(Last update : Thu, 29 Oct 1998)
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Quelle régulation publique pour Internet ?

(Article paru dans la revue Réalités Industrielles, Octobre-Novembre 1996)

par Jean-Noël Tronc
Chargé de mission
commissariat général du Plan

L'année 1996 aura signifié, pour Internet, à la fois la consécration médiatique et les premières mises en accusation sérieuses. Le caractère manifestement insuffisant de mesures de régulation limitées au cadre national a conduit plusieurs pays à envisager la mise en place d'un cadre juridique international. La proposition présentée par la France, à Séoul, en octobre 1996, d'une charte dont les principes pourraient former le socle d'un "code de bonne conduite" sur Internet, a été retenue officieusement par l'OCDE, en février 1997, comme base de travail afin d'engager une concertation sur l'opportunité d'une coopération internationale.

La question du contrôle que la puissance publique peut légitimement exercer sur les réseaux de communication se pose pratiquement depuis l'apparition des premiers systèmes techniques de communication à distance. Déjà, en 1847, pour justifier le maintien du monopole public instauré par la loi du 14 mars 1837 sur le télégraphe, le ministre de l'Intérieur, Duchâtel, déclarait que "Le télégraphe est un instrument politique et non pas un instrument commercial "(1). Il lui fallait, il est vrai, résister aux demandes de plus en plus nombreuses des acteurs de la révolution industrielle, soucieux de pouvoir bénéficier de cette première révolution de l'information apportée par le télégraphe optique, dont l'Etat s'était réservé, dès son apparition en 1794, le monopole.

Mutatis mutandis, cette affirmation de la primauté du politique sur le commercial ravirait les plus fervents défenseurs des valeurs fondatrices de l'Internet. A ceci près, bien sûr, que cette culture, outre son hostilité à la logique commerciale, s'appuie sur une forte tradition, celle de la communauté universitaire et scientifique, faite d'autorégulation et d'indépendance vis-à-vis de toute forme d'intervention de l'Etat. Paradoxalement, la revendication d'un droit de regard de l'Etat sur la régulation d'internet naît aussi du constat que les grands réseaux de communication, comme la télévision, comportent des conséquences sociales, culturelles et politiques qui dépassent leur seule dimension commerciale.

La société américaine Compuserve a été contrainte d'interdire l'accès de ses forums de discussion à ses quatre millions de clients, ans près de 140 pays, en raison de l'impossibilité technique d'une limitation de cette mesure aux seuls abonnés allemands

L'année 1996 aura signifié, pour Internet, à la fois la consécration médiatique et les premières mises en accusation sérieuses. Une série d'événements spectaculaires, comme la diffusion de l'ouvrage du docteur Gubler ou la découverte de serveurs néo-nazis, pédophiles ou terroristes, expliquent que la question de la régulation d'Internet apparaisse désormais comme un enjeu prioritaire pour les pouvoirs publics. Les premières actions judiciaires, marquées par l'ouverture d'une information du parquet de Munich concernant la société Compuserve, l'assignation en référé de neufs fournisseurs d'accès par l'Union des étudiants juifs de France le 1 5 mars 1996 pour diffusion de messages négationnistes et l'arrestation, le 6 mai 1996, des dirigeants de deux des principaux fournisseurs français d'accès à Internet, pour diffusion d'images pédophiles, ont montré deux choses. D'abord, la fragilité des professionnels de l'internet face à des phénomènes qui échappent à leur contrôle : la société américaine Compuserve s'est ainsi trouvée contrainte d'interdire l'accès de ses forums de discussion à ses quatre millions de clients, dans près de 140 pays, en raison de l'impossibilité technique d'une limitation de cette mesure aux seuls abonnés allemands. Ensuite et surtout, les réactions des autorités judiciaires ont prouvé la réalité des problèmes posés par Internet, alors que la première vague des utilisateurs du réseau avait souvent eu tendance à les nier, pour s'opposer farouchement à toute forme d'encadrement public du réseau.


(1) cité in Carré, Patrice A., Télégraphes, Innovations techniques et sociétés au XIX-siècle, Editions du téléphone, octobre 1996.

Le Code pénal a déjà évolué pour intégrer de nouveaux délits, à caractère informatique, comme la destruction intentionnelle de données, les virus ou l'intrusion dans les systèmes d'information

Internet : des menaces réelles et multiformes

Si la diffusion de contenus répréhensibles a été mise en avant comme la manifestation la plus spectaculaire des dérapages possibles d'Internet, les problèmes sont très variés : atteintes à la vie privée (évoquée par la CNIL dans son dernier rapport), diffusion d'oeuvre non autorisée par l'auteur, intrusion illicite dans les systèmes informatiques, destructions logicielles intentionnelles, transmission de virus, espionnage par interception des données sensibles qui circulent sur le réseau, abus dont les consommateurs peuvent être victimes dans leurs transactions commerciales en ligne, contournement des régimes fiscaux, etc.

Encore peut-on faire observer que nombre de ces menaces ne constituent en rien une nouveauté : elles existent, pour les réseaux télé-informatiques ou télématiques, depuis des décennies. Contrairement à l'idée reçue selon laquelle internet serait un "no mans land " juridique, de nombreux juristes ont eu l'occasion de souligner que les délits constatés sur le réseau n'appellent pas, en général, de qualification juridique nouvelle La législation existante peut d'ailleurs d'autant mieux s'appliquer que le Code pénal français a déjà évolué pour intégrer de nouveaux délits, à caractère informatique, comme la destruction intentionnelle de données, les virus ou l'intrusion dans un système d'information.

Certaines difficultés posées par Internet sont, au contraire, originales, comme la question du recouvrement des impôts indirects conçus dans un univers où biens et services étaient en principe matérialisables : les transactions commerciales en ligne échappent largement à la TVA, lorsqu'il s'agit par exemple de commandes à l'étranger. Le gouvernement américain vient d'ailleurs de proposer de faire de l'Internet une zone de duty- free. Or, sur certains produits électroniques grand public, la différence de prix entre la France et les Etats-Unis peut dépasser 60 %.

Le gouvernement américain vient de proposer de faire de l'Internet une zone de duty-fre or sur certains produits électroniques grand public, la différence de prix entre la France et les Etats-Unis peut dépasser 60%

Une question apparemment très technique, l'attribution d'une adresse aux nouveaux sites sur Internet, provoque des conflits croissants qui illustrent les limites des premiers systèmes de régulation du réseau, simples, mais trop rudimentaires, lorsque celui-ci croît exponentiellement. Pour la catégorie générique des adresses commerciales utilisées initialement pour les entreprises américaines (adresses de sites se terminant par "com"), la délivrance d'une adresse s'effectue simplement par l'inscription payante auprès de la société Inter-Nic, à laquelle le gouvernement américain a concédé la mission de gestion du "plan de nommage" sur Internet. Afin de prévenir d'éventuels conflits sur les adresses de sites, la société a décidé d'appliquer la règle, qui a l'avantage de la simplicité, du premier arrivé - premier servi. La difficulté est née de l'utilisation astucieuse de ce principe par certains utilisateurs - aux Etats-Unis et en Extrême-Orient - qui ont procédé au dépôt de dizaine de milliers de noms de sociétés connues, afin d'en bloquer l'attribution, qu'ils revendent éventuellement aux intéressés (2).

Une menace aussi nouvelle que réelle naît de la possibilité de détourner ou " d'attaquer " le site d'une entreprise ou d'un gouvernement, pour nuire à son image. Alors que le serveur Minitel d'une administration présentait généralement toutes les garanties de protection et d'authenticité, il est relativement facile à l'un des nombreux " pirates " de l'Internet de s'introduire sur les pages " Web " d'un serveur Internet.

Certains sites officiels ont ainsi fait l'objet d'un piratage quelques heures seulement après leur ouverture officielle, le pirate s'étant contenté de signaler son exploit par une phrase ironique placée dès la page d'accueil.

Le détournement ou le brouillage d'une image publique peut prendre, sur Internet, les formes les plus diverses. Ainsi, l'un des serveurs francophones les plus connus au monde, le " WebLouvre ", n'a en rien été une création de l'établissement public du musée du Louvre, mais l'initiative privée d'un étudiant parisien, Nicolas Pioch.

Une affaire récente offre une autre illustration de ces nouvelles menaces. Un particulier a créé en 1995 le site Adminet afin d'offrir une grande quantité d'informations sur l'administration française et, notamment, sur les principales institutions de la République, alors que la présence publique sur Internet était pratiquement inexistante. L'administration s'est d'autant plus émue de cette initiative indépendante que le serveur Adminet, qui contrevenait à la concession exclusive attribuée à un opérateur privé par la diffusion de données juridiques, est devenu rapidement l'un des sites français du Web les plus consultés. Comme l'ont fait justement observer certains des protagonistes de cette affaire, l'administration française a eu beaucoup de chance qu'Adminet ait pour initiateur un haut fonctionnaire, lequel a accepté de se plier aux injonctions qui lui ont été adressées. Quels auraient été les moyens d'action de l'administration si l'auteur, craignant par exemple d'éventuelles poursuites, avait simplement " délocalisé " son site sur un ordinateur situé aux îles Caïmans, en ajoutant à son service des informations fausses ou injurieuses pour l'Etat ?


(2) Des solutions importantes ont été devancées en février 1997, grâce aux travaux de l'IAHC (Internet Ad-Hoc Committee), créé à cet effet, qui pourraient entraîner un éclatement de la concession, plusieurs entités dans le monde étant habilitées à attribuer des noms de domaine. Cette grande réactivité aux difficultés suscitées par la croissance exponentielle du réseau est un des signes distinctifs de l'Internet.


Le détournement ou le brouillage d'une image publique peut prendre, sur Internet, les formes les plus diverses : ainsi, l'un des serveurs francophones les plus connus au monde, le " WebLouvre ", n'est pas une création de l'établissement publie du musée du Louvre, mais l'initiative privée d'un étudiant parisien, Nicolas Pioch

Internet est marqué par une tradition de " laissez-faire "

Là réside le véritable défi d'Internet : sur un réseau mondial et décentralisé, né de l'interconnexion de centaines de réseaux indépendants (Internet vient de INTERconnected NETworks), les flux d'informations parcourent la planète sans respecter ni les frontières nationales, ni les règles de souveraineté. Or, le réseau, par sa croissance exponentielle, atteint depuis près de deux ans le grand public, révélant du même coup sa complexité pour des autorités publiques sommées brutalement à la fois d'en favoriser un essor sans entrave et d'y faire respecter les principes admis dans les autres espaces publics de communication.

La difficulté essentielle provient certainement de l'association entre communication privée (le message électronique échangé entre deux utilisateurs) et diffusion publique d'information (le site Web accessible du monde entier) qui fait toute la richesse d'Internet. Au nom de la première, le respect absolu du secret des correspondances et de la vie privée semble constituer le principe de référence pour le réseau. Mais les possibilités ouvertes par la seconde rendent difficilement évitable une interpellation de la puissance publique. Si le Conseil supérieur de l'audiovisuel est jugé compétent pour se prononcer sur la qualité des programmes des chaînes hertziennes, pourquoi en irait-il autrement sous prétexte que celles-ci, suivant l'exemple de la nouvelle chaîne MSNBC, née d'un projet commun de Microsoft et de NBC, voudront diffuser leurs programmes sur Internet ?

Malgré la revendication d'irresponsabilité des utilisateurs individuels, force est de reconnaître que rien ne distingue, du point de vue de la responsabilité juridique éditoriale, un particulier mettant une information sur un site Internet d'un éditeur professionnel sinon - différence importante, mais d'un autre ordre - la gratuité.

La communauté historique des utilisateurs d'Internet rappelle de son côté, et avec raison, que le secret du développement spectaculaire d'Internet tient à ce que le réseau a pu s'appuyer efficacement sur un équilibre entre principe de liberté et principe de responsabilité. Cette évolution sans heurts a été rendue possible par l'appartenance très majoritaire des utilisateurs anciens à la communauté scientifique, laquelle se soumet volontiers à une éthique, dès lors que celle-ci est définie et appliquée par la communauté elle-même. Pour ces utilisateurs, l'harmonie qui caractérisait le premier âge d'Internet constitue la référence au nom de laquelle le " laissez-faire " doit demeurer la règle pour les autorités publiques. Une telle confiance s'appuie d'ailleurs sur les premières expériences d'autorégulation des acteurs, notamment à travers la pratique du flame, dans laquelle un Internaute ne respectant pas l'étiquette particulière du réseau voyait sa boîte aux lettres électroniques saturée de messages vengeurs.

La référence à la culture du monde de la recherche scientifique inclut également une forte tradition d'indépendance, voire de méfiance face à toute forme d'intervention des pouvoirs publics, soupçonnés de vouloir étouffer, par des règles inappropriées, un réseau auxquels ils sont censés ne rien comprendre.

Cette incompréhension réciproque a été particulièrement tangible aux Etats-Unis, lors de la confrontation entre défenseurs intransigeants du premier amendement de la Constitution américaine garantissant la liberté d'expression, et élus américains soucieux de prévenir, par le vote du Communication Decency Act de février 1996, les excès dénoncés de la violence ou de la pornographie dans les médias. Le texte vise particulièrement Internet, en prévoyant de lourdes sanctions financières et pénales pour quiconque transmettra intentionnellement (" knowingly ") des contenus jugés " obscènes " (" obscene, lewd, lascivious, filthy or indecent "). Faisant l'objet de nombreux recours, le Decency Act a été jugé contraire au premier amendement par la Cour Fédérale de Pennsylvanie, décision portée en appel devant la Cour Suprême.

De même, lorsque, au nom de la sécurité nationale, la National Security Agency a défendu le projet d'une puce "moucharde", le clipper chip, permettant à la police une " écoute numérique " des échanges d'informations entre ordinateurs, sous contrôle judiciaire, la communauté américaine de l'Internet s'est enflammée contre une entreprise jugée liberticide.

L'éloignement culturel entre la communauté des utilisateurs les plus radicaux de l'Internet représentée par exemple, aux Etats-Unis, par l'Electronic Frontier Foundation (E F F), et les représentants de l'Etat ou des grandes entreprises de l'informatique et des télécommunications explique aussi pourquoi toute initiative publique dans ce domaine suppose à la fois prudence et concertation.

Quels auraient été les moyens d'action de l'administration si l'auteur d'adminet avait simplement "délocalisé" son site sur un ordinateur situé aux îles Caïmans, en ajoutant à son service des informations fausses ou injurieuses pour l'Etat ?

Dans des pays comme la France, où l'autorégulation est souvent mal admise, la tâche des décideurs publics est d'autant plus malaisée que les apôtres des nouvelles technologies cultivent souvent un certain sentiment de supériorité, appuyé sur la conviction qu'ils constituent l'avant-garde d'une civilisation nouvelle, incompréhensible aux représentants de " l'ordre établi ". John Perry Barlow, co-fondateur de l'EFF et compositeur du groupe de rock The Greatefut Dead, déclarait ainsi en 1995 dans la revue Wired "Only a very few people are aware of the enormity of this shift [l'entrée dans la société de l'information], and fewer of them are lawyers or public officiais ". Cette difficulté à communiquer et les réactions de méfiance de nombreux hommes politiques ou hauts fonctionnaires ne peuvent être que renforcées par la véhémence avec laquelle s'exprime toute une tradition libertaire sur Internet. Les propos tenus par une personnalité reconnue parmi les cybernautes, Timothy C. May, lors du salon Imagina de février 1996, sont à ce titre éloquents : "Le réseau c'est l'anarchie. Plus de contrôle central, plus de chefs, plus de lois. Aucune nation ne pourra se l'approprier, aucune administration en assurer la police ".

Et pourtant, la rapide dilution de la communauté originelle des utilisateurs de l'Internet dans une population d'utilisateurs qui se compte désormais en dizaines de millions de personnes entraîne un malentendu fondamental dans le débat autour du développement de l'Internet. Pour nombre d'internautes, imprégnés des valeurs fondatrices du réseau, l'âge d'or est derrière nous et pas dans un futur plus ou moins probable dans lequel le développement des applications grand public et notamment des services marchands, entraînera la " normalisation " du réseau en même temps que son universalisation. même si les médias retiennent volontiers cette culture des origines comme représentative de l'internet, il y a sans aucun doute une divergence croissante entre les plus fervents apôtres du cyberespace et les attentes réelles d'une opinion publique inquiète.

Le développement spectaculaire d'Internet a un résultat paradoxal : il donne raison à ceux qui en avaient perçu dès l'origine l'importance, mais plus son utilisation déborde le cadre des passionnés et des spécialistes, plus forte se fait la pression pour un encadrement du réseau ; le grand public est, par nature, peu sensible à l'enthousiasme anarcholibertaire d'un T.C. May.

La réaction des pouvoirs publics

Devant la multiplication des affaires liées à Internet, les différentes autorités nationales ont été amenées à réagir. Aux Pays-Bas, la polémique déclenchée par la découverte de serveurs pédophiles a amené le gouvernement à procéder à une mise en garde dès 1995, à la suite de laquelle les fournisseurs d'accès ont mis en place, au début de 1996, un numéro d'appel destiné à permettre le signalement de sites pédophiles par les utilisateurs.

En France, à la suite des affaires judiciaires liées à Internet, et pour répondre à l'inquiétude soulevée chez les fournisseurs d'accès par l'arrestation de deux dirigeants de sociétés, le gouvernement a été contraint de réagir dans l'urgence, en insérant dans la loi de réglementation des télécommunications (LRT) du 26 juillet 1996 un en semble de mesures spécifiques. Celles-ci, pour l'essentiel, ont été censurées par le Conseil Constitutionnel. Ainsi, l'article 43-2, qui créait un Comité supérieur de la télématique (CST) rattaché au CSA et chargé d'émettre des avis sur le respect de recommandations déontologiques, a été déclaré contraire à la Constitution. Le Conseil Constitutionnel a en effet considéré que les pouvoirs du CST étaient insuffisamment délimités, alors que ses avis étaient susceptibles d'avoir des incidences pénales.

Dans des pays comme la France, où l'autorégulation est souvent mal admise, la tâche des décideurs publics est d'autant plus malaisée que les apôtres des nouvelles technologies cultivent souvent un certain sentiment de supériorité, appuyé sur la conviction qu'ils constituent l'avant-garde d'une civilisation nouvelle, incompréhensible aux représentants de " l'ordre établi "

En fait, il ne reste des dispositions spécifiques rajoutées à la LRT qu'un article, qui impose aux fournisseurs d'accès de proposer à leurs clients un dispositif technique "leur permettant de restreindre l'accès à certains services". Cette mesure renvoie à l'utilisation de dispositifs de filtrage parental, sous la forme de logiciels aux noms évocateurs, comme Netnanny, Surfwatch ou CyberpatroL

L'efficacité de tels outils demeure limitée. Ceux qui s'appuient sur une bibliothèque de mots ou de formes prohibées, ont des effets pervers amusants : l'utilisateur bien intentionné peut se voir interdire l'accès au site "Christus-Rex", qui expose les nudités picturales des Musées du Vatican. Ou bien, l'outil étant paramétré sur le vocabulaire américain, bloquera l'utilisation du site "Sextant " destiné aux marins. D'autres outils utilisent des annuaires de sites aux contenus jugés choquants, mis à jour en temps réel, par le réseau, en se connectant au serveur de sociétés privées ou d'organes de contrôle. Mais la multiplication des solutions de contournement, depuis l'adoption de noms anodins jusqu'à la recopie intensive des contenus entre sites (les sites " miroirs ") rend ces outils de filtrage bien fragiles.

Il y a sans aucun doute une divergence croissante entre les plus fervents apôtres du cyberespace et les attentes réelles d'une opinion publique inquiète

Le rapport Falque-Pierrotin

Devant les difficultés évidentes de la voie réglementaire, les Pouvoirs publics ont confié une mission destinée à guider les futures actions publiques sur Internet à Isabelle Falque- Pierrotin, Maître des Requêtes au Conseil d'Etat. Le rapport, remis le 16 juin 1996, a été salué comme le premier document public de référence sur Internet.

Parmi les propositions du rapport Falque-Pierrotin, on peut retenir quatre principes essentiels :

La remise du rapport Falque-Pierrotin a été suivie par une mission confiée à Antoine Beaussant, Président du Geste (Groupement des éditeurs de services en ligne), afin d'élaborer un code des professionnels d'Internet.

Internet n'étant pas le Minitel, une définition restrictive des offreurs de contenus qui se limiteraient aux fournisseurs d'accès et aux éditeurs professionnels n'a pas de sens puisque tout utilisateur y est potentiellement éditeur de contenus

La Commission Beaussant

Le déroulement des travaux de la commission réunie sous la présidence d'Antoine Beaussant a été éclairant à plus d'un titre sur les problèmes spécifiques posés par internet. D'abord, parce que la définition des parties censées discuter du projet de code s'est rapidement avérée inappropriée. Internet n'étant pas le Minitel, une définition restrictive des offreurs de contenus qui se limiteraient aux fournisseurs d'accès et aux éditeurs professionnels n'a pas de sens puisque tout utilisateur y est potentiellement éditeur de contenus. Le cercle des participants aux discussions s'est donc rapidement élargi, pour inclure notamment les différentes associations d'utilisateurs d'internet comme l'Internet Society, l'Association des utilisateurs d'Internet (AUI) ou Citadel, représentant en France de l'Electronic Frontier Foundation.

Les discussions ont également permis de mettre en lumière les divergences croissantes entre, d'une part, la culture des origines de l'internet, très attachée au maintien de la gratuité et d'une complète indépendance du réseau, à la fois des pouvoirs publics et des grands intérêts économiques et, d'autre part, la nécessité de répondre à la croissance exponentielle d'un réseau de plus en plus tourné vers le grand public et les applications commerciales.

L'élaboration du code a donné une illustration saisissante des moyens offerts par les réseaux à la délibération collective, avec la création d'un site Internet sur lequel les utilisateurs étaient invités à consulter les versions successives du texte et à réagir en direct par des amendements.

En fait, si l'ampleur des divergences entre partisans d'une transposition du modèle adopté, par exemple, pour la télématique, et défenseurs d'une liberté de diffusion maximale sur Internet a retardé l'adoption formelle d'un texte contraignant par les acteurs, elle n'a pas empêché l'acceptation par tous de principes généraux rassemblés dans un texte provisoire, rebaptisé " charte des acteurs de l'Internet ".

Parmi les éléments importants de la charte Beaussant, on peut mentionner le rappel - évident pour certains, mais pas inutile sans doute pour beaucoup d'utilisateurs - du principe selon lequel la loi française s'applique pleinement aux activités liées à Internet sur le sol français. Le texte envisage la création d'un organisme privé indépendant, chargé de recevoir les plaintes émanant du public et de proposer éventuellement l'interdiction d'un site au fournisseur d'accès qui l'héberge. Le plus important réside sans doute dans la reconnaissance par la quasi-totalité des acteurs de la nécessité, pour les fournisseurs d'accès, d'appliquer des sanctions immédiates, avant toute procédure judiciaire, contre les utilisateurs dont le comportement serait lourdement fautif (diffusion d'images pédophiles ou d'incitations à la haine raciale, par exemple).

Les modalités pratiques de fonctionnement de l'organisme de régulation, pour lequel le modèle proposé est celui du BVP (le Bureau de vérification de la publicité), seront sans doute difficiles à définir. Les discussions doivent à présent se poursuivre au sein d'une future association des acteurs français de l'Internet, à partir du texte remis au ministre François Fillon, le jeudi 6 mars 1997. La charte pourrait faire l'objet d'une formalisation définitive, notamment pour le Conseil de l'internet, avant le mois de juin 1997.

Les limites de l'autorégulation nationale

L'autorégulation par les acteurs de l'Internet, à partir de l'élaboration de chartes de déontologie et la mise en place d'organes destinés à permettre une régulation véritable, tout en évitant le recours aux solutions contentieuses, offrent des perspectives encourageantes. Ces différentes mesures ont le mérite de proposer des solutions limitées mais réelles, en répondant à la difficulté évidente d'exercer un contrôle régalien sur un

Une convention qui ne serait pas véritablement mondiale pourrait n'avoir que peu d'effet : que faire, si un seul ordinateur installé au Moyen-Orient et relié au réseau téléphonique offre en n'importe quel point du globe des informations détaillées sur la manière de fabriquer des armes non conventionnelles ?

réseau mondial. Elles posent cependant la question du rôle de la puissance publique, garante de l'intérêt général, y compris dans les systèmes qui, comme aux Pays-Bas, associent autorégulation préventive et mesures répressives. Le modèle hollandais, dans lequel l'organisme de surveillance du réseau intervient à titre " pré-contentieux ", en se mettant en rapport avec les auteurs de délits, mais peut, en cas de refus, prévenir la police, suscite au moins deux réserves :

D'une part, ce mode de régulation tend à dessaisir les pouvoirs publics d'une mission de surveillance qui leur est dévolue, en principe, par nature : l'identification de " diffuseurs " d'images pédophiles, même disposés à cesser leurs activités après une mise en garde de l'organisme de régulation, constituerait pour la police un moyen essentiel de repérage des réseaux pédophiles.

L'action d'un Conseil de l'Internet sera d'autant plus légitime qu'il saura lui-même s'autoréguler, en ne prenant en charge que les situations dans lesquelles une solution non-contentieuse répondrait manifestement à l'intérêt général. On peut penser, par exemple, à l'affaire récente des étudiants d'une grande école qui, dans l'ignorance des règles en matière de droits d'auteurs, avaient mis sur Internet le texte de leurs chansons préférées de Jacques Brel.

Il faut, d'autre part, souligner que cette régulation demeure totalement impuissante face à tous les contenus qui ne proviendraient pas des Pays-Bas. Les diverses initiatives nationales ne constituent qu'un premier pas, et ne doivent pas faire oublier que le principal défi lancé aux autorités nationales tient avant tout à la dimension mondiale du réseau.

Certains juristes ont voulu, au début, écarter ce problème en rappelant que si c'est, en règle générale, le lieu de l'infraction qui détermine la loi applicable, le droit permet la sanction au lieu de constat du délit. En pratique, bien sûr, l'application de la loi se heurte souvent à l'impossibilité d'une exécution effective de décisions de justice qui viseraient les véritables auteurs d'actes délictueux. Quand les serveurs d'informations incriminés sont situés à l'étranger, la seule action possible, à l'échelle nationale, est la sanction des fournisseurs d'accès, mesure dont le rapport Falque-Pierrotin a souligné le caractère souvent absurde et injuste.

L'affaire "Radikal"

Un exemple particulièrement frappant des difficultés rencontrées par les justices nationales a été fourni récemment en Allemagne, par l'affaire de la revue Radikal. Cette publication de l'extrême-gauche, accusée de faire l'apologie du terrorisme, fait l'objet d'une interdiction en Allemagne alors queue est vendue librement aux Pays-Bas. Or, le journal est également diffusé sur Internet, à partir d'un site également installé aux Pays-Bas.

Constatant, dès lors, l'existence d'une " diffusion " illégale en Allemagne, la justice allemande a ordonné aux fournisseurs d'accès, en septembre 1996, de bloquer l'accès de leurs clients au serveur hébergeant le site incriminé. Cette décision entraînait d'ailleurs, il faut le souligner, l'interdiction d'accès à l'ensemble des sites installés sur le serveur hollandais, dont certains pouvaient n'avoir aucun caractère illicite aux yeux de la justice allemande.

Aussitôt la décision connue, de nombreux Internautes on engagé une campagne de mobilisation selon une méthode désormais éprouvée : des message électroniques, répercutés sur différents forums de discussion et par des listes de diffusion, font connaître mondialement cette nouvelle atteinte au " laissez- faire ". En quelques semaines, plusieurs dizaines de sites dits " miroirs " apparaissent en Europe, en Amérique du Nord et au Japon. Ces sites reproduisent à l'identique le contenu du site Radikal mis en cause par le juge allemand. De tels sites sont également apparus en Allemagne et, après une première tentative d'engager des poursuites systématiques, la justice a finalement renoncé devant le nombre de violations. Mais la contestation s'est également déployée sur le plan légal puisque plusieurs fournisseurs d'accès ont décidé d'attaquer la décision initiale les obligeant à bloquer l'accès à un site étranger.

Certains Etats, comme la Chine Populaire, ont pu imaginer des mesures techniques pour répondre au défi lancé par le caractère mondial des services accessibles par Internet, comme un contrôle des transmissions de données au niveau des autocommutateurs situés en amont des connexions des particuliers. De telles solutions, extrêmement difficiles à mettre en oeuvre techniquement, seront de toute façon dépassées dès l'apparition des futurs réseaux satellitaires de communication à haut débit, comme Voicespan (AT&T), Skybridge (Alcatel) ou Teledesic (Bill Gates et Creg McCaw), qui permettront un lien direct, à domicile, avec n'importe quel serveur Internet, au moyen d'une antenne satellite individuelle.

La possibilité d'une convention internationale dépend donc, soit d'une restriction à l'extrême du champ des questions déontologiques traitées, soit d'une limitation du nombre des pays signataires de l'accord

Les voies possibles d'une convention internationale sur Internet

Le caractère manifestement insuffisant de mesures de régulation limitées au cadre national a conduit plusieurs pays, et notamment la France, à envisager la mise en place d'un cadre juridique international pour Internet. En l'absence d'autorités de régulation supranationales, un tel contrôle reposerait sur l'adoption d'une convention internationale, applicable par les autorités compétentes dans chaque pays.

Lors du Conseil informel des ministres européens chargés des Télécommunications, à Bologne (avril 1996), François Fillon avait indiqué que la France jugeait souhaitable une initiative internationale concertée sur la déontologie et la protection du consommateur " en ce qui concerne les services de la société de l'information, notamment Internet ". Dans l'esprit du ministre délégué à la Poste, aux Télécommunications et à l'Espace, il s'agissait de faire en sorte que les pays s'accordent sur un minimum de principes communs pouvant former le socle d'un " code de bonne conduite " sur Internet.

En dépit d'un accueil d'abord réservé de nombreux pays, la France a présenté le 23 octobre 1996 à Séoul un projet de charte de coopération internationale à l'ensemble de ses partenaires de l'OCDE, qui propose des principes de base de coopération, et notamment :

Depuis, l'OCDE a retenu officiellement, en février 1997, la proposition française comme base de travail afin d'engager une concertation sur l'opportunité d'une coopération internationale. isabelle Falque-Pierrotin s'est vue chargée, en mars 1997, d'engager une mission d'explication et de consultation au sein de l'OCDE destinée à préparer des rencontres officielles à l'automne.

Devant la question du cadre institutionnel le plus adapté à une négociation internationale, l'OCDE paraît un choix pertinent. En effet, une discussion limitée au cadre européen laisserait en dehors l'Amérique du Nord, où se trouvent encore plus de 65% des serveurs Internet de la planète. A l'inverse, une discussion mondiale, engagée au sein de l'Union internationale des télécommunications ou de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) risque, au moins dans un premier temps, de se heurter à des obstacles insurmontables. Tout dépend, naturellement, du degré de précision d'une future convention internationale sur Internet, qu'il s'agisse de la détermination des règles applicables, des principes de responsabilités des éditeurs et services d'hébergement, des éléments de base d'une coopération judiciaire, ou de principes minimaux de déontologie.

Des questions juridiques et techniques délicates

Un accord sur la détermination des règles applicables pourrait reposer sur une transposition au mode de régulation d'internet du système mis en place pour les services audiovisuels en Europe : la loi applicable est celle du pays d'émission, ce qui est jugé satisfaisant dans la mesure où chaque Etat membre a souscrit à la directive " Télévision sans frontières ". En revanche, en l'absence d'accord, l'application de la seule loi du pays de réception permet à celui-ci de garantir le respect de règles minimales.

Placée au coeur de l'actualité, la question de la responsabilité des différents intermédiaires par lesquels transitent l'information (éditeurs, opérateurs de réseaux, fournisseurs d'accès et d'hébergement) constitue certainement un obstacle majeur au développement des services sur Internet à cause du flou juridique qui l'entoure. C'est donc prioritairement à cette difficulté que les différents Etats ont commencé par s'attaquer.

Le principe de la coopération entre Etats, et notamment entre forces de sécurité, est sans doute plus aisé à mettre en oeuvre, ne serait-ce que parce qu'existent déjà de nombreux accords en ce sens.

Un document adopté par le Conseil des ministres de l'Union européenne, en janvier 1995, prévoit ainsi que des interceptions des télécommunications puissent être effectuées dans un pays par les autorités légalement autorisées, à la demande d'un autre Etat. De même, en ce qui concerne les flux de données informatiques, le Conseil de l'Europe a émis une Recommandation en septembre 1995, qui invite les Etats de l'Union européenne à coopérer, à échanger des données et à favoriser les enquêtes et les saisies transfrontalières.

Pour qu'une amorce de régulation internationale soit imaginable, sans doute sera-t-il nécessaire de traiter, dans un premier temps, de questions techniques, comme, par exemple, l'harmonisation des outils de filtrage et des signaux de codage des programmes sans lesquels ces outils seront largement inopérants

Des principes minimaux en matière déontologique

Si la complexité des questions juridiques et techniques pose déjà de nombreuses difficultés, l'idée d'un accord international sur des éléments d'ordre déontologique présente des obstacles difficiles à surmonter.

Les retards pris par la négociation de l'OMC sur la libéralisation des télécommunications illustrent bien les difficultés propres à tout accord international multilatéral. Dans une telle discussion, chaque pays présente ses propositions et les différences d'approches sont souvent considérables. Encore peut-on faire l'hypothèse qu'elles sont largement réductibles parce qu'il est possible, dans le cas d'une négociation sur l'ouverture des marchés à la concurrence, de mesurer objectivement les différences de situation entre pays et la valeur relative des différentes positions en présence.

Dans le cas de la régulation des contenus, en revanche, le problème est entièrement différent, puisqu'il traite de questions à la fois politiques, morales et socio-culturelles. Les termes de" déontologie " et de " code de bonne conduite " présentent d'ailleurs une ambiguïté importante, à laquelle une négociation internationale ne manquerait pas de se heurter : s'agit-il seulement de juger du comportement des intermédiaires réputés " techniques , d'Internet, comme les fournisseurs d'accès ? Le problème serait alors simplement de s'accorder sur la façon de juger du caractère manifeste de la volonté de diffuser un contenu condamnable. S'agit-il, au contraire, de s'entendre sur le caractère répréhensible de telle ou telle catégorie d'information diffusée ? Dans ce cas, les différences culturelles et politiques sont telles, à l'échelle mondiale, qu'on entrevoit difficilement les moyens d'un accord autrement que dans un cadre restreint, comme l'OCDE.

Personne n'imagine en effet de discuter de liberté religieuse avec les Saoudiens ou de pluralisme politique avec la Corée du Nord.

La possibilité d'une convention internationale dépend donc, soit d'une restriction à l'extrême du champ des questions déontologiques traitées, soit d'une limitation du nombre des pays signataires de l'accord. La voie plurilatérale, plutôt que celle d'une discussion multilatérale dans un cadre comme l'UIT ou l'OMC, est donc la plus prometteuse, parce qu'elle permet d'envisager une négociation avec des pays proches par leur niveau de développement économique et politique. Cependant, même dans l'hypothèse d'une telle négociation, des divergences importantes ne manqueront pas de s'exprimer. L'importance des différences entre l'Europe et les Etats-Unis, sur les questions essentielles de la morale et de la liberté d'opinion, mérite d'être ici rappelée.

Dans le cas des serveurs qui propagent les thèses négationnistes, il importe surtout, du point de vue américain, de préserver la liberté d'expression. Au nom du débat public et de la confrontation d'idées, le site du projet antirévisionniste Nizkor (de l'hébreu : " nous nous souviendrons ") établit ainsi de nombreux liens hypertextes avec des sites qui nient les crimes nazis, suscitant l'indignation de la plupart des Européens. A l'inverse, l'approche française en matière de morale et de sexualité est considérée comme très laxiste par de nombreux pays jugés culturellement proches de nous. Hervé Bourges exprimait d'ailleurs, dans une récente tribune parue dans Les Cahiers de l'Audiovisuel (mars 1996) ses réticences face aux objectifs du législateur britannique, " essentiellement concerné par l'observation de règles de bonne morale ". La position américaine apparaît encore différente, exprimée notamment par la célèbre formule du juge de la Cour Suprême Warren, pour qui " il existe un droit de la Nation et des Etats de maintenir une société décente ".

La méfiance avec laquelle le volontarisme français ou allemand en matière de contrôle d'internet par les pouvoirs publics est accueillie dans certains pays européens, et notamment aux PaysBas, est également un obstacle important sur la voie d'une solution internationale, même européenne.

L'hypothèse d'une convention internationale se heurte, par ailleurs, au problème essentiel de son efficacité. La portée d'un accord plurilatéral restreint, par exemple, aux pays les plus développés serait réelle, parce que ceux-ci concentrent plus de 95 % des serveurs et des micro-ordinateurs connectés à Internet. Mais la facilité avec laquelle l'information circule sur le réseau rend très relative la mesure du succès d'un accord international par un quelconque pourcentage de couverture planétaire. Un micro-ordinateur suffit en effet pour stocker plusieurs centaines de milliers de pages d'informations. Une convention qui ne serait pas véritablement mondiale pourrait n'avoir que peu d'effet : que faire, si un seul ordinateur installé au Moyen Orient et relié au réseau téléphonique offre en n'importe quel point du globe des informations détaillées sur la manière de fabriquer des armes non conventionnelles ?

Les services spéciaux disposant de moyens techniques et humains identiques à ceux des "pirates" de l'Internet, la mise en oeuvre de ripostes électroniques est envisageable, qui s'appuierait par exemple sur une destruction à distance de contenus incriminés

Aux limites d'une convention internationale, quels moyens d'action nationaux ?

La voie d'une convention internationale sur Internet semble donc bien étroite. Trois pistes devront sans doute être explorées, pour qu'une régulation internationale du réseau prenne progressivement forme.

En premier lieu, s'il s'agit d'aboutir rapidement à des accords efficaces entre pays, des conventions bilatérales ou plurilatérales s'imposeront sans doute pour compléter d'éventuels textes multilatéraux dont le propos serait, on l'a vu, très général.

D'autre part, pour qu'une amorce de régulation internationale soit imaginable, sans doute sera-t-il nécessaire de traiter, dans un premier temps, de questions techniques, comme, par exemple, l'harmonisation des outils de filtrage et des signaux de codage des programmes sans lesquels ces outils seront largement inopérants.

Enfin, face aux nombreuses limites de la voie conventionnelle et de l'autorégulation des acteurs du réseau, les pouvoirs publics seront sans doute amenés à envisager d'autres mesures. Dans le cas d'internet, la menace ne cesse en effet qu'avec la déconnexion du serveur ou la destruction physique de l'information diffusée. Un Etat serait par conséquent impuissant face à un pays qui, hébergeant des serveurs aux contenus jugés menaçants pour ses intérêts et sa sécurité, opposerait une fin de non recevoir à une demande d'interdiction. A ce titre, le conflit entre la communauté internationale et la Libye, qui refuse de livrer à la justice deux de ses ressortissants soupçonnés d'avoir organisé l'attentat de Lockerbie, illustre bien les limites de la coopération judiciaire. Face à ces limites, une réflexion plus large sur les moyens d'action de l'Etat, confronté au développement des réseaux de la société de l'information, s'imposera inévitablement. Il faudra certes légiférer ; il faut aussi rechercher les voies d'un accord associant la communauté internationale dans son ensemble. Mais on voit mal le moyen d'éviter, dans certains cas, d'autres solutions qui pourraient aller, selon la gravité de l'acte, des protestations diplomatiques à des mesures de rétorsion comme les sanctions commerciales. En outre, les services spéciaux disposant de moyens techniques et humains identiques à ceux des " pirates " de l'Internet, la mise en oeuvre de ripostes électroniques est envisageable, qui s'appuierait par exemple sur une destruction à distance de contenus incriminés.

Les réserves que l'on aura voulu exprimer ici sur la possibilité d'une régulation internationale ne retirent rien à la réalité, à la gravité et à l'urgence des problèmes posés par Internet. Faute d'une coopération internationale appropriée, les "paradis en ligne", sur le modèle des paradis fiscaux, se multiplieront, la délocalisation des serveurs aboutissant à vider les réglementations nationales de leur contenu. Si les violations du droit s'amplifient notamment par des atteintes à l'ordre public particulièrement frappantes pour l'opinion, l'image d'Internet risque de se ternir au point de freiner gravement le développement d'un réseau qui recèle pourtant des possibilités formidables tant économiques que sociales, culturelles et politiques. Internet est avant tout, et doit demeurer, un espace de liberté, où les idées s'échangent sans contraintes. Il est aussi, ne l'oublions pas, un lieu exemplaire de gratuité : dans le cyber-espace des réseaux, des milliers de particuliers mettent gratuitement à disposition de tous leur création.

Le paradigme du contrôle public exercé sur les communications interpersonnelles devra inexorablement évoluer, un peu sur le modèle de ce que l'on constate déjà pour les médias grand public comme la télévision ou la radio. L'enjeu collectif est que nous sachions éduquer nos enfants à maîtriser le " bombardement informationnel " auquel il seront de plus en plus confrontés.

Faute d'une coopération internationale appropriée, les " paradis en ligne ", sur le modèle des paradis fiscaux, se multiplieront, la délocalisation des serveurs aboutissant à vider les réglementation nationales de leur contenu