Magistrat professionnel et internaute, j'attendais naïvement beaucoup de la fin de la concession de service public de l'Européenne de données (ORT) qui exploite le système de base de données connu sous le nom de Juridial: l'espoir pour tout dire d'un service juridique français en ligne digne de ce nom et susceptible, comme c'est aussi la vocation du service public, de servir de vitrine technologique incitative pour montrer aux utilisateurs potentiels l'une des utilités majeures de l'informatique et d'Internet, la documentation en ligne.
La nouvelle de sa reconduction dans le cahier multimédia de "Libération" du 28 février 1997 me catastrophe, tant elle est caractéristique de l'état d'esprit crétino-minitéliste de nos soi-disant élites. On savait déjà que la France était en train de rater le train d'Internet, mais à ce point... La France sera donc le seul pays développé dont la Cour Suprême n'aura pas sa jurisprudence en ligne, directement accessible non seulement aux professionnels mais aussi aux étudiants et aux citoyens. Il nous reste le Conseil Constitutionnel, honneur à lui, et quelques ministres de leur siècle. Plus les serveurs étrangers, parmi lesquels il ne faut pas oublier la bibliothèque du Congrès des États-Unis et plusieurs universités nord-américaines. Si cela pouvait donner des idées à nos assemblées parlementaires qui, comme le Conseil Constitutionnel, ne sont pas liées par la concession...
Mieux même. Alors que se met en place un projet mondial visant à mettre en ligne sur un seul site l'ensemble des textes de lois du monde entier, la France, là encore, sera le seul pays développé absent.
Le plus rageant est que le site web de la Cour de Cassation française existe, développé par son service de documentation. Mais en Intranet et strictement réservé aux magistrats de cette juridiction, précisément pour respecter le monopole du concessionnaire.
C'est vraiment le monde à l'envers. Depuis l'aube des démocraties antiques, faire connaître le droit aux citoyens est une fonction régalienne par excellence. Créer, au moins à l'intention des magistrats, un service de documentation interne informatisé semblerait la moindre des choses dans une perspective de modernisation du service public. Eh bien non ! L'État refuse d'assumer ses fonctions et se défausse sur un monopole privé cher, inadapté à la demande, et techniquement obsolète.
Le comble est l'évocation du magistrat au fin fond de la Corrèze ! C'est déjà pas malin de se moquer ainsi du plus illustre des corréziens, qui a eu au moins le mérite d'avouer son ignorance et de vouloir la combler en explorant la souris. Nous avons tous été, un jour ou l'autre, des débutants.
Mais est-ce que ces gens là ont seulement une idée de la façon dont nous autres magistrats nous travaillons ?
Est-ce qu'ils savent qu'un ordinateur, ce n'est pas seulement une machine à écrire perfectionnée ? Est-ce qu'ils connaissent quelque chose à la bureautique ?
Est-ce que tout simplement ils savent que dans nos juridictions il y a davantage d'ordinateurs que de Minitels sur le bureau des magistrats ? Et que ce sont évidemment les mêmes qui n'ont pas peur de l'ordinateur qui recourent encore à Juridial ?
Est-ce qu'ils savent qu'il faut moins de temps pour trouver et charger sur le site de Jérôme Rabenou (loué soit-il !) un article du Code Civil que l'on pourra placer dans une décision par copier-coller, que pour obtenir la connexion avec Juridial en vue d'une page Minitel à recopier à la main ? Qu'un abonnement Internet peut coûter moins cher que celui au téléphone ?
Est-ce qu'il savent qu'une vitesse de connexion de 1200, et même de 2400 bps via Transpac, c'est technologiquement obsolète au moment ou France Télécom annonce l'arrêt du développement de la technologie Minitel, et alors qu'il existe sur le marché des modems permettant des vitesses trente fois supérieures, et pour moins de 1000 francs ?
C'est à se demander si ces gens-là se servent professionnellement d'un ordinateur, pour oser proférer de pareilles sottises.
Le système Juridial exploité par le concessionnaire est fondé sur le Minitel. Il est technologiquement et économiquement obsolète. Il fait rire tout le monde à l'étranger, y compris lorsqu'il s'agit "d'informatiser" les magistrats africains. Le Minitel c'est bon pour la Corrèze, pas pour le Zambèze.
Il est également obsolète dans son concept fondé sur la complémentarité entre la consultation des bases de données et le support papier de la bibliothèque de la juridiction ou l'envoi par la poste du document papier. Aujourd'hui les magistrats fréquentent beaucoup moins la bibliothèque. D'abord parce qu'ils n'ont généralement plus le temps. Ensuite parce que le passage de la rédaction manuelle à la rédaction sur ordinateur, qui est largement engagé, fait que l'on ne prend plus de note à la main lorsque l'on utilise un traitement de texte. Et il n'est pas évident de trimballer son ordinateur de son bureau à la bibliothèque. Enfin parce que l'on travaille généralement en limite du temps annoncé pour vider le délibéré et qu'il n'est pas envisageable d'attendre un document papier arrivant par la poste plusieurs jours plus tard. Nous sommes à l'ère des gains de productivité, y compris dans la justice.
Le magistrat a ainsi beaucoup plus tendance à rester dans son bureau et, lorsqu'il sait que ça existe, bien sûr, il est donc davantage demandeur d'une documentation directement accessible depuis celui-ci. Déjà, je fonctionne avec les principaux codes scannés par un collègue, c'est beaucoup plus rapide que le code papier lorsque l'on cherche simplement à vérifier une référence sans examen de la jurisprudence connexe. Le concept du bureau zéro papier, quoi, à part les pièces officielles du dossier pour faire foi.
L'impossibilité de retour en arrière dans la consultation d'un document comportant plusieurs pages d'écran et d'un copier-coller direct, qui avec la lenteur exaspérante du 2400 bps sont les principales caractéristiques de Juridial, sont tendanciellement insupportables dans ce contexte.
Ne parlons pas du fait que les documents chargés à grande patience et grands frais grâce à des émulations Minitel sur ordinateur doivent encore être corrigés pour être présentables, la saisie ayant été souvent faite sans les accents français, et de toute façon ceux-ci ne passant généralement pas dans la transmission faites sur 7 bits et non sur 8, ou alors se sublimant en caractères exotiques et autres codes sybillins. Ce n'est que la cerise sur le gâteau.
Cette technologie a treize ans, et en informatique treize ans c'est un siècle.
Pauvre France, pauvre juge, pauvre citoyen.
Henri Balmain Conseiller à la Cour d'Appel de Grenoble hbalmain@alpes-net.fr