Le projet de loi contre le piratage est d'ores et déjà obsolète.

Le numérique, fils du vent

article paru dans Libération le 11 février 2004

Par Wladimir MERCOUROFF et Dominique PIGNON

 

Dominique Pignon
directeur de recherche au CNRS, laboratoire de physique théorique de l'Ecole normale supérieure


Wladimir Mercouroff
professeur, secrétaire de la fondation de l'Ecole normale supérieure

 

Le cycle d'innovation de la technologie numérique n'est pas achevé. Les performances actuelles des technologies seront multipliées par 10 ou 100 dans les années qui viennent, à prix constant ou décroissant.

La nouvelle loi sur l'économie numérique, actuellement en débat au Parlement, ainsi que les procès contre les échanges de fichiers sur l'Internet, menés par les industriels de l'audiovisuel, traitent le symptôme sans analyser et comprendre la cause : la naissance d'une nouvelle économie numérique des biens immatériels. Il faut se rappeler la prophétie de McLuhan : «Le message, c'est le médium !»

Les déboires des industriels ne seront pas résolus avec des méthodes anciennes de lutte contre le piratage, telles que des poursuites légales ou la mise en place de verrous logiciels ou matériels. C'est «mission impossible», à moins de transformer la technologie et de détruire son usage en introduisant un contrôle centralisé (Big Brother) de tous les ordinateurs au nom de la sécurité, à l'instar du projet Palladium d'Intel et Microsoft.

On assiste ainsi à des comportements schizophrènes de la part de certains industriels. Les uns veulent empêcher par des procédures légales et techniques le piratage des contenus qu'ils vendent, les autres ­ et ce sont souvent les mêmes ­ font de la facilité du piratage un argument de vente pour leurs matériels. Ils le font car l'Internet s'est toujours développé sur un modèle économique gratuit pour les contenus. Son extension rapide dans le grand public repose sur la mise à disposition d'une grande masse d'informations gratuites.

Ces comportements, ainsi que l'éclatement de la bulle Internet, ont tous une cause commune : la naissance d'une économie numérique immatérielle dont les lois sont différentes de celles qui régissent l'économie classique des biens matériels.

Elles sont différentes en raison de la nature différente des biens et en raison des potentialités de la technologie numérique elle-même.

La méconnaissance de ces nouvelles lois économiques et des nouvelles pratiques qui leur sont associées, conjuguées avec les possibilités radicalement nouvelles des technologies numériques, a conduit et conduira encore, si on les ignore, à des catastrophes économiques auxquelles seront condamnés tous ceux qui voudront utiliser les schémas de pensée en usage dans l'économie classique des biens matériels.

Cette méconnaissance se conjugue avec un développement très rapide de la technologie informatique, bien matérielle celle-ci, qui renforce continuellement la rationalité autonome de la nouvelle économie numérique.

Nous n'en sommes qu'au début. Le cycle d'innovation de la technologie numérique n'est pas achevé. Les performances actuelles des technologies seront multipliées par 10 ou 100 dans les années qui viennent, à prix constant ou décroissant. Les lois de cette nouvelle économie numérique vont donc s'imposer de plus en plus brutalement. On ne pourra plus dissimuler les contradictions observées dès aujourd'hui, où l'on voit dans la presse des industriels de contenus (audiovisuel, musique et vidéo) se lamenter sur les dégâts du piratage, alors que sur la même page des publicités vantent les performances merveilleuses des nouveaux enregistreurs de DVD qui permettent de copier les films avec une qualité et une facilité inégalées.

La copie numérique, c'est l'original. L'utilisation du numérique permet, pour la première fois, de fabriquer des copies identiques à l'original. Cette identité fait disparaître la notion même d'original. Personne, quelles que soient les techniques utilisées, aussi sophistiquées soient-elles, n'est capable de distinguer la copie d'un contenu numérisé, de l'original, même si l'auteur peut apposer sa signature de manière indélébile.

Avec la copie numérique, la spécificité de l'original disparaît, et avec elle disparaissent aussi les lois de l'économie classique, qui font de l'original matériel un bien d'une valeur supérieure à la copie, pratique déjà ambiguë pour la photo argentique.

Le coût de reproduction des contenus numériques est quasi nul. Cela tient au caractère quasi immatériel de l'information. Quand on parle d'économie immatérielle, on commet un abus de langage. Les fichiers informatiques qui sont stockés sur les disques durs des ordinateurs, les signaux qui transitent sur les réseaux sont matériels. Il faut dépenser de l'énergie pour les stocker ou les transporter, mais extrêmement peu : il faut dépenser une énergie qui est sans commune mesure avec les énergies que nous utilisons dans notre monde matériel.

De nos jours, l'informatique manipule quelques centaines de milliers d'atomes pour graver un bit d'information sur un disque magnétique. Dans notre monde matériel, nous en déplaçons des milliards de milliards à chacun de nos actes, fussent-ils microscopiques à nos yeux. Demain, la technologie numérique manipulera quelques atomes. Dans les décennies à venir, cette économie numérique sera donc des centaines de milliers de fois plus immatérielle qu'elle ne l'est aujourd'hui.

Le coût de distribution des contenus numériques est quasi nul. La distribution dans l'économie classique des biens matériels est une tâche essentielle, complexe et coûteuse. Distribuer des livres ou des machines à laver, qui pèsent lourd et qu'il faut déplacer matériellement pour les livrer sur l'ensemble d'un continent, est l'une des tâches essentielles du commerce. Et cela, même quand le réseau de transport est construit. Chaque nouveau déplacement d'une machine à laver a un coût incompressible important.

Cette distribution matérielle, qui nécessite beaucoup de capitaux, n'existe pas dans l'économie immatérielle : une fois les réseaux informatiques construits, la distribution est quasi gratuite.

La socialisation de cette technologie numérique à travers les réseaux change elle aussi, par rapport aux lois communes. Une personne peut envoyer par courrier électronique ou mettre à la disposition de tous les internautes un contenu audiovisuel acheté pour son usage personnel : cela ne lui coûte quasiment rien (si elle possède un abonnement au réseau dont le prix ne dépend pas de la quantité d'informations échangée). Ainsi, la distinction entre la diffusion privée et la diffusion publique disparaît.

Cette particularité remet en question les droits de reproduction et les droits d'auteurs tels qu'ils ont été conçus, sur la base de l'ancienne technologie matérielle de reproduction et de diffusion des livres, des disques et des films.

C'est ainsi que ces effets radicalement nouveaux mettent en question les dispositifs techniques et légaux mis en place pour réguler les technologies de stockage et de diffusion des livres, des CD et des films en bobine, ou tout autre bien culturel nécessitant un support matériel.

Les contenus audiovisuels sont particulièrement visés par cette technologie numérique. Le livre est encore relativement préservé car le support numérique n'est pas encore bien adapté à la lecture : il est toujours plus efficace et plus agréable de lire un livre ou un journal imprimé sur du papier plutôt qu'un écran. Le coût d'impression du document devient vite prohibitif et le résultat n'a pas le même usage que celui d'un livre relié ou d'un journal imprimé.

Il n'en est pas de même avec la musique et la vidéo. La copie d'un CD est rigoureusement identique à l'original, si ce n'est la pochette. Et la fonction du CD est la même que celle de l'original : ils utilisent la même technologie de lecture.

Les dispositifs de cryptage du contenu utilisés par les vendeurs ne changent rien à l'affaire, car la personne qui achète un contenu audiovisuel, un film, une musique, doit pouvoir l'écouter ou le voir : elle a donc accès au contenu en clair. L'informatique lui permet de mémoriser ce contenu en clair et de le transformer en un fichier informatique standard qui peut être diffusé sur l'Internet comme un bien gratuit en mettant à mal les droits d'auteur et de diffusion. Toutes ces pratiques ne sont que l'application des potentialités des technologies numériques.

On comprend que les dispositifs mis en place pour réguler l'échange et la vente des biens culturels, médias et livres, soient mis radicalement à mal par les lois économiques engendrées par cette nouvelle technologie. L'imprimerie a détrôné la calligraphie des manuscrits, le numérique rend obsolète les dispositifs technologiques et légaux de contrôle de la reproduction et de la diffusion des supports analogiques classiques.

Comment aborder cette économie des biens immatériels ? La première réaction a été de faire appel au gendarme. Mais en dehors du fait qu'il n'existe pas de gendarmes internationaux, on ne pourra pas faire l'économie d'une réflexion nouvelle, sans a priori, et d'une concertation entre le législateur et tous les acteurs, internautes, auteurs de contenus, diffuseurs, pour prendre en compte la nouvelle donne de l'économie numérique.

Des pistes existent. On utilise déjà des biens immatériels qui fonctionnent sous des régimes apparemment «gratuits», en fait mutualisés :

Ces quelques exemples parmi tant d'autres montrent que cette économie «gratuite» de biens immatériels peut se faire sur la base d'une mutualisation, par l'impôt, l'abonnement, la cotisation forfaitaire, etc. Cette voie a d'ailleurs été ouverte en France pour les biens culturels numériques, par la taxe sur les supports numériques vierges, destinée à couvrir le manque à gagner dû à la copie privée.

Personne aujourd'hui ne peut proposer une solution clés en main. C'est irritant, mais une loi prématurée qui défendra des positions qui reposent sur la maîtrise et le contrôle de technologies obsolètes ne résoudra pas les problèmes de droits d'auteur et de propriété intellectuelle et sera ainsi inefficace.


Wladimir MERCOUROFF et Dominique PIGNON

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