APPROCHER LA MEDECINE CHINOISE PAR L'ANTHROPOLOGIE
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T. HOR
Contrairement aux autres conférenciers, mon discours ne sera
pas centré sur le sujet de notre colloque -Pneumoconiose- . On m’a
demandé en effet d’introduire la médecine chinoise sur un
plan général afin de faire «pivoter» le regard
porté sur ce sujet par la médecine occidentale vers celui
porté par la médecine chinoise,. La tâche paraît
difficile. Outre l’étendue considérable du sujet et la distance
énorme entre les deux visions, un tel discours risque de provoquer
dans le contexte de la société actuelle des polémiques
qui nous feraient perdre notre impartialité et nous éloigneraient
de notre but.
Dans le souci de créer avant tout une ambiance de complicité,
et non de rivalité, je pense utiliser une méthode anthropologique
: cette introduction commencera donc par une simple observation, comme
font les anthropologues arrivant sur un nouveau «terrain».
Cette idée est fondée sur le fait que, quelle que soit
notre identité ou notre intelligence, devant cette médecine
dite «millénaire» construite par le savoir et le savoir-faire
des anciens Chinois, nous sommes tous des contemporains et cette simultanéité
temporelle nous réunit. Nous allons observer ensemble un «objet»
hors de notre temps. Ainsi nous trouverons, non seulement une base qui
nous permettra de collaborer dans notre aventure de découverte d’un
monde différent, mais aussi un regard tourné vers nous-mêmes,
éclairant le système de références par lequel
nous interprétons ce monde.
J’ai demandé à Madame Wang de nous présenter une
consultation typique de médecine chinoise. A ce premier niveau,
nous noterons simplement ce que nous verrons sans essayer de comprendre
comme si nous faisions un enregistrement phonétique d’une langue
étrangère.
La consultation de Madame Wang :
Ecouter (questionnement), Voir (examen de la langue), Toucher (prise
des pouls), Sentir ; Diagnostic : vide du yin du rein
En ce qui concerne les méthodes thérapeutiques en médecine
chinoise sont principalement des décoctions de plantes (pharmacopée),
des stimulations cutanées par des aiguilles (acupuncture) ou ses
variantes (moxibustion, massages), des régimes (diététique),
des exercices physiques et mentaux (Qi Gong par exemple). Ces éléments
visibles ont construit l’image de la médecine chinoise qu’on a en
France. Il convient de la compléter par les autres disciplines moins
connues, la Waike (traitements des fractures, des affections cutanées…)
par exemple.
Ces méthodes, avec les techniques diagnostiques, comme la prise
du pouls, l’observation de la langue, etc… , nous rappellent l’époque
ancienne où les nouvelles technologies médicales n’avaient
pas encore vu le jour. Aussi a-t-on attribué à la médecine
chinoise les qualificatifs de médecine traditionnelle, naturelle,
douce etc…, mais ces images ne suffisent pas à définir la
médecine chinoise proprement dite.
Pendant notre observation primaire nous avons remarqué que, à
l’aide de ces techniques particulières, Madame Wang a découvert
chez le sujet une « déficience du Yin du Rein » : le
choix d’une formule médicinale (ou d’une série de points
d’acupuncture) en découle. C’est ici que se trouve l’âme de
cette pratique.
Au terme de son examen Madame Wang a énoncé un "Syndrome"
(Zheng en chinois). L’essentiel est de savoir distinguer, parmi une centaine
de syndromes, celui correspondant à l'état d’un patient.
Chaque syndrome relie à des traitements, et il suffit de les mémoriser.
Ainsi, s'il ne passe pas par le diagnostic avec distinction des syndromes,
un praticien ne peut être considéré comme initié
à la médecine chinoise même si ses instruments sont
très exotiques ou si ses gestes sont extrêmement naturels
et doux.
Cette définition nous aide à saisir le caractère
de la médecine chinoise, néanmoins deux étapes nous
semblent encore obscures : Comment déterminer un syndrome? Comment
le relier aux traitements susceptibles de le guérir ? En posant
ces questions, nous entrons ainsi dans un deuxième niveau ; nous
y discernerons la logique interne de cet objet que nous observons comme
si nous essayions de comprendre le sens de chaque mot, les règles
de grammaire d’une langue étrangère.
La théorie de la médecine chinoise a beaucoup emprunté
à la philosophie taoïste, essentiellement au principe de globalité.
Selon cette philosophie, le monde a tiré son origine d’un Qi (souffle,
traduit souvent par «énergie») unique.
Ce Qi se divise en caractère Yin et en caractère Yang,
dont la rencontre engendre les divers éléments de l’univers,
y compris les êtres vivants. Chacun de ceux-ci, selon sa nature,
appartient à une classe donnée et suit
le principe des "cinq mouvements".
ANNEXE 1 a : Le symbole du Yin-Yang
ANNEXE 1 b : Les cinq mouvements
L’homme lui aussi est divisé en cinq parties (les cinq «
organes »et les cinq viscères associés), dont chacune
assure une fonction particulière par le biais de l’équilibre
yin-yang.
L’homme sain est protégé par le «Zheng
qi» ("Qi juste" ou "Qi droit"), ce dernier unifie l’homme dans sa
globalité grâce au système des canaux («méridiens»).
ANNEXE 2
ANNEXE 2 : Les méridiens et les points
Mais l’homme appartient aussi à un environnement
global, et des «Qi pervers», d’origine externe ou interne,
peuvent perturber le «Qi juste» et provoquer les maladies.
ANNEXE 3
ANNEXE 3 : Les Qi pervers externes et les Qi pervers
internes
Cette perturbation
du Qi peut se manifester dans le corps tout entier, notamment par le changement
de la langue et du pouls ANNEXE 4 ANNEXE
4 a et ANNEXE 4 b.
Ces manifestations observables permettent à un médecin
de distinguer le syndrome c'est à dire localiser la perturbation
et identifier la nature de celle-ci.
Pour ce faire, les méthodes diagnostiques sont
indispensables, les deux les plus courantes se réfèrent aux
"huit principes", aux "organes" et aux "viscères".
ANNEXE 5 : Les deux méthodes diagnostiques
les plus utilisées
L’objectif final du traitement consiste à «chasser»
le Qi pervers et à «régulariser» le Qi juste.
Pour cela il faut soit stimuler directement le Qi à certains endroits
sur les méridiens concernés, soit le faire réagir
indirectement en profitant des différentes natures du Qi existant
dans les divers éléments. Ainsi est né le système
thérapeutique qui, avec des méthodes très sophistiquées,
prétend rééquilibrer le Yin-Yang afin de prévenir
ou guérir les maladies.
En écoutant tout ce récit de la théorie, il nous
semble être entrés dans un monde sacré, un monde du
Qi qui met en connexion invisible tous les éléments de l’univers.
Nous avons compris que c’est grâce à ce miraculeux Qi que
Madame Wang a pu découvrir le syndrome et c'est encore grâce
à ce même Qi que tous ses traitements vont trouver leur pouvoir
thérapeutique.
Le comportement d’un praticien trouve ainsi sa légitimité
dans cette logique parfaite du Qi.
Pour un ancien Chinois, ou un contemporain adepte de l’orientalisme
voire de l’ésotérisme, il suffit d’en avoir les preuves littéraires
dans les textes d’origine classique pour rendre crédible ce monde
sacré. Mais il paraît évident que beaucoup parmi nous
vont se demander si ce monde existe réellement.
Cette question indique le 3ème niveau de notre perspective ;
nous voulons désormais interpréter et évaluer ce que
les anciens Chinois nous ont légué. Ainsi a commencé
la polémique : pour certains, accepter un tel système superstitieux
dans la profession médicale est une insulte intellectuelle, et pour
d’autres, cette intelligence «millénaire» avait découvert
une vérité qui a été perdue et, à notre
époque il s'agit de décoder la langue mystique composée
des termes Qi, Yin-Yang, méridien , etc…
Toutes les tentatives de décodage : traduire le Qi par «énergie»,
comparer le rapport yin-yang avec les propriétés de
certaines molécules du corps humain (notamment AMPc et GMPc
) ou encore mettre en évidence les canaux "méridiens" par
diverses techniques… n’ont guère éteint la polémique,
bien au contraire.
Pour trouver un terrain d'entente, nous devons tourner le regard sur
nous-mêmes comme l’anthropologie nous l’a enseigné. En effet,
la racine de la polémique se trouve dans le système de référence
avec lequel nous avons l’habitude d’évaluer le monde. Quand nous
demandons : "La médecine chinoise est-elle vraie ?" il y a derrière
cette question une foi, un a priori, à savoir : la vérité
ne peut être connue que par les preuves objectives issues des observations
(à l'oeil nu ou à l'aide d'instruments), qui nous montrent
les rapports cause-effets clairs et fiables ; la «vraie» médecine
- qui est capable de prévenir et guérir les maladies - doit
construire son système physiopathologique et diagnosticothérapeutique
sur cette vérité absolue.
C’est sans doute à cause de cette foi que la médecine
moderne - occidentale - est devenue «officielle», «conventionnelle»
; personne ne peut avoir de doute sur sa légitimité issue
des connaissances anatomiques, biologiques ou génétiques.
Or cette base scientifique est absente dans la médecine chinoise.
«Scientifique ou non», tel est le nœud de la polémique.
Revenons sur ce que nous avons vu de cette médecine. A la différence
de la médecine occidentale, la médecine chinoise néglige
d’observer directement ce qui se passe à l’intérieur du corps
humain, elle met l’accent sur l'expression extérieure du corps ;
l’état sain, l’état malade, et l’état guéri.
C’est avec cette méthode empirique qu’elle a accumulé une
très riche expérience clinique qui détermine la relation
entre une affection et le traitement efficace ; cette relation est une
"vérité" de fait. Or l’explication de ces relations est d'ordre
spéculatif et philosophique. Dans ce sens, le système théorique
de la médecine chinoise n’a aucune valeur en tant que "Science"
dans la définition stricte du terme. Le fait d'avoir une foi absolue
dans ce monde du Qi semble ridicule voire néfaste. Mais cette critique
ne l’empêche pas d’être utile voire nécessaire dans
certaines circonstances notamment dans la pratique de la médecine
chinoise. Sa valeur est d’aider le praticien à trouver la relation
entre l’affection et son traitement déterminé par l’expérience
empirique.
Reprenons l’exemple de la consultation de Madame Wang. L’expression
«la déficience du Yin du Rein» n’est qu’une série
de symptômes et de signes cliniques composés par «le
bourdonnement dans les oreilles», «la transpiration nocturne»,
«la courbature lombaire», «la langue rouge», «le
pouls petit et rapide», etc…Parmi ces manifestations, certaines sont
considérées comme preuves de la «déficience
du Yin», d’autres indiquent que cette déficience est située
au niveau du «Rein». Ainsi, une formule médicamenteuse
sera prescrite afin de «tonifier» le Yin du Rein ou encore
le sujet sera piqué par des aiguilles principalement sur les points
situés sur le trajet du «méridien du Rein» dans
une manipulation de «tonification». Il est inutile de se demander
si le «Rein» est réellement «déficient»
ou s’il est réellement «tonifié» par ces traitements.
En effet le «Qi» du «Rein» n’est qu’une notion
idéologique exprimée par une série de fonctions physiologiques,
chaque anomalie de ces fonctions est désignée par une appellation
(syndrome) en se référant aux phénomènes observés
dans la nature comme clair-obscur, chaleur-froid, plénitude-vide…Le
traitement, une fois prouvée sa propriété de pouvoir
faire disparaître cette anomalie, est classé dans certaines
catégories selon le principe de «l’antagonisme». Par
exemple la formule prescrite par Madame Wang permet (en principe) de faire
disparaître la déficience du Yin du Rein . Mais en réalité,
sa justification provient de la disparition du syndrome. Elle est donc
classée dans la catégorie "tonification".
Nous pouvons dire que l’ensemble des manifestations cliniques, -les
symptômes et les signes- constitue une des clés pour
comprendre le monde du Qi de la médecine chinoise. Quelle que soit
l'appellation utilisée - le yin-yang et les cinq mouvements ou les
noms des syndromes et des catégories de traitements - la base de
toutes ces descriptions sophistiquées est centrée sur les
symptômes et les signes cliniques, éléments plus concrets
que le Qi.
Ainsi, quand nous allons entendre dans les discours des médecins
que la pneumoconiose est caractérisée par "la déficience
du Qi du Poumon" ou "la stagnation du sang" et que le traitement de ces
2 syndromes sera «la décoction pour tonifier le Poumon»
et «la poudre pour disperser le Foie», nous ne devrions
pas être très étonnés. Au lieu de réclamer
comme preuves des images montrant cette «déficience»
ou cette «stagnation», il faut se rappeler que celles-ci ne
sont pas une réalité objective comme les changements pathologiques
(existant réellement dans un organe ou un tissu, une cellule ou
une molécule), qui servent de base au raisonnement de la médecine
occidentale. Ces termes extravagants ne sont que des appellations, chacune
indiquant une série de symptômes et de signes se manifestant
globalement sur un sujet dans les différentes étapes de la
pneumoconiose . De même, la capacité de «tonification»
ou celle de «dispersion» du traitement confirmée par
l’amélioration ou la disparition de chacune des séries de
symptômes et de signes, et non pas reliée nécessairement
aux données du laboratoire qui sont les seules preuves définitives
montrant l’efficacité d’un traitement en médecine occidentale.
En conclusion, avec la démarche anthropologique, nous avons vu
que la médecine chinoise est très différente de la
médecine occidentale. Mises à part les méthodes diagnosticothérapeutiques
qui sont sans doute très particulières c’est la théorie
du Qi qui est au centre de la curiosité et de la polémique.
Nos recherches ont montré que nous pouvons traiter ce monde sacré
du Qi autrement qu’en nous fondant sur son existence réelle: ce
peut être simplement un système de raisonnement, emprunté
à la philosophie taoïste, puis développé dans
la pratique médicale.
Cette perspective, «sacrilège» pour certains, pourrait
cependant éteindre la polémique principale portant sur le
caractère scientifique de la médecine chinoise et notamment
de sa théorie.
Faute d’avoir la précision et la fiabilité de la méthode
scientifique, comme c’est le cas en médecine occidentale, la médecine
chinoise est condamnée à cause de sa méthode empirique
et spéculative à une place "parallèle" dans notre
monde et offre aux charlatans un abri idéal. Vaut-il mieux alors
remplacer cette méthode douteuse par la méthode scientifique
?
Ce serait certainement une victoire scientifique si «La déficience
du Yin du Rein» et sa «tonification» pouvaient être
montrées anatomiquement, biochimiquement ou génétiquement
au lieu de rester définies conformément à l’habitude
par une série de manifestations cliniques. Mais serait-ce aussi
une victoire médicale ? Cela paraît moins certain. Dans le
cas où les rapports cause-effet sont très compliqués
comme dans beaucoup de maladies dites fonctionnelles, deux facteurs au
moins limitent l’utilisation de la méthode scientifique : la consommation
des ressources naturelles et le délai entre le diagnostic et le
traitement.
Nous pouvons prévoir sans trop de risques que la médecine
chinoise va continuer de fonctionner avec sa méthode propre et son
efficacité, même si l'énigme de cette efficacité
sera de plus en plus éclairée par la science.