait pas jusqu'alors perçu l'inconstitutionnalité nouvelle.
C'est donc l'ensemble du titre II qui s'en trouve affecté et sera déclaré contraire à l'article 3 de la Constitution.
c) Sur la violation des principes de liberté et de pluralisme
71. C'est de la liberté des électeurs eux-mêmes qu'il s'agit ici au premier chef.
En 2004, la France élira 78 membres du Parlement européen. Deux d'entre eux le seront dans la circonscription d'outre-mer. Les autres circonscriptions auront entre 6 (Massif central-Centre) et 14 (Ile-de-France) élus.
Ainsi, même à s'en tenir à la métropole, où le seuil d'éligibilité est aujourd'hui de 5 %, il s'élèvera, au minimum, à 7,1 % dans la plus grande circonscription (100 : 14) et à 16,6 % dans la moins vaste (100 : 6).
De ce seul fait, certaines listes aujourd'hui représentées au Parlement en seront désormais exclues, tandis que d'autres verront leurs effectifs actuels notablement amputés lors même, dans l'un et l'autre cas, qu'ils feraient en 2004 les mêmes scores qu'en 1999, et ce indépendamment de l'abaissement de 87 à 78 du nombre des élus français.
72. Face à cette situation, les électeurs qui sont les destinataires premiers d'un mode de scrutin et doivent en comprendre la logique, n'auront de choix, pour un nombre très important d'entre eux, qu'entre voter selon leurs convictions, au risque de perdre toute chance d'être représentés, ou choisir d'être représentés mais à condition de voter pour une liste autre que celle qui aurait leur préférence.
Tous, parce qu'ils ont une expérience démocratique élevée, connaissent la notion de vote utile, de sorte que tous, lorsque leur préférence ne les porte pas naturellement vers l'une des grandes listes en présence, seront confrontés à ce dilemme.
73. Ainsi, c'est un véritable marché de dupe qui leur serait imposé, puisqu'il leur faudrait sacrifier la proximité politique réelle sur l'autel d'une proximité géographique irréelle, troquer leurs convictions politiques contre un pseudo-avantage territorial.
Présenter ainsi - et cette présentation est indiscutable - les termes de l'échange que la loi prétend opérer autoritairement, c'est sinon le disqualifier - pas encore - du moins établir qu'il est intrinsèquement attentatoire à la liberté des électeurs, et qu'il est d'ailleurs fait avant tout pour cela, tant il est clair que les arrière-pensées partisanes l'inspirent seules.
Mais cette atteinte objective à la liberté démocratique des électeurs, ainsi qu'à celle des partis qui les représentent, et donc au pluralisme, pourrait, on le sait, être admise, à défaut d'être approuvée, si elle pouvait se réclamer d'une justification d'intérêt général.
Il n'en est rien.
74. Dans le débat, plusieurs arguments ont été avancés, en plus de celui de la proximité géographique dont on a déjà mesuré l'inconsistance. Sont ainsi apparus tour à tour le rôle croissant du Parlement européen, l'anonymat des élus français (qui apprécieront), l'ampleur de l'abstention.
Reprenons-les dans l'ordre inverse.
75. L'ampleur de l'abstention est à la fois spectaculaire et préoccupante. Toutefois, l'on voit mal comment il serait possible de lutter efficacement contre elle en adoptant un mode de scrutin décourageant pour les soutiens des petites et moyennes listes sans être en rien mobilisateur pour ceux des grandes.
L'abstention, et les soussignés ne l'écrivent qu'à regret, doit tout au système politique et rien au mode de scrutin, comme le prouvent ses progrès hélas ! continus dans des élections qui toutes, pourtant, obéissent aux règles et aux mécanismes les plus divers.
Le phénomène n'est nullement propre aux élections européennes, même si c'est à cette occasion qu'il est le plus visible, ce qui suffit à exclure qu'il puisse être dû au(x) mode(s) de scrutin. De plus, on l'aura compris, ceci vaut, en tant que de besoin, pour le mode de scrutin régional aussi (supra, 23).
76. L'anonymat des élus français est doublement relatif.
Il l'est une première fois en ceci que figurent sur les listes nationales actuelles des dirigeants importants, souvent très connus à l'échelle nationale ou, à défaut, locale, de sorte que l'on voit mal comment la ventilation entre huit méga-circonscription ferait surgir des personnalités moins « anonymes ».
Il l'est une seconde fois en ceci que, dans les scrutins de liste existants, même au niveau municipal, a fortiori au niveau départemental ou régional, les électeurs connaissent, souvent, la tête de liste, parfois, mais déjà beaucoup plus rarement, quelques-uns des colistiers, et jamais l'ensemble des candidats, fût-ce simplement de nom. Et encore cette observation vaut-elle pour des niveaux géographiques effectivement anciens et assez proches. A plus forte raison vaudrait-elle pour un échelon qui ne correspondrait à aucune pratique ou tradition et demeurerait extrêmement éloigné.
A ce double titre, nul ne peut sérieusement être convaincu par l'argument du gain de notoriété des candidats, donc des élus, que provoquerait le découpage adopté.
77. Le troisième argument, celui tiré de l'accroissement du rôle du Parlement européen, est le seul qui, dans un premier temps, pourrait être convaincant.
En effet, ce qui est souhaitable dans une assemblée délibérative nationale - l'existence d'une majorité, la lutte contre l'atomisation de la représentation, etc. - ne cesse pas de l'être au niveau européen.
A cette évidence peuvent s'ajouter encore deux considérations. Premièrement, il est de l'intérêt de la France de pouvoir peser dans l'enceinte européenne et, à cette fin, d'avoir une présence forte dans les divers groupes parlementaires qui s'y forment. Deuxièmement, même si elle n'a pas les moyens, seule, d'y favoriser la bipolarisation, elle peut choisir de commencer par y apporter sa propre contribution en espérant que son exemple inspirera ses partenaires.
Si pertinents que puissent être ces arguments, l'on va vite découvrir qu'ils ne résistent pas à l'examen.
78. S'agissant, tout d'abord, de la présence française dans les divers groupes parlementaires, elle est le reflet de la diversité des opinions nationales, et rien ne permet d'affirmer que la France perde à cette variété, dans laquelle elle est rejointe par d'autres nationalités, faute de quoi il serait impossible de réunir les effectifs nécessaires à la formation d'un groupe.
Dès lors, l'on peut être fondé à penser que la France gagne davantage à être représentée dans de nombreux groupes qu'à l'être un peu plus dans quelques-uns seulement.
L'on conviendra aisément que les deux thèses ont leurs mérites et que l'on peut plaider aussi raisonnablement pour l'une que pour l'autre, le choix étant alors affaire de priorités.
Mais justement parce que les deux thèses sont défendables, cela exclut que l'une d'elles soit à ce point dirimante qu'elle puisse justifier que, en son nom, soit gravement entravée la liberté de choix des électeurs.
79. S'agissant ensuite de la formation de majorités au sein du Parlement européen, l'objectif n'a nul lieu d'être poursuivi puisqu'il est déjà atteint.
Depuis qu'il est élu au suffrage universel direct, en effet, le Parlement européen a toujours eu une majorité ample, solide, formée des principaux groupes parlementaires.
Que ces groupes dessinent ainsi une majorité aux contours politiques très différents de ce qui existe en France ne fait aucun doute.
Mais il ne fait aucun doute non plus, premièrement, que cette majorité existe bien et, grâce à un esprit de compromis qui l'honore, fonctionne globalement sans problèmes graves ; deuxièmement, qu'il est naturel que les clivages politiques européens puissent être différents, justement parce qu'européens, des clivages politiques nationaux ; troisièmement, que la France n'a ni capacité ni légitimité à prétendre imposer à l'Europe les frontières politiques de son choix, reproduisant à l'identique les siennes propres.
80. Dans ces conditions, aucune des motivations avancées par les auteurs de la loi n'offre une justification suffisante, ni même significative, à l'atteinte portée à la liberté des électeurs et au pluralisme des élections. Ne subsistent donc que cette atteinte que rien, partant, ne vient rendre légitime ou simplement justifiable.
81. A cela, on ne manquera pas d'objecter que cette démonstration s'opposerait de la même manière à tout découpage, quelles qu'en soient les délimitations.
C'est exact et il est temps d'en prendre conscience, quitte à ce que ce soit, pour certains, à regret. En plus du principe de parité (supra, 70), s'opposent à toute division soit le droit communautaire, soit d'autres considérations constitutionnelles.
D'un côté, en effet, cette démonstration ne s'opposerait pas à ce que soient découpées 78 circonscriptions uninominales (dont au moins une pour les Français établis hors des frontières européennes), mais cela se heurterait au principe européen qui privilégie la représentation proportionnelle.
De l'autre côté, cette démonstration s'oppose effectivement à tout découpage qui aboutit arithmétiquement à relever le seuil d'éligibilité, sans motif légitime.
L'on en revient toujours ainsi à l'essentiel : l'objet de ces élections est de donner une représentation politique des citoyens concernés, nullement une représentation géographique, et cette seconde préoccupation ne saurait en aucun cas être recherchée ou satisfaite au détriment, si peu que ce serait, de la première.
82. En réalité, chacun sait que la représentation proportionnelle nationale pénalise avant tout les grands partis de gouvernement, où qu'ils se situent. C'est un désagrément que tous ont connu et c'est celui que la majorité souhaite s'épargner, ou limiter, par cette réforme qui n'obéit en vérité qu'à cet objectif.
Mais chacun sait aussi, en premier lieu, que toutes les autres élections - municipales, cantonales, régionales, législatives, sénatoriales et présidentielle - favorisent, pour des raisons facilement compréhensibles, les grandes formations au détriment des moins grandes et qu'il n'est donc pas inconvenant qu'il en aille autrement dans un seul scrutin, qui se différencie ainsi des six autres ; en second lieu, que la diversité de représentation qui en sort, même infidèle également à sa manière, présente des avantages réels, en termes d'expression brute du pluralisme, faisant contrepoids à ses inconvénients ; en troisième lieu que, en tout état de cause, épargner une mauvaise soirée, tous les cinq ans, aux dirigeants en fonction est un motif trivial à une réforme de cette gravité.
A ce deuxième titre, donc, elle sera déclarée contraire à la Constitution parce que attentatoire aux principes de liberté et de pluralisme.
d) Sur la violation du principe d'égalité
83. Elle résulte à la fois du principe même du découpage et de ses conséquences.
84. S'agissant, en premier lieu, du principe il consiste, divisant les 78 sièges actuellement disponibles en huit circonscriptions, non seulement à isoler les Européens jusqu'ici réunis dans un même corps électoral en France, mais encore à les faire bénéficier dans des conditions inégales de la règle commune de la représentation proportionnelle.
Celle-ci disparaît purement et simplement pour l'outre-mer, avec deux sièges qui ne permettent qu'un scrutin doublement inéquitable : une première fois en ceci qu'il devient majoritaire alors qu'il est proportionnel pour tous les autres ; une deuxième fois en ceci qu'il est, de surcroît, très injustement majoritaire, puisqu'une liste qui aura réuni un peu moins d'un tiers des suffrages exprimés n'aura aucun élu, tandis que si l'une réunit un peu plus d'un tiers et l'autre un peu moins des deux tiers, elles auront chacune un élu, le même nombre donc alors que la première aura réuni deux fois moins de suffrages que la seconde.
Au-delà, les Français ne retireront pas tous le même bénéfice de la représentation proportionnelle, puisque les effets de celle-ci diminuent avec le nombre de sièges à pourvoir. Même dans la région la mieux dotée, elle ne jouera que sur 14 sièges. Dans les autres, elle ne jouera que sur 6 sièges (Massif central-Centre), 10 sièges (Ouest, Sud-Ouest), 11 sièges (Est), 12 sièges (Nord-Ouest) ou 13 sièges (Sud-Est).
Dans tous les cas, l'on est fort loin de la proportionnalité qu'offre la circonscription unique avec ses 78 sièges, mais surtout on aboutit à ce que les électeurs voient leurs possibilités se restreindre les uns par rapport aux autres, au fur et à mesure que s'abaisse le nombre de sièges à pourvoir.
85. S'agissant, en second lieu, des effets de ce découpage, ils sont d'aboutir à des écarts de représentativité importants.
Ainsi, la circonscription Est compte, selon le recensement de 1999, 8 114 010 habitants et aura 11 élus, soit une moyenne de 737 637 habitants par siège.
L'outre-mer, avec 1 667 436 habitants et deux sièges établira sa moyenne à 833 718 habitants par siège.
Enfin, si l'on voulait s'en tenir à la seule métropole quoique l'on ne voie pas bien ici à quel titre, le Sud-Est, avec 10 411 754 habitants et 13 élus aurait une moyenne par siège de 800 904 habitants.
Donc, un élu de l'Est représentera en moyenne 60 000 habitants de moins qu'un élu du Sud-Est et près de 100 000 habitants de moins qu'un élu d'outre-mer.
Il résulte de ce constat que n'est pas respecté le principe, dont vous-mêmes avez rappelé l'importance, selon lequel un découpage doit s'opérer sur « des bases essentiellement démographiques » (décision no 86-208 DC précitée, considérant no 21).
86. Certes, en même temps que vous énonciez ce principe, vous indiquiez que le législateur pouvait atténuer cette règle fondamentale à la double condition que ce fût « dans une mesure limitée » et pour « tenir compte d'impératifs d'intérêt général » (ibid.).
Du même coup, vous aviez également admis l'existence d'écarts de population pouvant aller jusqu'à 20 % par rapport à la moyenne (ibid., considérant no 23).
Dès lors, qui tentera de défendre le dispositif observera que, d'une part, l'écart de moyenne par siège d'une circonscription à l'autre est toujours inférieur à 20 %, d'autre part, qu'il se situe au niveau le plus faible qu'il était possible d'atteindre en respectant la continuité territoriale des huits circonscriptions.
87. De cela, on ne disconviendra nullement, mais on ne se contentera pas davantage, pour deux raisons essentielles :
Premièrement, le niveau de distorsion que vous avez admis pour le scrutin législatif n'est pas transposable au scrutin européen. Dans le premier cas, force était de découper des circonscriptions dans un espace étroit, avec des contraintes géographiques permanentes et des contraintes topographiques parfois importantes, de sorte que ces difficultés rendaient légitime l'admission d'un niveau de distorsion, 20 %, en lui-même élevé. Ces caractéristiques ne se retrouvent absolument pas pour le scrutin européen, en conséquence de quoi le niveau de distorsion tolérable doit être sensiblement plus bas.
Deuxièmement, seul le choix, compréhensible mais nullement impératif, de ne pas diviser les régions dans les huit circonscriptions fait que ce découpage est, peut-être, le moins mauvais possible à ce titre. Mais, puisque ces huit circonscriptions ne correspondent de toute façon à rien d'existant, ne vivront, mal, que le jour du scrutin, réuniront des électeurs qui n'ont souvent rien en commun, tout plaidait pour les former à partir des départements plutôt que des régions, moyennant quoi il eût été aisé de parvenir à un équilibre démographique, donc démocratique, rigoureux.
88. Ainsi, les conditions posées par votre décision précitée ne sont pas remplies ici. Seule, pour cette élection, la circonscription nationale unique garantit un équilibre démographique absolu, étendu même aux Français expatriés, tandis que tout découpage le rompt sans utilité, et le rompt d'autant plus gravement qu'il choisit arbitrairement de ne regrouper que des régions plutôt que des départements.
Où la voix de chaque Français et de chaque citoyen de l'Union vivant en France était exactement égale à celle de tous les autres, le découpage aura pour effet que certaines pèseront sensiblement plus, ce qui est la définition même de la rupture d'égalité.
Sur ce moyen aussi, donc, le titre II devrait être censuré s'il ne l'avait pas déjà été sur l'un des deux fondements précédents.
(Liste des signataires : voir décision no 2003-468 DC.)