LOI RELATIVE À LA RÉTENTION DE SÛRETÉ ET À LA DÉCLARATION D'IRRESPONSABILITÉ PÉNALE POUR CAUSE DE TROUBLE MENTAL
Monsieur le président, mesdames et messieurs les membres du Conseil constitutionnel, nous avons l'honneur de vous déférer, en application du deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, l'ensemble de la loi relative à la rétention de sûreté et à la déclaration d'irresponsabilité pour cause de trouble mental telle qu'adoptée par le Parlement.
A l'appui de cette saisine, nous développons les griefs et les moyens suivants à l'encontre, en particulier, des articles 1er, 3, 4 et 13 du projet de loi.
Afin d'éviter toute mauvaise compréhension de la présente saisine, ses auteurs entendent affirmer, à titre liminaire, leur attachement républicain à la sécurité des personnes et des biens ainsi qu'à l'objectif légitime de la lutte contre la récidive. Cependant, le respect de ces exigences ne doit pas aller jusqu'à méconnaître ouvertement les droits et libertés fondamentaux que la Constitution reconnaît à tous.
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I. - Sur l'article 1er de la loi
L'article 1er du projet de loi modifie le code de procédure pénale, afin de permettre le prononcé de mesures de rétention de sûreté à l'encontre de personnes achevant l'exécution de leur peine et présentant une « particulière dangerosité caractérisée par une probabilité très élevée de récidive ». Les personnes concernées doivent avoir été condamnées à une peine de réclusion criminelle d'une durée égale ou supérieure à quinze ans, pour une série de crimes commis sur mineurs ou de crimes aggravés.
Sous couvert d'une lutte contre les cas de récidive en matière sexuelle, le législateur a finalement investi un large champ d'incriminations pour créer une privation de liberté qui peut être perpétuelle, en violation des principes fondamentaux de la responsabilité et de la procédure pénale tels que consacrés par l'article 66 de la Constitution et les articles 7, 8 et 9 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. En particulier, le motif permettant le prononcé de la mesure de rétention ne répond pas à l'exigence pour le législateur de définir les causes de l'emprisonnement en termes suffisamment clairs et précis. Cet article 1er opère en outre une rupture d'égalité devant la loi.
I-1. Sur la violation de l'article 66 de la Constitution
et des articles 7, 8 et 9 de la DDHC
La mesure de rétention de sûreté, tel que prévue par le projet additionnel d'un nouvel article 706-53-13 du code de procédure pénale, est, au-delà des mots employés par le projet de loi, une atteinte très grave et manifeste à la liberté individuelle telle que consacrée par l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Le mécanisme prévu n'est en aucun cas comparable aux dispositifs précédemment validés par le Conseil constitutionnel, de telle sorte que l'ensemble des principes les plus établis et les plus nécessaires de la procédure et de la responsabilité pénale sont violés.
Conformément aux principes de votre jurisprudence, et conformément également à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, la qualification donnée par la loi n'est pas un motif déterminant pour caractériser l'existence d'une peine (décision n° 93-344 DC du 20 janvier 1994, décision n° 2004-504 DC du 12 août 2004). Or, au regard de la nature de la mesure, sa gravité ― caractérisée par un enfermement dans une enceinte pénitentiaire, la garde par un personnel de l'administration pénitentiaire ― et ses conditions d'application, la rétention de sûreté est un complément de peine, une prolongation très grave ― car d'une durée qui peut être perpétuelle ― de la privation de liberté.
Ainsi, la rétention prévue par le projet de loi n'est pas une mesure de police qui serait « dépourvue de tout but rétributif ou expiatoire » (Merle et Vitu, Traité de droit criminel, n° 610). Par la privation de liberté qu'elle entraîne, le caractère punitif est évident.
Elle n'est pas non plus une simple modalité d'exécution de la peine, comme le placement sous surveillance électronique mobile. Pour considérer que ce placement n'était pas une sanction, le Conseil constitutionnel avait notamment relevé :
« que la surveillance judiciaire est limitée à la durée des réductions de peine dont bénéficie le condamné ; qu'elle constitue ainsi une modalité d'exécution de la peine qui a été prononcée par la juridiction de jugement » (décision n° 2005-527 DC du 8 décembre 2005).
Par conséquent, loin de se fondre dans la peine en l'exécutant sous une autre forme, la mesure de rétention de sûreté prévue par le projet de loi est une authentique privation de liberté succédant à la peine principale et constituant la continuation de l'emprisonnement dans un autre lieu. Le consentement de l'intéressé n'est pas requis, contrairement au placement sous surveillance électronique d'une personne mise en examen dans le cadre d'un contrôle judiciaire (décision n° 2002-461 DC du 29 août 2002). Tandis que la privation de liberté est d'une durée indéterminée, qui pourra donc dépasser les réductions de peine dont bénéficie le condamné auxquelles la décision n° 2007-527 DC fait référence. Sans avoir commis de nouvelles infractions et bien qu'ayant déjà payé sa dette à la société, le condamné sera à nouveau privé de liberté en fonction d'un état présumé de dangerosité.
Il est d'ailleurs révélateur que l'alinéa 2 du nouvel article 706-53-13 du code de procédure pénale impose que la mesure de rétention, pour pouvoir être prononcée, ait été expressément envisagée par la cour d'assises lors de la condamnation initiale. Le législateur recherche par ce procédé une décision de justice justifiant le réexamen de la situation de la personne concernée à l'issue de l'exécution de la peine, en vue d'une éventuelle rétention de sûreté. Ce support juridictionnel constitue certes une garantie minimale pour le condamné, mais il est surtout une reconnaissance de la part du législateur : si l'intervention du juge pénal est requise, c'est la marque que nous sommes en présence d'une sanction au sens de l'article 5 de la CEDH.
De ce fait, la mesure de rétention de sûreté devient une peine prononcée pour une infraction qui n'a pas été commise, puisque hypothétique, violant ainsi le principe de la légalité des délits et de peines. L'établissement légal d'une infraction, au préalable d'une condamnation, est une règle fondamentale au cœur du système de garantie des droits et libertés fondamentaux. C'est ce qu'affirme l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen aux termes duquel :
« La loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires, et nul ne peut être puni qu'en vertu d'une loi établie et promulguée antérieurement au délit, et légalement appliquée. »
De même, le projet de loi viole l'interdiction de toute détention arbitraire, posée par l'article 66 de la Constitution (« Nul ne peut être arbitrairement détenu ») ainsi que le principe de la présomption d'innocence établi par l'article 9 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen : « Tout homme étant présumé innocent jusqu'à ce qu'il ait été déclaré coupable (...) » (décision n° 80-127 DC des 19 et 20 janvier 1981 ; décision n° 89-258 DC du 8 juillet 1989).
En effet, en rompant le lien de causalité entre une infraction et la privation de liberté, le projet de loi condamne une personne non plus en raison d'une infraction ― puisqu'elle a purgé sa peine ―, mais en ce qu'elle pourrait être l'auteur virtuel d'une infraction possible. Le Gouvernement répondra certainement que le projet de loi ne permet le prononcé d'une mesure de rétention qu'à la condition qu'elle ait été expressément prévue par la cour d'assises dans sa décision de condamnation. Mais cette indication formelle est incapable de couvrir les vices d'inconstitutionnalité. Comment considérer que la prévision formelle, dénuée de toute motivation, prononcée au minimum quinze ans plus tôt, puisse justifier une peine supplémentaire à celle prononcée par la cour d'assises ? Ce dispositif trouverait à s'appliquer alors même qu'aucun élément de preuve n'est présenté, qu'aucun élément moral ni matériel de l'infraction n'est constaté. Seule compte la considération liée à la personne, à ce qu'elle est et aux éventuels actes qu'elle pourrait commettre, et non aux actes qu'elle a effectivement commis. Ce qui est inacceptable dans notre droit, où une condamnation pénale ne résulte actuellement que d'actes intentionnels ayant ou non créé un dommage, d'actes non intentionnels ou de l'omission d'obligations ayant créé un dommage, ou d'actes préparant la commission de délits comme l'association de malfaiteurs, La rétention de sûreté n'entre dans aucun de ces cas, elle est déterminée simplement par une probabilité de récidive, un état de la personnalité.
L'article 1er du projet de loi constitue également une violation de l'autorité de la chose jugée (décision n° 86-223 DC du 29 décembre 1986) attachée à la décision définitive proclamant la condamnation initiale, prononcée par un tribunal indépendant et impartial, en fonction d'une infraction établie et au terme d'une procédure équitable. D'autant qu'en entourant d'aucune contrainte de temps la durée de la rétention, qui peut être indéfiniment renouvelée, le projet de loi ne donne aucun moyen pour la cour d'assises d'encadrer à l'avenir l'éventuelle rétention, qui pourrait ainsi dépasser la durée de la condamnation initiale prononcée par la cour d'assises.
Corrélativement, le principe non bis in idem (décision n° 82-143 DC du 30 juillet 1982), selon lequel une personne ne peut être condamnée deux fois pour les même faits, se trouve manifestement contredit : le fait initial à l'origine de la première condamnation provoquerait une évaluation de la dangerosité et une seconde peine, sans qu'aucun autre fait répréhensible ne soit intervenu. Les mots du législateur sont à cet égard extrêmement révélateurs puisque la mesure de rétention de sûreté peut intervenir contre des personnes, « à l'issue d'un réexamen de leur situation intervenant à la fin de l'exécution de leur peine » (projet de nouvel article 706-53-13 du code de procédure pénale).
De plus, ta mesure de rétention de sûreté ne respecte pas le principe de la nécessité des peines, consacré par l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. De manière constante, le Conseil constitutionnel rappelle que :
« si la nécessité des peines attachées aux infractions relève du pouvoir d'appréciation du législateur, il incombe au Conseil constitutionnel de s'assurer de l'absence de disproportion manifeste entre l'infraction et la peine encourue ; » (décision n° 2007-504 DC du 9 août 2007).
Or, en l'espèce il n'y a aucune infraction, mais seulement l'évaluation d'un risque de récidive qui pourrait engendrer une infraction. La rétention de sûreté encourue représente donc une sanction manifestement disproportionnée au regard d'une infraction virtuelle, c'est-à-dire d'une infraction non encore commise.
D'autant que la peine encourue s'applique à des personnes ayant commis des crimes de nature distincte, et ne semble donc pas forcément adaptée. A l'origine, le texte du Gouvernement conservait une certaine cohérence, en s'appliquant uniquement aux crimes sur les mineurs de quinze ans. Mais un amendement de l'Assemblée nationale a élargi le champ des crimes pour lesquels la personne condamnée pouvait faire l'objet d'une mesure de sûreté. Il est à cet égard révélateur que Mme la garde des sceaux ait anticipé, malgré elle, l'inconstitutionnalité du dispositif législatif soumis à votre appréciation.
Lors de son audition devant la commission des lois, le 11 décembre 2007, elle déclarait ainsi :
« Certains considèrent que le champ d'application du projet de loi est trop restreint, mais il faut avoir conscience qu'il s'agit d'un dispositif totalement nouveau, qui prévoit une mesure extrême qui va priver quelqu'un de sa liberté après sa peine, peut-être même de façon indéfinie. Le dispositif ne peut donc s'appliquer qu'aux atteintes les plus graves. S'il était trop large, il encourrait la censure du Conseil constitutionnel. »
Au surplus, dans l'hypothèse peu vraisemblable où la qualification de peine ne serait pas retenue, la rétention de sûreté méconnaîtrait tout de même le principe de la liberté individuelle, par la privation de liberté ― qui peut être perpétuelle ― qu'elle entraîne. Dès lors, le projet de loi serait également en contradiction avec l'obligation de « respecter le principe, résultant des articles 4 et 9 de la Déclaration de 1789, selon lequel la liberté de la personne ne saurait être entravée par une rigueur qui ne soit nécessaire ; » (décision n° 2005-527 DC du 8 décembre 2005). La privation de liberté est en effet d'une durée renouvelable sans limites, et donc d'une rigueur non nécessaire au regard de l'objectif poursuivi par le législateur. Cette rigueur est d'autant moins nécessaire qu'il existe d'ores et déjà dans la législation une panoplie de mesures de sûreté qui permettrait de répondre efficacement à l'objectif poursuivi par le législateur, comme le suivi socio-judiciaire, l'injonction de soins, la surveillance judiciaire, ou le placement sous surveillance électronique mobile.
Pour l'ensemble de ces motifs, la mesure de rétention de sûreté tel que proposé par l'article 1er du projet de loi encourt la censure.
Cette censure est d'autant plus bienvenue à prononcer que la Cour européenne des droits de l'homme ne manquerait pas de condamner la France, au regard de l'article 5 de la Convention européenne des droits de l'homme, si un tel dispositif était applicable. En effet, la mesure de rétention de sûreté ne figure pas parmi les exceptions au principe de l'interdiction de la privation de liberté.
Plus généralement, les mesures prévues souffrent d'un cruel défaut d'utilité et d'efficacité. En privilégiant une logique d'enfermement, le projet de loi fait peser sur les condamnés la menace de ne pas pouvoir retrouver leur liberté à l'issue de leur peine. La projection vers la fin de la peine ainsi que le travail de réinsertion, mission essentielle de l'administration pénitentiaire (décision n° 93-334 DC du 20 janvier 1994), risquent d'être mis à mal si le prisonnier sait qu'il risque d'être enfermé, après sa peine, pour une durée sans cesse renouvelée. L'incertitude permanente liée à l'éventualité d'une privation perpétuelle de liberté s'apparente à un traitement inhumain et dégradant portant atteinte à la protection de la dignité de la personne humaine, tel que consacrée par le Conseil constitutionnel (décision n° 94-343-344 DC du 27 juillet J994) et l'article 3 de la Convention européenne des droits de l'homme.
I-2. Sur la méconnaissance de l'exigence de définir
les crimes et délits en termes suffisamment clairs et précis
Le Conseil constitutionnel considère comme constant que :
« Considérant qu'il incombe au législateur d'exercer pleinement la compétence que lui confie la Constitution et, en particulier, son article 34 ; que le plein exercice de cette compétence, ainsi que l'objectif de valeur constitutionnelle d'intelligibilité et d'accessibilité de la loi, qui découle des articles 4, 5, 6 et 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, lui imposent d'adopter des dispositions suffisamment précises et des formules non équivoques ; qu'il doit en effet prémunir les sujets de droit contre une interprétation contraire à la Constitution ou contre le risque d'arbitraire, sans reporter sur des autorités administratives ou juridictionnelles le soin de fixer des règles dont la détermination n'a été confiée par la Constitution qu'à la loi » (décision n° 2006-540 DC du 27 juillet 2006).
Il considère également :
« qu'aux termes de l'article 8 de la Déclaration de 1789 : "La loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires, et nul ne peut être puni qu'en vertu d'une loi établie et promulguée antérieurement au délit, et légalement appliquée” ; que l'article 34 de la Constitution dispose : "La loi fixe les règles concernant... la détermination des crimes et délits ainsi que les peines qui leur sont applicables...” ; qu'il résulte de ces dispositions que le législateur est tenu de fixer lui-même le champ d'application de la loi pénale et de définir les crimes et délits en termes suffisamment clairs et précis ; que cette exigence s'impose non seulement pour exclure l'arbitraire dans le prononcé des peines, mais encore pour éviter une rigueur non nécessaire lors de la recherche des auteurs d'infractions ; » (décision n° 2006-540 DC du 27 juillet 2006).
Or, l'article 1er du projet de loi permet le prononcé d'une mesure de rétention à l'encontre de « personnes dont il est établi, à l'issue d'un réexamen de leur situation intervenant à la fin de l'exécution de leur peine, qu'elles présentent une particulière dangerosité caractérisée par une probabilité très élevée de récidive parce qu'elles souffrent d'un trouble grave de la personnalité » (projet de nouvel article 706-53-13 du code de procédure pénale).
Ainsi, c'est l'appréciation de la « dangerosité » par la commission pluridisciplinaire des mesures de sûreté qui déterminera le sort du condamné à l'issue de sa peine. Mais qu'est ce que la « dangerosité » ? Sur quel fondement la commission distinguera la dangerosité « particulière » qui justifiera la rétention de sûreté et la dangerosité qui justifie un placement sous surveillance judiciaire ?
Le seul critère prévu par le texte ne fait qu'ajouter à la confusion, puisque la référence à un « trouble grave de la personnalité » ne saurait être un guide pertinent et efficace. Une personne dangereuse peut ne pas être affectée par un trouble grave de la personnalité, comme la personne animée d'un fort désir de vengeance. Tandis qu'au sein de la longue liste des troubles graves de la personnalité tous ne présentent pas de dangerosité particulière sur le plan criminologique. Le projet de loi instaure ainsi une confusion entre la dangerosité psychiatrique, qui est une manifestation symptomatique liée à l'expression directe de la maladie mentale, et la dangerosité criminologique qui prend en compte l'ensemble des facteurs environnementaux et situationnels susceptibles de favoriser l'émergence du passage à l'acte. Les personnes concernées ne sont pas des malades mentaux souffrant de troubles psychiatriques les rendant dangereux, mais des condamnés, qui n'ont pas été déclarés irresponsables par la justice et dont les expertises décèleraient la dangerosité criminologique.
La liste des crimes visés par une mesure de rétention de sûreté ne cadre d'ailleurs pas avec « le trouble de la personnalité » qui définirait la dangerosité, le projet de loi ne visant pas uniquement les personnes condamnées pour des crimes dont l'origine psychiatrique est avérée.
L'évaluation de la dangerosité présente donc trop d'incertitude et d'imprécision pour prétendre fonder une grave privation de liberté. La dangerosité n'est pas une donnée mesurable, son évaluation résulte seulement d'un calcul de risques. Le classement dans la catégorie « dangereux » n'est finalement qu'un arbitrage entre la probabilité de la récidive et l'horreur de ses conséquences. Il faut à ce titre signaler la recommandation du 9 octobre 2003 émise par le Conseil de l'Europe (Rec [2003] 23 du Comité des ministres), qui insiste sur le fait que les travaux relatifs aux prédictions de comportements sont considérés comme aléatoires et que la notion de « dangerosité » est émotionnelle et dénuée de fondement scientifique.
L'évaluation de la dangerosité d'un individu ne sera jamais une science exacte, et le diagnostic médical reflétera toujours un état présent et n'aura jamais valeur de pronostic. Or, confier la liberté individuelle d'une personne, déjà condamnée une première fois, à une évaluation incertaine sur le plan scientifique et à une probabilité statistique, constitue une méconnaissance profonde de l'exigence de clarté et de précision de la loi pénale.
La même incertitude touche la référence à la « probabilité très élevé de récidive » qui devrait motiver le recours à la rétention de sûreté. Comment tolérer que la privation de liberté d'une personne soit laissée aux lois de la probabilité, aux statistiques et à l'évaluation aussi aléatoire qu'arbitraire de la réalisation d'un risque ? Ce n'est plus la décision d'une cour d'assises, établie grâce à la preuve de culpabilité, qui déterminera le prononcé d'une peine d'emprisonnement. C'est l'hasardeuse évaluation, totalement subjective, d'un éventuel et futur passage à l'acte qui déterminera l'administration d'une rétention de sûreté. Cette conception de la justice n'est pas acceptable.
En s'abstenant de préciser les conditions de fond du recours à la mesure de rétention de sûreté, le projet de loi reste flou et imprécis, reportant ainsi sur les autorités administratives ou juridictionnelles le soin de fixer des règles dont la détermination n'a été confiée par la Constitution qu'à la loi, empêchant de ce fait les sujets de droit de se prémunir d'une interprétation contraire à la Constitution ou contre le risque d'arbitraire.
L'article 1er de la loi méconnaît donc l'article 34 de la Constitution pour incompétence négative, les objectifs d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi, ainsi que le principe de la légalité des délits et des peines.
I-3. Sur la violation du principe d'égalité devant la loi
De jurisprudence constante, le Conseil constitutionnel estime :
« que le principe d'égalité ne s'oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général pourvu que, dans l'un et l'autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l'objet de la loi qui l'établit » (décision n° 2007-557 DC du 15 novembre 2007).
Le projet de loi poursuit un but spécifique, celui de remédier à la commission d'une nouvelle infraction dont la probabilité de réalisation serait « très élevée ».
Or, au regard de ce but d'intérêt général, le texte comporte une rupture d'égalité devant la loi, En effet, si la dangerosité découle des actes qui ont donné lieu à une condamnation initiale, la liste des crimes graves du nouvel article 706-53-13 du code de procédure pénale établit une rupture d'égalité devant la loi entre les condamnés auteurs des crimes visés et ceux qui ne le sont pas. Aucun critère objectif ne semble se dégager de cette liste. Alors que la première version du texte ne visait que les actes commis sur les mineurs de quinze ans, le projet soumis à votre appréciation est beaucoup moins cohérent.
II. - Sur l'article 3 de la loi
L'article 3 du projet de loi réforme les dispositions applicables en cas d'irresponsabilité pénale en raison d'un trouble mental. Selon le texte, si le juge d'instruction estime, à la fin de son information, qu'il est susceptible de faire application du premier alinéa de l'article 122-1 du code pénal, il en informe les parties et le procureur de la République, lesquels pourront demander la saisine de la chambre de l'instruction, qui devra statuer sur la question de l'applicabilité de l'article-122-1. L'irresponsabilité pénale de la personne mise en examen ne pourra être déclarée, dans ce cas, qu'après un débat contradictoire portant non seulement sur les éventuels troubles mentaux de la personne mise en examen mais également sur l'imputabilité des faits à cette même personne. Si le dossier n'est pas transmis à la chambre de l'instruction, le juge d'instruction ne rendra plus une ordonnance de non-lieu mais une ordonnance d'irresponsabilité pénale.
Les dispositions relatives à la déclaration d'irresponsabilité pénale ne répondent pas aux exigences constitutionnelles garantissant le respect des droits de la défense et le droit à un procès équitable. La procédure décrite à l'article 3 s'apparente à un procès public, puisqu'une juridiction d'instruction, et non une juridiction de jugement, se prononcerait à la fois sur l'irresponsabilité pénale et l'imputabilité des faits. En permettant le cumul des fonctions d'instruction et de jugement (décision n° 78-98 DC du 22 novembre 1978), le texte méconnaît la présomption d'innocence de la personne concernée.
Le texte méconnaît aussi les droits de la défense et notamment le respect de la présomption d'innocence des éventuels coauteurs responsables de leurs actes. Ils se trouveraient ainsi face à une décision ayant autorité de la chose jugée qui, en se prononçant sur l'imputabilité des faits à un coauteur déclaré irresponsable statuerait sur l'existence même du fait criminel leur interdisant de contester ultérieurement à l'audience la réalité de sa commission.
Il convient également de rappeler que la loi déférée prévoit que la personne est obligatoirement représentée par un avocat, alors que l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme stipule que « tout accusé a droit (...) de se défendre lui-même ».
Le texte proposé à l'article 3 méconnaît enfin le principe de nécessité des peines posé par l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Il est en effet incohérent de punir, comme le prévoit le nouvel article 706-138 du code de procédure pénale, de deux ans d'emprisonnement et de 30 000 euros d'amende, en cas de non-respect d'une mesure de sûreté, une personne déclarée irresponsable pénalement.
III. - Sur l'article 4 de la loi
Les dispositions des articles 4-VIII et 4-X du projet de loi envisagent d'inscrire au casier judiciaire les déclarations d'irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental, en modifiant les dispositions des articles 768 et 775 du code de procédure pénale.
Ces dispositions présentent une inconstitutionnalité, par leur méconnaissance de la loi informatique et libertés du 6 janvier 1978, en ce qu'elle fixe les garanties légales du droit au respect de la vie privée (décision n° 2004-499 DC du 29 juillet 2004). La violation de deux principes relatifs au traitement des données à caractère personnel entraîne une méconnaissance des garanties légales assurant l'application du droit constitutionnel au respect de la vie privée.
Le projet de loi contrevient en premier lieu au principe de nécessité qui prévoit que seules peuvent être traitées les données à caractère personnel qui ont un lien avec la finalité, c'est-à-dire l'objet du traitement en question (loi du 6 janvier 1978, art. 6 [2°]). L'objet du fichier est de recenser certaines condamnations pénales ou des données à caractère personnel en lien avec des infractions ou des mesures de sûreté.
Or, la déclaration d'irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental ne constitue pas une condamnation, mais une reconnaissance de l'existence des faits reprochés ainsi qu'une déclaration d'irresponsabilité pénale. Elle n'a pas pour objet d'imputer une infraction puisqu'elle écarte l'élément intentionnel indispensable à la qualification des faits en infraction. Elle n'est pas non plus une mesure de sûreté. Son inscription dans le casier judiciaire n'est pas légitime en ce que les données sur lesquelles elle porte ne correspondent pas à l'objet de ce fichier.
Le projet de loi contrevient en second lieu au principe de proportionnalité qui impose que tout traitement ne doit porter que sur des données « adéquates, pertinentes et non excessives au regard des finalités pour lesquelles elles sont collectées et pour lesquelles elles sont traitées ultérieurement » (loi du 6 janvier 1978, art. 6 [3°]).
En effet, l'article 4-VI du projet de loi envisage l'insertion automatique au bulletin n° 1 du casier judiciaire des décisions, les déclarations d'irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental, alors qu'elles ne peuvent être qualifiées de condamnations, d'infractions ou de mesure de sûreté.
De plus, le projet de loi limite le pouvoir du juge de décider l'inscription de ces déclarations d'irresponsabilité au bulletin n° 2, alors que ce bulletin peut être communiqué à des personnes publiques ou privées, notamment dans le cadre de la recherche d'un emploi. Contrairement aux pouvoirs dont il dispose à l'encontre de personnes condamnées et non atteintes de troubles mentaux, le juge n'aura pas la possibilité d'exclure l'inscription de cette décision. Ce qui est de nature à créer une rupture d'égalité devant la loi qui n'est pas justifiée par une différence de situation et n'est pas en rapport avec l'objet de la loi.
IV. - Sur l'article 13 de la loi
La loi déférée est une loi pénale qui prévoit que la rétention pour sûreté sera applicable aux personnes en cours de détention. Cette disposition méconnaît de manière manifeste et grave le principe maintes fois réaffirmé de la non-rétroactivité de la loi pénale la plus sévère.
Ce principe essentiel figurait déjà dans l'ancien code pénal de 1810 et a toujours été appliqué de la manière la plus stricte par le Conseil constitutionnel. Ainsi, conformément à une jurisprudence fermement établie :
« Considérant que, s'il est du pouvoir du législateur de fixer les règles d'entrée en vigueur des dispositions qu'il édicte, il lui appartient toutefois de ne pas porter atteinte au principe de valeur constitutionnelle de non-rétroactivité de la loi pénale plus sévère » (décision n° 96-377 DC du 16 juillet 1996).
Or, il ne fait aucun doute que la présente loi pénale présente un plus grand degré de sévérité, puisqu'elle expose le condamné à une rétention privative de liberté, alors même que sa première peine s'achève. La modification par la commission mixte paritaire de la formulation de l'article 1er de la loi ne saurait tromper la vigilance du Conseil constitutionnel sur ce point. En indiquant désormais que les personnes visées, par une éventuelle mesure de sûreté, sont celles qui présentent une particulière dangerosité caractérisée par une probabilité très élevée de récidive « parce qu'elles souffrent » d'un trouble grave de la personnalité, le législateur n'a en aucune manière adouci le sort des condamnés. Le rapporteur de la commission mixte paritaire pour le Sénat partageait d'ailleurs cette évidence lorsqu'il indiqua, lors du vote définitif devant le Sénat :
« Je m'interroge sur l'utilité de cette modification, doutant ― c'est un euphémisme ― que la référence à cette souffrance permette de considérer la présente loi comme une loi pénale plus douce... ».
Peu importe également que l'article 13 du projet de loi prévoit que le recours au prononcé d'une rétention de sûreté intervienne « à titre exceptionnel », dans le cas où les mesures alternatives de sûreté ― n'impliquant pas de privation de liberté ― n'apparaîtraient pas suffisantes pour prévenir la récidive. L'article 13-I, alinéa 2, n'est en aucun cas une garantie suffisante pour rendre la loi pénale plus douce. A supposer, ce que rien ne permet d'assurer, que le recours à la rétention de sûreté soit effectivement exceptionnel, la censure pour inconstitutionnalité resterait nécessaire. Car la loi du nombre n'a aucune incidence en la matière : même appliquée à un faible nombre de cas, la présente loi pénale serait plus sévère. L'existence même dans la loi de dispositions d'une plus grande sévérité fait obstacle à une application rétroactive. Tandis que l'intervention préalable de la chambre d'instruction au réexamen de la situation de la personne condamnée (alinéa 3) représente une simple formalité, qui n'adoucit en rien le contenu de la sanction pénale encourue.
La présente loi est donc plus sévère, alors que son article 13 en envisage l'application à des faits commis avant son entrée en vigueur ou aux condamnés qui purgent leur peine au 1er septembre 2008. La conclusion est sans appel, ce texte viole indubitablement l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen qui affirme sans aucune ambiguïté :
« La loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires, et nul ne peut être puni qu'en vertu d'une loi établie et promulguée antérieurement au délit, et légalement appliquée. »
A supposer même que la rétention ne soit pas une peine, alors qu'elle est prononcée par une formation administrative composée de magistrats judiciaires et que la détention durable a toujours été considérée comme telle, cette privation de liberté devra en toute hypothèse respecter le principe de non-rétroactivité.
Le Conseil constitutionnel a jugé ainsi en ce sens :
« que le principe de non-rétroactivité ainsi formulé ne concerne pas seulement les peines appliquées par les juridictions répressives, mais s'étend nécessairement à toute sanction ayant le caractère d'une punition même si le législateur a cru devoir laisser le soin de la prononcer à une autorité de nature non judiciaire » (décision n° 82-155 du 30 décembre 1982).
Ou encore que :
« il résulte de l'article 8 de la Déclaration de 1789, qui s'applique à toute sanction ayant le caractère de punition, qu'une telle sanction ne peut être infligée qu'à la condition que soient respectés les principes de légalité des délits et des peines, de nécessité des peines et de non-rétroactivité de la règle répressive plus sévère » (décision n° 2004-504 DC du 12 août 2004).
Inutile de s'attarder plus en avant sur une inconstitutionnalité aussi manifeste que celle-ci. Le texte encourt la censure, ce qui permettrait au Conseil constitutionnel de rejoindre sur ce point le droit de la Convention européenne des droits de l'homme.
En effet, la Cour européenne des droits de l'homme pourrait aisément constater une violation de l'article 7 de la Convention, relatif à la non-rétroactivité des peines. La rétention de sûreté constitue bien une peine au sens de cet article, puisque la Cour européenne des droits de l'homme apprécie cette notion, non au regard de la qualification retenue en droit national, mais en fonction des conséquences de la mesure prononcée au regard de la privation de liberté. La rétroactivité décidée par l'article 13 du projet de loi ouvre donc l'hypothèse d'une condamnation de la France, hypothèse qu'il suffirait de lever en censurant ce projet de loi qui, à bien des égards, se révèle contraire aux principes les plus supérieurs du droit.
L'article 13 de la loi déférée introduit en outre une rupture d'égalité devant la loi, par l'application du dispositif aux personnes en cours de détention. Par définition, leur condamnation initiale n'a pas pu prévoir le réexamen de la situation du condamné, comme le prévoit le projet de loi pour les condamnations futures. La rétention pour sûreté sera donc applicable à ces condamnés, sans avoir été envisagée par une juridiction de jugement, et alors même que cette garantie minimale existera pour les nouveaux condamnés. Cette disposition introduit donc une rupture d'égalité devant la loi.
Cette rupture d'égalité tient également au choix de la date du 1er septembre 2008 pour faire rétroagir ce texte. Les condamnés libérés entre la promulgation de la loi et le 1er septembre 2008 se trouveront dans une situation différente que ceux dont la libération interviendra le 2 septembre, alors qu'ils auront commis les mêmes crimes et qu'ils auront été condamnés aux mêmes peines. Aucun critère ne justifie une telle différence de traitement.
Il convient enfin de rappeler les stipulations de l'article 5 de la CEDH selon lesquelles la privation de liberté n'est possible que si la personne « est détenue régulièrement après condamnation par un tribunal compétent ». Pour la Cour européenne des droits de l'homme, le maintien en détention doit reposer sur des motifs de même nature que la condamnation initiale. Or, en l'espèce, aucun tribunal n'aura prévu l'éventualité du prononcé d'une mesure de sûreté, ce qui constitue un défaut de lien de causalité entre la condamnation initiale et le maintien en détention.
Les auteurs de la saisine s'en remettent donc à votre appréciation pour assurer la garantie des droits et libertés fondamentaux.
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Nous vous prions de croire, monsieur le président, mesdames et messieurs les membres du Conseil constitutionnel, à l'expression de notre haute considération.