Préface
Que le ministère de l'lndustrie commande une étude
sur les technologies clés pour la France du 21e siècle,
voilà un nouvel exemple - diront les sceptiques - de
colbertisme technologique, voire technocratique. D'autres ajouteront
que, venant après les études menées sur le
même sujet par les Etats-Unis, I'Allemagne ou la Corée
du Sud il était illusoire de vouloir faire un travail original.
Eh bien, les sceptiques auront tort ce rapport final du projet
"Technologies clés" se caractérise par
l'originalité et l'innovation, dans son approche du
problème comme dans ses conclusions.
Tout d'abord, il ne se borne pas à analyser l'offre de technologies, mais il cherche aussi à comprendre l'évolution de la demande : demande sociale en matière d'environnement ou de sécurité, demande individuelle du consommateur. Il n'interroge pas seulement les industries pourvoyeuses du progrès technologique, il étudie aussi les besoins futurs des services : santé, habitat transports, communications. Dans notre pays, où l'action des pouvoirs publics en matière de développement technologique est traditionnellement axée sur l'offre industrielle, cette double ouverture, vers la demande et le tertiaire, marque une volonté de changement.
Autre innovation de ce rapport sur les technologies clésÊ: son domaine ne se limite pas aux technologies issues des sciences de la matière et de la vie, mais il s'étend - et c'est, je crois, une première mondiale - aux "technologies" liées aux sciences humaines et sociales. "Technologies" plutôt que technologies, car les épistémologues disputeront sans doute la nature technologique de l'analyse de la valeur, de l'ingénierie simultanée ou de la qualité totale. Il n'empêche qu'en ces années où les progrès techniques diffusent de plus en plus rapidement dans le monde entier, ce qui peut créer plus sûrement l'avantage concurrentiel pour une entreprise, c'est la capacité de son organisation et de ses hommes à assimiler et utiliser les nouveaux outils. Les "technologies molles" sont devenues des facteurs de compétitivité au même titre que les technologies dures, et c'est pourquoi on les voit apparaître dans ce rapport.
Comme l'a dit un humoriste, prévoir est difficile, surtout quand il s'agit de l'avenir. Les auteurs de ce travail, conscients de la difficulté de l'exercice et du danger de subjectivité dans l'identification des technologies du siècle prochain, ont eu le souci permanent de fonder leurs choix sur des bases objectives. Ils se sont appuyés sur une somme de recherches bibliographiques et bibliométriques dont, malheureusement, le format de cet ouvrage ne permet pas de rendre compte in extenso. Le lecteur ne pourra voir que la partie émergée de l'iceberg: qu'il soit persuadé qu'elle repose sur un travail de fond considérable.
Car si le volume de ce rapport a été volontairement réduit, c'est parce que son commanditaire a voulu qu'il ne soit pas, comme tant d'autres, réservé à quelques technocrates, mais qu'il soit accessible et diffusé dans le plus large public. L'ingénieur ou le responsable technique d'une PMI y trouveront un cadre de référence pour leur stratégie technologique; le financier pourra le consulter pour éclairer ses décisions d'investissement; l'étudiant y découvrira peut-être une vocation; l'universitaire, une opportunité d'application de ses recherches. Quant à l'honnête homme et au citoyen, ils y trouveront matière à nourrir leur réflexion et, si la diffusion de cet ouvrage répond aux attentes du ministère de l'lndustrie, il marquera une étape vers la démocratisation des grands choix technologiques nationaux.
Enfin, même si un certain colbertisme technologique a présidé au lancement de cette étude, ses conclusions en reconnaissent les limites. Les choix et les diagnostics seront critiqués, peut-être même des chercheurs et des industriels auront-ils à coeur d'apporter la preuve qu'ils étaient erronés. La multiplication des technologies et la croissance des investissements nécessaires rendent d'ailleurs utopique l'autosuffisance dans tous les domaines. La mondialisation de l'économie et sa spécialisation géographique la rendent même inutile, à condition toutefois de ne pas tomber dans une dépendance potentiellement préjudiciableÊ: c'est la raison pour laquelle quelques technologies, dont notre pays est loin d'être le leader mondial scientifique ou industriel, ont cependant été retenues en raison de la vulnérabilité qui serait celle de nos entreprises si nous ne les maîtrisions pas.
Une autre conclusion, qui pourra surprendre, voire décevoir les secteurs directement concernés, est qu'un tiers des technologies clés relèvent de ce que le rapport appelle une "logique de développement autonome" : pour ces technologies, on a estimé que les lois du marché, les structures industrielles et scientifiques existantes sont en mesure d'en assurer spontanément le développement, sans qu'il soit besoin d'actions incitatives spécifiques des pouvoirs publics. Il ne faut pas voir dans ce jugement un désaveu ou un manque de confiance envers notre politique industrielle. Au contraire, comme le lecteur pourra le vérifier en examinant la liste de ces technologies, c'est bien souvent parce que cette politique industrielle a su conjuguer et coordonner depuis des années les efforts de nos entreprises, de nos organismes de recherche et de l'Etat dans de grands domaines technologiques qu'elle peut ne plus y être nécessaire aujourd'hui.
Mais la dernière conclusion du projet "Technologies clés", c'est que, pour la majorité des technologies retenues, la puissance publique a un rôle important à jouer: que ce soit comme donneur d'ordre pour les marchés publics, comme maître d'ouvrage des grands programmes, en exerçant ses pouvoirs législatifs, réglementaires ou normatifs, en tant que tutelle de la recherche publique ou, plus généralement, selon la tradition colbertiste qui a contribué à notre culture et à la puissance de notre pays depuis des siècles, comme fédérateur des énergies et des compétences nationales. Souhaitons que dans dix ans, un prochain "Rapport sur les technologies clés" puisse faire apparaître le plus grand nombre d'entre elles sous la rubrique "logique de développement autonome": cela voudra dire que le présent rapport aura atteint son but.
Jean-Jacques DUBY, président du Comité de pilotage.
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