Les travaux auxquels vous allez participer aujourd'hui ont, à mes yeux, pour mérite premier de confronter les visions et les points de vue de personnalités venues des champs les plus divers : la politique, la science, l'industrie, la communication. Tant il est vrai qu'il n'est pas de vision du futur qui soit unique, qu'il n'est pas de grille de lecture, ni de doctrine qui puissent par elles-mêmes nous livrer les secrets du XXIème siècle, ce siècle nouveau qui est à nos portes...
Car nous sommes revenus, fort heureusement, de ces schémas dépassés, de ces idées toutes faites qui, naguère encore, prétendaient décrypter notre avenir avec toute l'assurance des fausses sciences. Pour certains, le progrès fut longtemps conçu comme un processus linéaire et par essence bienfaisant. Pour d'autres, effrayés par les horreurs de la guerre ou la fulgurance des nouvelles technologies, le futur ne pouvait que signifier l'avènement d'une civilisation déshumanisée, à l'image de ce monde terrifiant qu'a décrit avec talent George Orwell... Et - restons charitables -, je ne ferai qu'évoquer les prédictions du club de Rome, les divagations sur la croissance zéro, et plus généralement les innombrables prophéties édictées par les plus éminentes personnalités, avec le résultat que l'on sait.
Quand on a assisté aux mutations technologiques spectaculaires des vingt dernières années, on ne peut manquer d'être impressionné. Mais que dire devant le comportement si imprévisible des hommes et des peuples ? Qui aurait pu prédire les bouleversements que nous avons connus, en quelques mois, à l'Est de l'Europe ? Le programme de votre rencontre a été judicieusement centré sur l'homme, sa santé, son alimentation et sur sa vie quotidienne. Au lieu de raisonner en purs termes de technologie, vous allez partir de l'humain. C'est une démarche pleine de cohérence et de modestie, la seule qui vaille.
Vous êtes ici à l'Assemblée nationale, lieu par excellence de la démocratie, champ d'expression privilégié de la souveraineté nationale. On met souvent en doute la capacité des hommes politiques à se projeter dans futur, on leur reproche d'être prisonniers des échéances électorales. otages du court terme et donc incapables de prendre ]es décisions adéquates pour l'avenir de notre société. Et il est vrai que le pouvoir politique doit d'abord apporter dus réponses aux situations d'urgence, c'est la dure loi de la démocratie.
Mais cela ne lui interdit en rien d'évaluer les évolutions futures et de programmer des actions. Les grands hommes d'Etat sont précisément ceux qui ont su à la fois régler les contingences du moment et préparer leur pays aux changements les plus difficilement prévisibles.
Le Parlement, modestement mais avec constance, n'a pas craint d'aborder l'an dernier le délicat problème de la bioethique, un sujet qui, précisément, engage le devenir de l'homme confronté au progrès scientifique. Une législation a été adoptée, qui a posé des principes, parmi lesquels l'interdiction de la cession onéreuse de tout ou partie du corps humain, ou celle des recherches sur l'embryon, afin de prévenir de nouvelles et terribles formes d'exclusion qui seraient fondées sur les caractéristiques génétiques des individus. Or ce n'est pas une tâche facile que de faire le partage entre respect dû à la personne humaine et les besoins de l'expérimentation, donc du progrès. Ce n'est pas une tâche facile que de concilier le développement des sciences et des techniques, la dignité de l'homme, les principes de la démocratie.
Savoir anticiper tout en refusant le laisser-faire, prendre ses responsabilités et trancher sans être certain de ne pas être démenti par les faits, non, décidément, le rôle d'arbitrage qui est le propre du politique n'est pas un rôle aisé. Il lui faut pourtant l'exercer, car c'est son rôle et Sa légitimité.
Les mêmes arbitrages difficiles s'imposent aussi dans des domaines qui engagent de manière moins solennelle et philosophique, mais tout aussi directe, l'avenir de l'homme. Face au vieillissement des populations, il faudra bien faire des choix politiques pour les retraites. Face à la crise de notre système de protection sociale, il faudra bien prendre des décisions pour le long terme, dire quelle santé nous voulons, à quel niveau et avec quels financements. Et puis il y a le champ immense des pays en voie de développement, auquel nous devons bien permettre d'accéder aux produits des recherches, et notamment des recherches sur le vivant, si l'on ne veut pas pérenniser des déséquilibres mortels pour notre civilisation.
Et enfin, il y a le chômage, qui ronge nos sociétés. Il y a l'emploi, le travail, cette donnée fondamentale de la vie quotidienne et de la vie sociale, dont aucun homme, théoriquement. ne devrait être privé. Là encore, la capacité d'anticipation engage responsabilité du politique. Ses priorités et ses choix, et pas seulement au plan national. Comme vous le voyez, le lieu où vous êtes réunis aujourd'hui est au moins aussi adapté au sujet de vous travaux qu'un laboratoire scientifique ou industriel.
Et puisque c'est bien de l'homme qu'il s'agit, je voudrais achever ce message en citantun passionnant document qui vient d'être publié par deux universitaires français, Daniel Poirion et Claude Thomasset dans un beau libre consacré à "l'art de vivre au Moyen Age". Il s'agit d'un manuscrit médiéval, le Tacuinum sanitatis, conservé à la bibliothèque nationale d'Autriche, et qui n'est rien d'autre qu'un recueil de préceptes médicaux concernant les plantes, les aliments, les diverses occupations de la vie quotidienne. Il s'en dégage la vision idéalisée d'un monde où l'homme se réconcilie progressivement avec la nature et en tire santé, beauté, bonheur. On y trouve l'expression d'une science médicale qui, dans ses rudiments, s'efforce d'expliquer l'univers. On y trouve l'expression d'un médecine qui croit pouvoir guérir, améliorer la vie humaine.
"Aucune époque n'a pu se passer de ces grandes espérances", note le professeur Thomasset. En témoignent vos travaux d'aujourd'hui, pour lesquels je vous exprime mes plus vifs encouragements.
Philippe SEGUIN
Président de l'Assemblée nationale