J.O. 87 du 12 avril 2003       J.O. disponibles       Alerte par mail       Lois,décrets       codes       AdmiNet

Texte paru au JORF/LD page 06506

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Saisine du Conseil constitutionnel en date du 18 mars 2003 présentée par plus de soixante sénateurs, en application de l'article 61, alinéa 2, de la Constitution, et visée dans la décision n° 2003-468 DC


NOR : CSCL0306453X




LOI RELATIVE À L'ÉLECTION DES CONSEILLERS RÉGIONAUX ET DES REPRÉSENTANTS AU PARLEMENT EUROPÉEN ET À L'AIDE PUBLIQUE AUX PARTIS POLITIQUES

Monsieur le président du Conseil constitutionnel, Mesdames et Messieurs les membres du Conseil, nous avons l'honneur de déférer à votre examen, conformément au second alinéa de l'article 61 de la Constitution, l'ensemble de la loi relative à l'élection des conseillers régionaux, des représentants au Parlement européen et à l'aide publique aux partis politiques.


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Sur la procédure législative :

Le texte critiqué a été adopté au terme d'une procédure législative méconnaissant les règles constitutionnelles applicables, et portant une atteinte à la sincérité du débat parlementaire. Qu'en particulier la violation du second alinéa de l'article 39 de la Constitution, d'une part, et des articles 34 et 44 de la Constitution, d'autre part, est certaine.


I. - Sur la violation du second alinéa

de l'article 39 de la Constitution


L'article 39, alinéa 2, dispose que les projets de loi sont délibérés en conseil des ministres après avis du Conseil d'Etat et déposés sur le bureau de l'une des deux assemblées.

Cette obligation constitutionnelle quant à la procédure d'élaboration de la loi conduit à une vérification de la réalité de la consultation du Conseil d'Etat sur le projet de loi. C'est sur cette voie que vous vous êtes engagés par au moins deux décisions. Vous avez ainsi considéré « que le dépôt sur le bureau de l'Assemblée nationale, le 4 octobre 1990, d'une lettre rectificative au projet de loi de finances pour 1991 relative à la contribution sociale généralisée a été précédé de la consultation du Conseil d'Etat et de la délibération du conseil des ministres ; qu'il a été ainsi satisfait aux exigences posées par le deuxième alinéa de l'article 39 de la Constitution » (décision no 90-285 DC du 28 décembre 1990, considérants 5 et 6 ; voir également : décision no 93-329 DC du 13 janvier 1994, 9 et 10).

Cette procédure de consultation est donc constitutionnellement sanctionnée.

Il s'ensuit que si le Gouvernement peut ne pas suivre l'avis donné par le Conseil d'Etat, il doit cependant l'avoir mis en situation de se prononcer sur le projet de texte tel qu'adopté en conseil des ministres. Toute hypothèse inverse conduirait à vider de sa substance la procédure ainsi instituée.

Or, en l'espèce, il est acquis que le projet de loi adopté par le conseil des ministres et déposé sur le bureau de l'Assemblée nationale était substantiellement différent de celui proposé à l'avis du Conseil d'Etat. Qu'il en allait ainsi, en particulier, de la disposition relative aux seuils prévus par l'article 4 du projet de loi modifiant l'article L. 346 du code électoral et non soumise à l'avis du Conseil d'Etat. Que ces seuils posent un problème majeur au regard du principe de pluralisme et qu'en s'abstenant de consulter le Conseil d'Etat sur ce point le Gouvernement a violé l'article 39 de la Constitution.

Il ne saurait être tiré argument, à cet égard, du caractère non public de l'avis du Conseil d'Etat dès lors qu'à l'occasion de la saisine du Conseil constitutionnel celui-ci peut lui être transmis (voir Les Grands Avis, 1997, page 56) et qu'à défaut le Gouvernement devrait répondre à toute injonction de la part du Conseil constitutionnel sur ce point, sauf à ce qu'un refus persistant fasse la preuve du fait avancé.

Cette méconnaissance d'une règle substantielle de la procédure législative se double, en l'occurrence, d'une autre atteinte à la régularité de la procédure d'adoption de la loi.


II. - Sur la violation des articles 34 et 44

de la Constitution


La circonstance que le Gouvernement fasse application de l'article 49, alinéa 3, de la Constitution ne saurait être discutée, sous la réserve cependant que la délibération en conseil des ministres autorisant le Premier ministre à engager sa responsabilité soit réelle.

Il demeure que l'application de cette disposition ne doit pas empêcher un débat parlementaire respectueux des droits du Parlement, et en particulier que le Sénat exerce la plénitude de ses droits. Que le respect des droits de l'opposition est également indispensable.

Vous avez déjà eu l'occasion de veiller au respect de ces équilibres (décision no 93-334 DC du 20 janvier 1994) en considérant, par ailleurs, que « le bon déroulement du débat démocratique, et partant le bon fonctionnement des pouvoirs publics constitutionnels, supposent que soit pleinement respecté le droit d'amendement conféré aux parlementaires par l'article 44 C et que parlementaires comme Gouvernement puissent utiliser sans entrave les procédures mises à leur disposition à ces fins » (décision no 95-370 DC du 30 décembre 1995).

Au cas présent, alors que le Gouvernement a fait application de l'article 49, alinéa 3 C, devant l'Assemblée nationale et que les sénateurs soussignés n'ont pas fait un usage manifestement excessif de leur droit d'amendement, il était indispensable que le débat en commission saisie au fond et en séance publique soit le plus complet possible. Que s'agissant d'un projet de loi portant sur les modes de scrutin et donc sur les modalités d'expression du droit de suffrage des citoyens, le bon déroulement du débat démocratique, et partant sa sincérité, devait être totale.

Il n'en a pourtant rien été.

Certes, les amendements déposés par les sénateurs ont pu être présentés en commission des lois et en séance publique. En apparence, les règles constitutionnelles ont donc été respectées.

Mais la réalité est tout autre.

Il ressort, en effet, des comptes rendus de la commission des lois du Sénat comme des débats en séance publique que la décision de voter conforme le texte critiqué avait été prise quels que soient le nombre, la nature et la portée des amendements déposés. En sorte que ceux-ci n'ont fait l'objet que d'un débat formel ayant l'apparence d'une procédure conforme aux prescriptions constitutionnelles.

Or, l'article 44 de la Constitution impose que le droit d'amendement comprenne non seulement le droit de proposer une modification ou une adjonction à un projet ou une proposition de loi mais également le droit que cette suggestion soit examinée et discutée sincèrement.

Une entrave à l'exercice d'un droit peut très bien, pour éviter certaines critiques par exemple, se traduire par une grève du zèle. La réalité de ce droit corollaire du droit d'initiative suppose donc que l'examen de chacun des amendements puisse conduire, le cas échéant, à leur adoption. Décider, par avance, que tout amendement sera refusé au motif que le texte examiné doit être voté en termes identiques pour des raisons d'opportunité politique revient, in concreto, à entraver l'exercice des droits du Parlement et à altérer le bon déroulement du débat démocratique.

En l'espèce, la décision avait été prise, ainsi encore une fois qu'il ressort des débats, de ne donner aucune suite aux amendements déposés par quiconque.

Autrement dit, cette manière de faire n'a pu qu'altérer la sincérité du débat démocratique devant le Sénat avec des effets proches de l'emploi d'une question préalable « positive » ou du recours au vote bloqué tel que défini par l'article 44 C. Un tel refus de débattre véritablement des amendements régulièrement déposés, qui vient s'ajouter à l'absence de débat à l'Assemblée nationale, en raison de l'application de l'article 49, alinéa 3 C, et alors que les sénateurs ont présenté un nombre d'amendements non manifestement excessif ne pouvant être assimilé à de la flibuste, vicie la procédure législative dans son ensemble.

De tous ces chefs, la censure s'impose.


Sur le fond :III. - Sur l'intelligibilité et l'accessibilité de la loi


L'objectif de valeur constitutionnelle d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi, propre à garantir le principe d'égalité des citoyens (décision no 99-421 DC du 16 décembre 1999), peut connaître, il est vrai, des appréciations différentes selon la nature des textes concernés. Il en va ainsi, en particulier, lorsque la complexité de la loi en cause trouve pour destinataires principaux des spécialistes dont le degré de connaissance juridique et technique les met en mesure de considérer pleinement le sens et la portée des dispositions concernées (décision no 2000-437 DC du 19 décembre 2000).

En revanche, s'agissant d'une loi portant sur les modes de scrutin, l'accessibilité et l'intelligibilité du texte pour les citoyens doit être la plus grande possible. D'autant plus qu'une mauvaise appréhension des conséquences de l'organisation du scrutin peut avoir des effets induits non prévisibles pour les électeurs, voire contraires à leur choix et à leur volonté réelle.

Cet objectif de valeur constitutionnelle garantit donc le respect des articles 3 et 4 de la Constitution et l'article 6 de la Déclaration de 1789.

Or, en l'occurrence, la loi déférée manque, c'est le moins qu'on puisse dire, à cet objectif.

Trois illustrations peuvent être proposées à cet égard.

La première tient au libellé du texte lui-même. L'article 3 de la loi insérant un nouvel article L. 338-1 dans le code électoral dispose :

« Les sièges attribués à chaque liste en application de l'article L. 338 sont répartis entre les sections départementales qui la composent au prorata des voix obtenues par la liste dans chaque département. Cette attribution opérée, les sièges restant à attribuer sont répartis entre les sections départementales selon la règle de la plus forte moyenne. Si plusieurs sections départementales ont la même moyenne pour l'attribution du dernier siège, celui-ci revient à la section départementale qui a obtenu le plus grand nombre de suffrages. En cas d'égalité de suffrages, le siège est attribué au plus âgé des candidats susceptibles d'être proclamés élus.

Les sièges sont attribués aux candidats dans l'ordre de présentation sur chaque section départementale.

Lorsque la région est composée d'un seul département, les sièges sont attribués dans le ressort de la circonscription régionale selon les mêmes règles. »

Il est peu dire que ce mode de scrutin rendra difficile pour l'électeur la mesure de la portée de son vote. Que les opérations électorales et le calcul du décompte des voix s'avèrent plus que complexes.

La seconde tient au fait que le candidat placé en tête de liste pour la région peut ne pas être tête de liste dans une section départementale. En sorte qu'en raison du mécanisme précédemment décrit, il peut ne pas être élu, et ce alors même qu'une part non négligeable des citoyens se sera déterminée en fonction de sa présence au niveau régional laissant comprendre qu'en cas de victoire de son camp politique cette personne deviendrait président de l'exécutif régional.

Cette hypothèse évoquée dans le cours des débats n'a absolument pas été démentie par le Gouvernement.

Il s'ensuit une double atteinte à l'objectif recherché. D'une part, on peut craindre des manipulations quant à la réalité des personnalités appelées à jouer un rôle déterminant dans la gestion de la collectivité territoriale. D'autre part, ce risque, qui peut survenir pour de simples raisons électorales, et que l'on ne peut écarter, s'oppose à l'objectif affiché pour justifier cette réforme du mode de scrutin, à savoir la nécessité de clarifier les conditions d'élection des assemblées régionales.

La troisième tient aux prescriptions de l'article 4 de la loi modifiant les seuils prévus à l'article L. 346 du code électoral.

En fixant le seuil nécessaire pour se maintenir au second tour à 10 % du nombre des électeurs inscrits et en établissant le seuil nécessaire pour qu'une liste puisse fusionner avec une autre liste en vue du second tour à 5 % des suffrages exprimés, la loi a, outre l'atteinte au pluralisme, rendu inintelligible ce mode de scrutin et la portée de chaque vote des électeurs.

Il en résulte qu'une liste ayant atteint le seuil de 5 % des suffrages exprimés pourra avoir des élus grâce au mécanisme de fusion, alors qu'une liste ayant recueilli plus de voix que la précédente, mais n'ayant pas atteint le seuil de 10 % des inscrits et refusant de fusionner ou ne le pouvant pas pour des raisons propres à la configuration politique, n'aura aucun élu.

Ce scénario loin d'être irréaliste hypothèque largement la liberté de choix de l'électeur et ensemble l'égalité de suffrage.

Il s'ensuit que le mode de scrutin ainsi défini méconnaît l'objectif constitutionnel d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi.


IV. - Sur l'article 4 de la loi


Cet article 4 modifie l'article L. 346 du code électoral applicable aux élections des conseils régionaux en fixant de nouveaux seuils pour que les listes puissent se maintenir au second tour ou fusionner avec une autre liste. Ainsi, pour pouvoir déclarer sa candidature au second tour de scrutin, chaque liste devra recueillir au moins 10 % des inscrits. Pour être en mesure de fusionner avec une autre liste, les listes présentes au premier tour de scrutin devront recueillir au moins 5 % des suffrages exprimés.

Une telle disposition est inconstitutionnelle à plusieurs titres.


IV-1. Sur le principe du pluralisme

des courants d'idées et d'opinion


L'article 4 de la loi critiquée méconnaît gravement le principe du pluralisme des courants d'idées et d'opinion, exigence dont vous avez rappelé si fortement qu'elle constitue « le fondement de la démocratie » (décision no 89-271 DC du 11 janvier 1990, recueil, page 21) et en application duquel vous avez invalidé une disposition prévoyant un seuil de 5 % des suffrages exprimés dans chaque circonscription comme critère d'éligibilité à une fraction de l'aide de l'Etat allouée aux partis politiques.

Or, en l'espèce, en application de l'article 4 de la loi querellée, une liste ne pourra se maintenir au second tour qu'à la condition d'avoir obtenu des suffrages représentant au moins 10 % des électeurs inscrits.

Une double atteinte au principe du pluralisme en résulte.

Sur le principe même du mécanisme, il n'est pas acceptable que le seuil permettant, in fine, d'avoir des élus soit aussi élevé et prenne une base faisant dépendre le sort des élections des personnes qui ne votent pas. Car, de la sorte, il contribue à empêcher la plénitude d'expression des formations minoritaires ou correspondant à l'émergence d'un courant d'opinion nouveau, voire déjà existant mais ayant décidé d'une nouvelle organisation.

C'est pourtant bien ce à quoi concourt le seuil ainsi déterminé.

Il est acquis, au surplus, qu'en adossant le seuil en cause au nombre des électeurs inscrits et non au nombre des suffrages exprimés, la loi fait prévaloir le poids des abstentionnistes sur les électeurs s'exprimant. Que les chiffres des taux d'abstention constatés lors des différents scrutins s'étant déroulés ces dernières années montrent que le risque est réel de voir des listes obtenir près de 20 % des suffrages exprimés tout en restant en deçà du seuil des 10 % des électeurs inscrits. Que la conséquence la plus directe, et non contestée car non contestable, sera de rendre plus difficile l'accès au second tour des élections des conseils régionaux pour les listes des partis politiques d'audience moyenne ou peu importante. Que ces effets seront encore plus violents pour les formations politiques en cours d'émergence.

Quoi que l'on puisse penser des opinions de tel ou tel parti ou groupement politique, cette limite quant à l'accès au second tour n'est pas démocratiquement acceptable.

On fera litière ici de la comparaison avec les scrutins majoritaires uninominaux pour lesquels le fait d'avoir deux candidats au second tour est un gage de clarté. Pour les scrutins de liste, le résultat conduit à composer une assemblée délibérante dont un exécutif sera l'émanation. En outre, cette comparaison est d'autant moins sérieuse que le mécanisme critiqué traite différemment et plus favorablement les listes ayant atteint 5 % des suffrages exprimés et fusionnant. Or, rien de tel ne peut exister dans le cadre d'un scrutin uninominal !

Aucune justification ne peut légitimer une telle atteinte au principe du pluralisme. Il a certes été avancé que la modification proposée devrait permettre de dégager des majorités stables au sein des conseils régionaux.

Mais cet argument ne peut tromper personne.

Il est acquis que la loi no 99-36 du 19 janvier 1999 en instituant une prime majoritaire de 25 % des sièges au bénéfice de la liste arrivée en tête avait mis en place un mécanisme de nature à satisfaire pleinement l'objectif de stabilité et de bonne gestion des conseils régionaux. C'est ce que vous aviez relevé dans votre décision rendue à propos de cette loi en considérant que les modalités alors retenues n'étaient pas, en l'espèce, « manifestement inappropriées à l'objectif visé, qui est de favoriser la constitution d'une majorité dans les conseils régionaux tout en assurant une représentation des différentes composantes du corps électoral » (décision no 98-407 DC du 14 janvier 1999). Mécanisme stabilisateur conforme aux principes de la démocratie majoritaire, qui est d'ailleurs maintenu par le texte en cause.

Il ne saurait être sérieusement soutenu, à cet égard, que l'objectif poursuivi n'a pas été atteint, dès lors que cette loi du 19 janvier 1999 n'a pas encore reçu d'application, sa première mise en oeuvre étant prévue pour les élections des conseils régionaux de 2004.

C'est dire que la libre expression des courants d'idées et d'opinion est contrainte par un seuil excessivement élevé. Le pluralisme, fondement de la démocratie, est méconnu.


IV-2. Sur la violation de l'article 4 de la Constitution


Le mécanisme reposant sur des seuils différents pour le maintien au second tour et la fusion entre les listes aboutit, ainsi qu'il a été montré, à contraindre à la fusion des listes ou à éliminer les listes ne souhaitant pas de tels rapprochements ou ne le pouvant pas.

Ce faisant, la loi porte atteinte au premier alinéa de l'article 4 de la Constitution au terme duquel :

« Les partis et groupements politiques concourent à l'expression du suffrage. Ils se forment et exercent leur activité librement. »

On mesure d'autant mieux cette atteinte au pluralisme que le même article prévoit une base différente pour déterminer le seuil nécessaire pour la fusion des listes en vue du second tour. Il suffit, en effet, qu'une liste recueille 5 % des suffrages exprimés au premier tour pour être admise à une fusion avec une autre liste encore en lice.

Dans ces conditions, il faut en déduire qu'est instituée une contrainte à la fusion des listes. Or, dans la mesure où existe le mécanisme rationnel de la prime majoritaire, cette incitation forcée ne peut trouver aucune justification suffisante dans la recherche d'une stabilité des exécutifs régionaux et des majorités dans les conseils régionaux.

Cette fusion est d'autant moins acceptable qu'elle pourra favoriser des listes ayant recueilli moins de suffrages que d'autres mais refusant, pour leur part et pour des raisons propres parfaitement légitimes, de ne pas fusionner. Selon le taux d'abstention, une liste obtenant 5,1 % des suffrages décidant de fusionner, et le pouvant politiquement, sera mieux représenté qu'une liste ayant obtenu 9,9 % des inscrits et 18,9 % des suffrages exprimés, mais ne voulant ou ne pouvant, politiquement, fusionner.

Il s'agit bien d'une contrainte pesant sur les partis et groupements politiques tendant à les obliger à fusionner ou à risquer de n'avoir pas de représentants s'ils ne peuvent y prétendre ou ne le veulent pas pour des raisons politiques.

La méconnaissance de la liberté de formation et d'activité des partis politiques est flagrante.


IV-3. Sur la violation des articles 1er et 3

de la Constitution et 6 de la Déclaration de 1789


Le mécanisme en cause viole l'article 1er de la Constitution aux termes duquel la loi assure l'égalité devant la loi des citoyens, l'article 3 de la Constitution en ce qu'il dispose que le suffrage « est toujours universel, égal et secret », et l'article 6 de la Déclaration de 1789 énonçant que la loi doit être la même pour tous.

Statuant sur une loi modifiant le régime électoral pour un scrutin non politique, vous aviez censuré une disposition instaurant un vote plural dépendant du poids effectif de certains électeurs (décision no 78-101 DC du 17 janvier 1979, recueil p. 23). Cette logique s'impose de plus fort pour des élections politiques pour lesquelles on ne saurait admettre, en aucune façon, qu'un électeur « pèse » plus qu'un autre, et surtout si le premier pèse plus au motif qu'il ne s'est pas exprimé.

En l'espèce, l'existence de deux seuils dont l'un est dépendant du nombre d'électeurs abstentionnistes rompt l'égalité de suffrage entre les citoyens.

D'abord, la voix de chaque citoyen ayant voté sera dépendante de l'attitude des autres électeurs qui n'auront pas exercé leur droit de vote. Autrement dit, l'article 4 de la loi critiquée subordonne le plein effet de l'expression du suffrage au choix fait par certains citoyens de ne pas voter.

L'attitude de l'électeur ne votant pas sera donc plus déterminante que la voix de l'électeur ayant exprimé son suffrage. C'est là une atteinte au caractère universel et égal du suffrage particulièrement inadmissible.

Ensuite, il est mécaniquement acquis que le taux d'abstention bénéficiera aux listes des partis et groupements politiques les plus importants. De cette façon, le poids d'une voix exprimée ne sera pas le même selon le taux de participation. Plus gravement, les voix se portant sur une liste n'ayant pas atteint 10 % du nombre des électeurs inscrits mais ne fusionnant pas, et peu importe les raisons parfois indépendantes de la volonté des candidats composant ladite liste, comptera moins que la voix s'étant portée sur une liste ayant atteint 5 % des suffrages exprimés et fusionnant au second tour.

Enfin, la variable d'ajustement étant le taux d'abstention, il s'ensuit que deux listes ayant obtenu le même nombre de suffrages dans deux régions mais où le taux de participation aura été différent ne se trouveront pas dans la même situation au regard de la possibilité de se maintenir au second tour de l'élection.

Le suffrage n'est donc plus universel et égal sur l'ensemble du territoire.

De tous ces chefs, la censure est, là encore, certaine.


V. - Sur l'article 9 de la loi


Cet article modifie l'article L. 366 du code électoral applicable au mode de scrutin pour l'élection des conseillers à l'Assemblée de Corse. Il prévoit, notamment, qu'en cas d'égalité de suffrages, l'attribution de 3 sièges de plus et l'attribution du dernier siège, respectivement à la liste arrivée en tête au second tour, dont les candidats ont la moyenne d'âge la plus élevée et au plus âgé des candidats susceptibles d'être proclamés élus.

Ce faisant, l'article 9 de la loi critiquée reprend les modifications apportées dans le même sens par l'article 3 de la loi modifiant l'article L. 338 du code électoral.

En revanche, les modifications prévues par l'article 4 de la loi à l'article L. 346 du code électoral concernant la mise en oeuvre du principe de parité en prévoyant que chaque liste est composée alternativement d'un candidat de chaque sexe ne sont pas applicables pour les élections à l'Assemblée de Corse.

Une telle différence méconnaît les articles 3 et 4 de la Constitution.

Nul ne peut contester que le dernier alinéa de l'article 3 de la Constitution, en disposant que la loi favorise l'égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives, a établi une règle dont l'application ne saurait varier pour des circonstances particulières à telle ou telle collectivité territoriale. Que rien ne saurait justifier, à cet égard, que la Corse soit soumise à un régime différent, surtout si la nouvelle règle a pour but de rendre encore plus effectif le principe énoncé à l'article 3 de la Constitution.

Qu'il en va de même quant à l'article 4 de la Constitution en ce qu'il impose aux partis et groupements politiques de contribuer à la mise en oeuvre du principe énoncé au dernier alinéa de l'article 3 de la Constitution. Rien ne peut justifier, objectivement, que les partis et groupements n'aient pas les mêmes obligations selon les collectivités territoriales concernées.

Il s'agit là d'une règle fondamentale pour l'égalité de représentation et les caractéristiques essentielles de la démocratie et aucun élément tenant au mode de scrutin pour l'élection à l'Assemblée de Corse ou à la situation du corps électoral de cette collectivité ne peut fonder une telle discrimination.

Le rapporteur de la commission des lois du Sénat montre assez l'embarras du législateur à cet égard lorsqu'en réponse à l'exception d'irrecevabilité il indique : « Je comprends que les élus corses veuillent voir appliquer la parité, et le ministre de l'intérieur s'est engagé, hier, à réexaminer le problème en ce sens. Mais il n'y a là aucune inconstitutionnalité, la Corse n'étant pas soumise aux mêmes lois que les autres régions » (Sénat, séance du 4 mars 2003). Une telle argumentation ne peut que laisser interdit dès lors que votre jurisprudence relative aux collectivités territoriales et particulièrement à la Corse marque comme limite aux expérimentations et autres adaptations requises par des circonstances particulières les libertés publiques et les droits fondamentaux (décision no 2001-454 DC du 17 janvier 2002).

En l'espèce, il s'agit de la mise en oeuvre du principe d'égalité des citoyens quant aux principes de la représentation politique, et l'on peine à comprendre la justification d'un régime distinct applicable sur le territoire de la collectivité territoriale de Corse. Le fait que cette question soit susceptible d'être abordée ultérieurement ne saurait, évidemment, purger le vice d'inconstitutionnalité.

L'inconstitutionnalité de cet article 9 résultant de l'absence de disposition législative pertinente, en quelque sorte pour incompétence négative, pose une question quant à son impact effectif.

Dans ces conditions, la conséquence de cette inconstitutionnalité viciant l'article 9 de la loi ne peut qu'être de rendre l'ensemble de la loi inconstitutionnel, sauf à maintenir deux régimes disctincts quant à la mise en oeuvre plus effective du principe d'égal accès pour les femmes et pour les hommes aux mandats électifs sur le territoire national.


VI. - Sur l'article 10 de la loi


Cet article modifie l'article L. 280 du code électoral relatif à la composition du collège électoral des sénateurs en prévoyant que les conseillers régionaux seront grands électeurs de la section départementale dans laquelle ils sont inscrits.

Une telle disposition, outre son manque d'intelligibilité, méconnaît l'article LO 274 du code électoral, ensemble le principe d'égalité de suffrage et le principe du pluralisme des courants d'idées et d'opinion.

En l'espèce, il résultera du mécanisme mis en place une variation du collège électoral évoluant selon la pondération des votes obtenus et ce sans véritable lien avec les rapports de force politique établis au niveau de chaque section départementale. En sorte que la force politique majoritaire au sein du conseil régional influera indirectement, mais nécessairement, et indépendamment de la réalité politique des départements concernés, le collège des électeurs pour les élections sénatoriales.

On le voit, le dispositif critiqué tend à favoriser certaines formations politiques dans le cadre du scrutin sénatorial. La question posée est donc bien distincte de celle à laquelle vous avez déjà répondu à propos de la loi du 19 janvier 1999 et concerne l'égalité de suffrage et le principe du pluralisme des courants d'idées et d'opinion qui vaut également pour les élections du Sénat.


VII. - Sur l'article 14 de la loi


L'article 14 de la loi modifie l'article 3 de la loi no 77-729 du 7 juillet 1977 relative à l'élection des représentants au Parlement européen en substituant à l'élection dans le cadre d'une circonscription unique correspondant au territoire national un mode de scrutin par circonscriptions interrégionales.


VII-1. Sur l'indivisibilité de la République


Une telle disposition méconnaît le principe de l'indivisibilité de la République que vous avez affirmé dans une décision du 30 décembre 1976 rendue au sujet, précisément, de l'élection au suffrage universel direct des députés français au Parlement européen. Vous avez ainsi considéré que l'engagement international du 20 septembre 1976 ne contient aucune stipulation fixant pour cette élection « des modalités de nature à mettre en cause l'indivisibilité de la République dont le principe est réaffirmé à l'article 2 de la Constitution ; que les termes de procédure électorale uniforme dont il est fait mention à l'article 7 de l'acte soumis au Conseil constitutionnel ne sauraient être interprétés comme pouvant permettre qu'il soit porté atteinte à ce principe ».

A l'occasion du débat relatif à la loi du 7 juillet 1977 dont modification est portée par l'article critiqué, le ministre de l'intérieur de l'époque, M. Christian Bonnet, répondant à une question de M. Michel Debré, député, indiquait que « le Gouvernement a pensé que le cadre national pourrait seul, dans un tel scrutin, respecter le principe de l'indivisibilité de la République, réaffirmé par le Conseil constitutionnel, et permettre aux élus de représenter le peuple français dans sa totalité », ajoutant quant au principe d'indivisibilité que « le Gouvernement estime qu'il ne serait à aucun moment possible de s'en extraire, pour quelque gouvernement que ce soit qui prendra sa suite » (JO Débats, Assemblée nationale, 1re séance du 21 juin 1977, page 3988).

En l'occurrence, en créant des circonscriptions interrégionales dont, au demeurant, rien n'assure qu'elles garantissent l'égalité de suffrage dès lors que les bases géographiques sur lesquelles elles reposent sont sans doute entachées d'une erreur manifeste d'appréciation, le législateur a porté atteinte au principe d'indivisibilité de la République.


VII-2. Sur l'atteinte au pluralisme des courants d'idées

et d'opinions


C'est en vain que l'on prendrait dans les conditions fixées par la présente loi de la nécessité de proximité entre les citoyens et les électeurs.

D'une part, la taille des circonscriptions figurant en annexe II de la présente loi laisse à penser que ce rapprochement est plus qu'illusoire. D'autre part, il est tout aussi certain que ce mode de scrutin aura pour conséquence de limiter le nombre d'élus des listes présentées par des partis et groupements politiques de petite ou moyenne importance. Que ce mode de scrutin, se déroulant sur un seul tour, ne donnera aucune possibilité, par exemple par l'effet d'une fusion, de donner aux petites listes l'occasion d'avoir des élus au Parlement européen.

En réalité, l'article 14 critiqué aura pour résultat de réduire le champ des opinions politiques existantes en France au Parlement européen. Or, cette institution ne connaissant aucun problème de stabilité ou de cohérence, la modification du mode de scrutin critiquée aura pour conséquence de réduire l'expression des courants d'idées et d'opinion sans aucune justification tenant à la rationalité de l'institution concernée ou, en réalité, à la proximité des électeurs avec leur représentants.

De ce chef, également, la censure est encourue.

(Liste des signataires visée dans la décision no 2003-468 DC.)