Les peurs que suscitent aujourd'hui internet témoignent donc à leur façon de notre réalité humaine: il n'y a aucun choix sans risque; mais nous avons la possibilité d'opter pour un moindre risque. Je dis que c'est celui de la liberté. A ceux qui craignent que d'autres disent des bêtises sur internet, on pourrait répondre que, depuis que Dieu a créé l'homme, celui-ci a bien souvent dit des bêtises, et qu'on ne voit pas ce que ça change, qu'il les dise sur internet ou ailleurs... A la circulation d'une parole libre, rien ne saurait me conduire à m'opposer.
Plus pertinent: dans un article récemment paru (Netsurf n° 10, décembre 1996), Alain Finkielkraut expose le "refus personnel" qu'il oppose à Internet. L'auteur soutient ce refus de trois arguments: 1) il n'éprouve pas le besoin de l'utiliser; 2) Internet "crée des réseaux qui n'ont plus rien à voir avec le territoire, la langue, ce qu'on appelle traditionnellement l'espace public"; 3) C'est une histoire de "téléprésence, inquiétante, surtout quand elle se pare du prestige du nomadisme, parce que cet alibi idéologique est dangereux".
Que Finkielkraut n'ait pas besoin d'internet pour vivre, cela me paraît un signe d'équilibre de sa part. Mais qu'apparaissent des réseaux sans liens avec la langue, le territoire (national), etc., me paraît salutaire. L'espace public y prend pleinement sens: espace du public, distribution dans un espace partagé de voyageurs et de nomades. De ces derniers proviennent rarement les guerres... Parcourir un tel espace peut s'avérer une façon de renouer avec l'expérience de la diaspora, celle-là même que fit au cours des siècles le peuple de Dieu. De fait, Internet est un espace sans territoires. On n'y vivra pas l'épisode de la conquête. On s'y enrichira de l'expérience d'un exil à la dimension du monde. On y écrira un texte sans fin, oeuvre de scribes toujours à venir.
A lire Finkielkraut, je me disais qu'il nous est encore impossible de parler d'internet sans aussitôt dévoiler quelque chose de notre rapport au monde, à l'espace, à l'altérité mais aussi, en un certain sens, au texte, à l'écriture. Rien n'y est possible sans être relié au monde, projeté dans l'espace, confronté à l'altérité, placé à son tour devant l'injonction d'écrire. Là réside l'aspect inédit d'internet.
Il est trop tôt pour évaluer l'inouï de cette expérience, nouvelle, d'habiter le monde sans être insérés dans des frontières; mais rien ne nous oblige à vivre dans la nostalgie du lieu. Il est trop tôt pour mesurer ce que signifie la liberté de la parole humaine; mais nous pouvons tenter d'y faire transparaître quelque chose de la parole de notre Dieu. Il est trop tôt pour tirer les leçons de cette "téléprésence". L'archétype de la téléprésence est cependant l'Esprit, ou l'ange, porteur des nouvelles du lointain. Par nature, il inquiète et suscite la crainte. Rien n'oblige pourtant à lui tourner le dos.
Il en est d'Internet comme de toute entreprise humaine: la rencontre de l'autre, parfois, peut conduire vers le tout-autre; la parole donnée peut apporter les traces de sa venue.
Nous délaisserons bientôt un siècle qui a atteint les sommets du totalitarisme et de la barbarie, presque toujours au nom des frontières, des langues et des races. L'apparition d'un espace sans lieu, voué au nomadisme et toujours en appel d'écriture, peut être de nature à nous conforter dans l'espérance...
Pierre-Yves Ruff (© Théolib, site et revue du libéralisme théologique) http://www.theolib.com
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