Le 5 mai 1807
Mon bon ami,
Le Conseil en travaillant avec le Ministre le 27 mars
dernier, lui fit d'itératives représentations sur le mode de
payement de la prime pour la tourbe carbonifère qui s'est
élevée l'année dernière à près de 15
000 F et a été pris sur nos fonds; Son Excellence décida
qu'elle y seroit encore prise cette année, malgré le
décret qui l'ordonne et qui porte qu'elle sera prise sur les fonds pour
les secours et les arts, mais il a ajouté « sauf à restituer
au Conseil cette somme si en(septembre) ses fonds sont reconnus
insuffisants».
Pendant ces explications nous représentâmes
au Ministre l'insuffisance actuelle et certaine des traitements des
ingénieurs, des employés et notamment ceux du Conseil des Mines
depuis 13 ans, Son Excellence termina par nous dire qu'il s'occuperait
d'améliorer nos traitements.
Nous croïons, mon ami, d'après cela, qu'il
vous consulterait à cet égard et nous le désirions; mais
voici plus d'un mois écoulé sans que nous en entendions parler,
en conséquence nous avons rédigé une note pour le rappeler
au Ministre, avec les circonstances à la suite desquelles il nous l'a
promis. Je vous l'envoie, mon ami, et je vous invite à vouloir bien la
lui présenter et à l'engager à peser dans sa sagesse s'il
trouve la réclamation, dont nous lui présentons les moyens
d'exécution, fondée.
Pour vous mettre dàns le cas de pouvoir donner
à Son Excellence les renseignemens qu'il pourroit désirer, j'ai
cru devoir exposer ici la position où nous sommes depuis l'époque
de la Révolution, où nous avons été mis à la
tête d'une partie difficile, peu connue et d'un corps auquel on ne peut
refuser honeteté, instruction et talens.
Ayez, je vous prie, mon bon ami, la patience de me lire,
il s'agit ici de soutenir notre courage chancelant dans des places où
nous existons péniblement en consommant la fortune de nos enfans.
En l'an Il lorsque nous fûmes nommés par le
Comité de Salut public membres de l'agence des mines,
l'arrêté du 18 messidor ci-joint fixa les appointemens des
inspecteurs des mines, placés sous nos ordres, à 6 000 f chacun,
indépendammént de leurs frais de voiages nous eumes d'abord 8 000
f, mais on nous disposa des appartemens commodes, décorés avec
goût dans la maison de Périgord, on nous offrit même de nous
meubler, de nous donner du linge, de l'argenterie, nous
refusâmes.
Bientôt les assignats tombèrent, nous
touchâmes annuellement des sommes en apparence considérables, mais
insuffisantes pour nous faire exister un mois seulement.
Dans le moment où les vivres étoient rares,
nous obtinmes des rations pour les ingénieurs des mines qui
étoient censés voiager ; pour nous nous n'en eûmes point et
nous commençâmes dès lors à éprouver beaucoup
de gêne dans notre existence. Nous passâmes le tems de la
révolution péniblement en consommant toutes nos ressources, en
faisant des dettes, et sans pouvoir renouveller les objets les plus
nécessaires de nos ménages.
On vendit la maison Périgord, nous passâmes
dans celle de Mouchy, dont les collections occupoient déjà la
plus belle partie; nous y fûmes mal logés.
L'ordre se rétablit, l'argent reparut, ce passage
des valeurs nulles à des réeles fut un bienfait, mais
bientôt tous les objets nécessaires à la vie
reçurent en numéraire une valeur supérieure à celle
qu'ils avoient avant la révolution, et aujourd'hui ils l'ont tellement
surpassé que la dépense de nos ménages a doublé.
J'oubliois de parler d'un travail important
rédigé par le Conseil, c'est l'Instruction sur les lois relatives
aux mines, faite pour remédier autant que possible à leur
incohérence.
Le Conseil des mines a eu à soutenir cette
Instruction et le courage des ingénieurs des mines attaqués par
ceux auxquels les lois nouvelles déplaisent
Pour résister aux orages, il a fallu que le Conseil
eût l'intime persuasion de la légitimité de ses vues, qu'il
fût soutenu des ministres, et il l'a eté.jusqu'ici; il a connu
souvent des intrigues, des ressorts cachés aux ministres, qui ont
altéré quelquefois leur bonne volonté et changé des
projets utiles en des demi-mesures ordinairement insuffisantes et
dangereuses.
Il auroit fallu au Conseil une certaine aisance pour voir
et recevoir ceux qu'il importoit d'éclairer, pour faire comme
administrateur, comme cultivant les sciences, des dépenses qui plus
qu'on ne pense contribuent à soutenir la considération dont
doivent Jouir des Hommes placés à la tête d'un corps
instruit, correspondant avec les Préfets, avec tous les concessionnaires
et avec plus de deux mille maîtres de forges et beaucoup de savans tant
en France qn'en pays étranger.
Les membres du Conseil ont dû éloigner ces
dépenses nécessaires, mais au dessus de leurs facultés, et
malgré cela ils n'ont pu s'empêcher de contracter des dettes pour
soutenir leur ménage et leur famille. Le fait est que ne pouvant
renouveller leurs meubles, leur linge depuis la Révolution, ne pouvant
donner à leurs enfans une éducation convenable, ils n'ont pu
éloigner d'eux ces soucis pénibles, ces calculs perpétuels
d'économie qui rétrecissent les idées et arrêtent la
marche de l'homme occupé des intérêts du Gouvernement.
Telle est la vie que nous menons depuis 13 ans, mon
bon ami; nous avons altéré le patrimoine de nos enfans pour
servir l'État, il l'a reçu, niais il l'a oublié. Il est
tems que nous sortions de cet état de gêne où nous avons
été réduits pour conserver le corps des mines, pour former
des établissements précieux sans occasionner de dépenses
extraordinaires à I'Ëtat, il est tems que nous sortions de cet
état où nous avons vieilli, et auquel nous ne serions pas
exposés si nous avions toumé nos vues vers d'autres objets ; les
chefs de plusieurs administrations, indépendamment de traitemens
honêtes, ont des remises conséquentes ; les chefs des divisions
des ministères auxquels nous pouvions être comparés
(quoique nous soyons nommés directement par le chef de l'Etat) ont des
traitemens supérieurs aux nôtres, en quoi avons nous
démérité ? L'année demière le ministre a
versé sur d'autres parties de son administration une portion assez
conséquente des fonds qui nous étoient destinés, cette
année nous espérons que Son Excellence sentira la justice de nos
réclamations.
Nous espérons que Sa Majesté l'Empercur,
aujourd'hui témoin de la considération dont jouissent les chefs
des mines en Prusse et en Allemagne, s'occupera de nous, ainsi qu'il l'a dit
à M. Maret de la manière la plus flatteuse pour le corps des
mines (voyez la lettre ci-jointe de M. Héron de Villefosse). Nous
aurons l'organisation définitive 12 à 15 000 f. de
traitemens, peut-être davantage; mais en attendant nous augmentons notre
dette, souvent surchargés de travail nous vieillissons en comblant la
mesure de nos chagrins et de nos soucis.
Nous croions que Son Excellence ne peut se refuser
à adoucir notre sort, nous lui présentons les moyens de porter
pendant cette année entière nos traitemens à 9 000 f. ou
même 10 000 f en améliorant le sort des professeurs; nous
espérons sur la promesse qu'il nous a fait de s'en occuper et qu'il
autorisera le rappel à partir du 1er janvier dernier, ainsi que nous lui
en présentons les moyens. L'année prochaine, quand même il
n'y auroit pas d'organisation, nous en aurons de plus étendus.
Il me semble, mon bon ami, qu'il faut exiger des hommes
beaucoup de travaux, ne pas même (dans l'âge du travail) les mettre
dans une abondance où ils pouroient s'endormir, mais aussi il faut les
traiter convenablement à l'état qu'ils doivent tenir, et les
garantir de la gêne actuelle et de l'inquiétude pour
l'avenir.