Francs-maçons

Le dessous des affaires

Par Chabrun Laurent et Dupuis Jérôme et Lhomme Fabrice et Chabrun Laurent et Dupuis Jérôme et Lhomme Fabrice, publié le

On retrouve des «frères» dans de nombreux scandales politico-financiers. L'idéal maçon serait-il perverti? Enquête

L'affairisme va-t-il faire perdre son âme à la franc-maçonnerie? Depuis deux siècles, les différentes obédiences vivent dans le secret. C'est leur règle. Mais la multiplication des affaires dans lesquelles des frères sont impliqués fait voler aujourd'hui ce secret en éclats et ouvrir les yeux sur ce monde mystérieux où le meilleur, les idéaux d'égalité et de fraternité, côtoie le pire. Ici, en marge de l'affaire Elf, ce sont des habits et des insignes frappés du compas et de l'équerre qui sont découverts lors d'une perquisition. Là, dans le dossier de la Mnef, ce sont plusieurs frères de la mystérieuse loge Spinoza qui apparaissent. Ailleurs, dans l'affaire des marchés truqués de la région Ile-de-France ou dans le scandale de la GMF, la mutuelle des fonctionnaires, les enquêteurs s'interrogent sur les liens maçonniques qui unissent certains des protagonistes.

Certes, il faut se garder de tout amalgame: seule une minorité des 110 000 francs-maçons français est impliquée dans les affaires. Mais rares sont aujourd'hui les dossiers politico-financiers où l'un d'entre eux n'apparaît pas. Le phénomène a pris une telle ampleur que les principales obédiences n'ont eu d'autre choix que de réagir et de lancer les prémices d'une "opération mains propres". "Le principe fondamental de la justice maçonnique est la conciliation, explique Simon Giovannaï, grand maître du Grand Orient de France, la plus importante obédience. Mais, face à certaines dérives, nous sommes obligés de sanctionner." Cela peut aller jusqu'à l'exclusion pure et simple. Ainsi, selon nos informations, l'introuvable Alfred Sirven, l'homme clef de l'affaire Elf, membre de la loge les Vrais Amis fidèles, de Sète, en a été exclu en 1993; Jean-Marie Le Guen, ex-patron du PS parisien, cité dans le dossier de la Mnef, a été radié de la loge République en 1996. Un sort qu'a également connu l'ancien député maire de Béthune, Jacques Mellick, pris en flagrant délit de mensonge dans l'affaire OM-VA. Tout comme beaucoup d'autres personnalités, ainsi que le révèle L'Express. Enquête sur ces "frères" en affaires.

Le scandale de la Mutuelle nationale des étudiants de France (Mnef), qui a, notamment, entraîné la démission de Dominique Strauss-Kahn, est incontestablement le plus sensible du moment. Son véritable déclenchement a pourtant été retardé par les manoeuvres d'un réseau franc-maçon. L'ancien patron de la mutuelle étudiante, Olivier Spithakis, aujourd'hui incarcéré, est en effet membre de la Grande Loge de France (GLF), tout comme quelques autres protagonistes de ce dossier. Au coeur de ce scandale politico-financier, on trouve Bruno Pelletier, un imprimeur soupçonné d'avoir réalisé de fausses factures. Lorsque la menace judiciaire autour de la Mnef se précise, certains frères impliqués dans l'affaire craignent que Pelletier ne fasse des révélations gênantes aux enquêteurs. En ce printemps 1998, l'imprimeur vit à Miami, en Floride, où il tient un restaurant. Mais sa carte de séjour arrive à expiration. Ne serait-il pas possible de le mettre à l'abri dans un endroit discret? Ses amis parisiens pensent alors à deux frères de la loge Spinoza qui vivent au Togo. Ils vont organiser l' "exfiltration" de Pelletier, qui, après un détour par Cuba et Israël, débarque à Lomé le 3 avril 1998. Ses deux "amis" lui ont déniché un hébergement et mettent à sa disposition 250 000 francs en liquide. Ils ont même été à deux doigts de lui acheter un restaurant, Le Galion...

L'étrange loge Spinoza
I nterrogé par la brigade financière un an plus tard, Yves Autié, l'un de ses deux hôtes togolais, ne cachera pas que les liens maçonniques ont joué: "Je ne peux nier que j'appartiens à l'atelier Spinoza de la Grande Loge de France." Et d'ajouter que ces "liens philosophiques" ont été le fondement de la "confiance" qui a entouré l'installation de Pelletier au Togo. La justice a d'ailleurs entre les mains la liste des initiés de la loge Spinoza. Pourtant, malgré tous leurs efforts, les frères ne parviendront pas à éviter l'arrestation puis l'extradition de Bruno Pelletier. Mais, pour l'heure, aucun des francs-maçons impliqués n'a été radié par la Grande Loge de France.
Certaines obédiences sont plus promptes à sanctionner. Ainsi le Grand Orient a-t-il failli dissoudre purement et simplement certaines loges. Ce fut le cas d'Echo 1 et Echo 2, deux ateliers maçonniques nîmois. "Echo 1 et Echo 2, c'est la loge P 2!" tonne l'ancien ministre de François Mitterrand Gilbert Baumet, qui en a lui-même été membre jusqu'en 1994. Depuis de longues années, sénateurs, chefs d'entreprise, restaurateurs et pontes du conseil général du Gard - dont son actuel président, Alain Journet - ont coutume de se retrouver sous les colonnes du temple de la rue du Cirque- Romain. Dans les années 80, la famille Pradille - dont le père fut un très haut dignitaire maçon - tient les deux loges: le sénateur PS Claude Pradille, son frère, Pierre, et son beau-frère, Max Blondin, sont successivement les vénérables - c'est-à-dire les chefs - d'Echo.

Or, à l'intérieur de ces deux loges, on ne disserte pas uniquement sur l'avenir des valeurs républicaines. Les agapes qui suivent sont parfois l'occasion d'évoquer certains marchés publics. La société informatique de Max Blondin décroche ainsi un contrat de plus de 1 million de francs avec le conseil général. Mais les ordinateurs promis resteront invisibles, ce qui vaut une mise en examen à Blondin, exclu du Grand Orient dans la foulée. Un autre frère, Pierre Meynadier, patron de multiples sociétés, obtiendra, lui, une partie de l'important programme immobilier Nîmes Ville active - sur lequel la famille Pradille érige d'ailleurs un luxueux hôtel-restaurant, le Cesar Palace. Pour se concilier les bonnes grâces du conseil général, Meynadier invite son vice-président, Claude Pradille, le beau-frère de celui-ci, Max Blondin, et quelques autres frères chasseurs à des safaris. Tout ce petit monde tire le buffle en Tanzanie, en novembre 1991 et décembre 1992, et au Zimbabwe, toujours en 1992. Dans ce dernier pays, la société de Meynadier, CMF Equipement, achète également des trophées de chasse en 1994. Coût total de ces escapades africaines: 660 000 francs. "Ces safaris servaient à faciliter la réalisation et la poursuite de contrats et de marchés avec l'office HLM", a conclu le juge d'instruction. Mis en examen pour abus de biens sociaux, Meynadier a lui aussi été exclu du Grand Orient en 1995.

Un autre frère de la loge Echo 1 a eu droit à la même sanction à la suite de la pittoresque affaire dite "des moustiques": il s'agit du maire de Lunel (Hérault), Claude Barral. Le comité départemental du tourisme du Gard lui a commandé une étude sur "les populations de moustiques" dans le bassin du Vidourle, une large rivière qui marque la frontière avec l'Hérault. Coût de ce rapport long de 12 pages: 320 000 francs. "Mieux que Xavière Tiberi!" se désespère un ancien initié d'Echo 1. Le Midi libre s'est amusé à en citer quelques extraits fort instructifs: "Le moustique se caractérise par un corps grêle, des ailes diaphanes, un appareil piqueur et suceur, se nourrissant de sucs végétaux"...

Barral, Meynadier et Blondin exclus du Grand Orient, reste le cas épineux de l'ancien sénateur Claude Pradille, qui a purgé une peine de trois ans de prison. Eu égard aux états de service maçonniques de ses ancêtres, le Grand Orient ne l'a pas exclu mais seulement suspendu provisoirement en 1995. Peu de temps après sa sortie de prison, à l'automne dernier, il a été réintégré dans la loge Echo 1, grâce au parrainage d'un influent syndicaliste FO et de son frère, Pierre Pradille. Une réintégration qui a fait grincer des dents, à Nîmes comme à Paris...

Les bonnes affaires de l'arsenal
L'univers opaque des grands contrats militaires commence lui aussi à causer quelques soucis aux responsables francs-maçons. Ainsi Serge Dassault, condamné en 1998 par la justice belge pour avoir versé des commissions occultes à des responsables politiques de ce pays, est actuellement sous le coup d'une suspension prononcée par le Grand Orient. Mais c'est dans le Var qu'une autre affaire embarrassante touche la maçonnerie. Lors de leurs investigations sur le scandale de l'arsenal de Toulon - on parle de 1 milliard de francs détourné à la Direction des constructions navales (DCN) - les enquêteurs sont tombés sur une étrange bâtisse de l'ouest de la ville, entourée d'un parc et dont le parking est protégé par un maître-chien. Un soir par semaine, à 19 h 30, nombre de protagonistes de l'affaire se retrouvent impasse de la Poudrière, sur cet ancien terrain militaire cédé à deux associations: le Foyer écossais et la Renaissance écossaise. Il s'agit de deux loges maçonniques rattachées à la Grande Loge de France.

Heureux hasard, hauts gradés et chefs d'entreprise qui traitent avec la Défense nationale sont des assidus de ce rite écossais. Ainsi, Philippe Marty, un officier du corps technique et administratif de la Marine, qui a la haute main sur certains marchés militaires, y croise des patrons de sociétés spécialisées dans l'informatique, la plongée sous-marine ou les systèmes de catapultage pour porte-avions. Celles-là mêmes qui signeront d'avantageux contrats avec l'arsenal... Dans ce dossier toulonnais, les pots-de-vin vont se multiplier, sous la forme de vacances au Vietnam, de meubles de prix ou tout simplement de versements occultes. Au total, plusieurs dizaines de personnes, dont des officiers, ont été mis en examen pour corruption ou abus de biens sociaux. Une demi-douzaine d'entre elles fréquentaient assidûment les deux loges écossaises de la GLF.

Les dérives de ces réseaux militaro- affairistes, souvent très secrets, où les marchés se chiffrent en dizaines de millions, n'ont pas échappé aux obédiences maçonniques. Dans une circulaire envoyée le 25 juin 1999, le conseil de l'ordre du Grand Orient de France alertait le vénérable de chaque loge: "Je te demande d'attirer l'attention de tes frères sur le GADN [Groupement amical de la Défense nationale]. En effet, les informations qui nous sont parvenues donnent à penser que son fonctionnement est sujet à questionnement. [...] Nous conseillons donc la plus extrême prudence envers cette association..."

Qu'est-ce que ce mystérieux GADN? Une fraternelle, c'est-à-dire un regroupement de francs-maçons venus d'obédiences différentes mais appartenant à la même branche professionnelle. Il en existe des centaines en France: fraternelle de La Poste, de l'enseignement, du bâtiment, des hôpitaux, de la police ou du palais (laquelle réunit magistrats et avocats)... L'une des plus anciennes et des plus honorables, la fraternelle parlementaire, regroupe 450 membres, recrutés dans les deux Assemblées, les ministères et le Conseil économique et social. "C'est dans ces structures mal contrôlées par les obédiences que l'on constate les dérives les plus graves", explique Xavier Pasquini, chargé du suivi des fraternelles au Grand Orient. Dans certains secteurs plus exposés que d'autres, comme le bâtiment ou l'immobilier, les festivités qui suivent les réunions sont souvent l'occasion d'évoquer marchés et contrats... Certains maçons s'inquiètent aussi de la multiplication de ce qu'ils appellent les "fraternelles business", comme ces curieux Clubs des 50 ou les Carrefours de l'amitié, qui regroupent le gratin des frères autour d'objectifs nébuleux. Dans une note interne datée du 22 mars 1999, le Grand Orient alerte les vénérables de toutes les loges: "Certaines fraternelles se positionnent hors de tout contrôle de fonctionnement, ce qui permet à des frères maçons en activité ou radiés d'utiliser ces structures pour des démarches affairistes. [...] On y trouve aussi des membres appartenant à des groupements à paravent maçonnique qui ne sont reconnus par aucune des grandes obédiences."

Les tribunaux de commerce illustrent bien les risques créés par les fraternelles. Ainsi, à Marseille, on estime à 30% la proportion de juges consulaires membres de la franc-maçonnerie. A Paris comme à Nanterre, à l'occasion d'affaires retentissantes, l'ombre de la maçonnerie d'affaires a également plané sur ces réseaux où se mêlent juges consulaires, experts assermentés, administrateurs judiciaires... On en trouve d'ailleurs trace dans le rapport de la commission d'enquête parlementaire sur les tribunaux de commerce, animée par Arnaud Montebourg. Lors de son audition, le 28 avril 1998, Maurice Lafortune, avocat général à la Cour de cassation, s'est étendu sur le cas de Dominique Schmitt, un administrateur judiciaire en poste à Bobigny. "Quand il a été mis en examen, il m'est revenu que, sur la place parisienne, on avançait qu'il ne lui arriverait rien, qu'il était franc- maçon et qu'il avait l'appui de la profession", raconte le magistrat. Le soutien supposé des frères ne fut en tout cas pas suffisant pour éviter de lourds ennuis à Dominique Schmitt, qui fut condamné pour malversations à deux ans de prison avec sursis. Il était alors accompagné dans le box des accusés par Pierre Bourdon, ex-président du tribunal de commerce de Bobigny, et par les anciens juges consulaires Bernard Beretzki et René Touzet. Tous seront condamnés à des peines similaires.

L'affaire qui leur a valu cette disgrâce a pris forme dans l'ombre de la loge Erasme de la Grande Loge nationale française (GLNF). Elle concernait une entreprise de plus de 600 salariés, la société de chauffage et plomberie Zell, alors en difficulté financière. De manière étonnante, cette société passa sous la coupe d'un magistrat du tribunal de commerce, M. Beretzki, qui présentait l'intéressante particularité d'être un concurrent de la plomberie Zell et un des membres de la formation qui avait ouvert la procédure de redressement judiciaire contre cette même société. Juteux mélange des genres...
Et puis cette affaire n'échappe pas non plus à un épisode quasi romanesque, comme la franc-maçonnerie en sécrète parfois. L'histoire veut, en effet, que les principaux protagonistes de ce dossier aient participé à un rendez-vous de chasse dans un domaine géré par un frère de haut rang. A l'occasion de cette journée entre maçons de diverses obédiences, les accusés de Bobigny violèrent l'interdiction de se rencontrer prononcée par la justice. Ce qui envoya l'un d'entre eux derrière les barreaux. Un homme fut interrogé sur cette journée où l'on put notamment croiser un membre du cabinet du garde des Sceaux de l'époque, Pierre Méhaignerie. Ce témoin décéda, quelque temps plus tard, d'un accident de chasse.

Au-delà des tribunaux de commerce, la justice dans son ensemble n'est-elle pas perméable à certains réseaux maçons? Depuis que le procureur de la République de Nice, Eric de Montgolfier, a dénoncé l'existence d'une "maçonnerie d'affaires", suspectée de nuire au bon fonctionnement de la justice sur la Côte d'Azur, le sujet n'est plus tabou. "Grâce aux déclarations du procureur, on peut enfin dire tout haut certaines choses, crever des abcès", se félicite un avocat. Parmi ces abcès, les protections dont aurait bénéficié Michel Mouillot, ancien maire de Cannes, mis en examen et écroué par le juge Jean-Pierre Murciano en 1996. Ce magistrat grassois, visé par une procédure disciplinaire et une mise en examen, avait expliqué à Eric de Montgolfier, lors d'un long et discret entretien, au cours de l'été 1999, que l'origine de ses ennuis venait qu'il s'était attaqué, à travers Michel Mouillot, mais aussi d'autres dossiers sensibles, à des réseaux maçons, en l'occurrence à la GLNF, très influente dans les Alpes-Maritimes. Une entrevue sans doute à l'origine de la spectaculaire sortie du procureur en octobre dernier... Au coeur des interrogations, la loge dite "des Fils de la vallée", basée à Mouans-Sartoux, où se sont notamment côtoyés Michel Mouillot et Jean-Paul Renard, le très critiqué doyen des juges d'instruction de Nice, mais aussi des hommes d'affaires influents, des policiers... "Michel Mouillot nous a quittés dès qu'il a été mis en cause dans l'affaire Botton, plaide le porte-parole de la GLNF. Quant à Jean-Paul Renard, il nous a présenté lui-même sa lettre de démission, à la fin de 1997, et a nous a quittés effectivement en avril 1998." Près de quatre mois après ses déclarations chocs, Eric de Montgolfier, qui a provoqué un beau tollé, ne regrette rien. Bien au contraire. "Depuis, je ne cesse d'être contacté par des francs-maçons qui me félicitent d'être monté au créneau. Ils m'expliquent qu'eux-mêmes en ont assez d'être soupçonnés sous prétexte qu'ils sont maçons, qu'il faut faire le ménage et chasser les brebis galeuses..."

La justice maçonnique frappe
Fait nouveau: c'est désormais du sein même des obédiences et des loges que provient la dénonciation de l'affairisme. Témoin ce courrier adressé le 30 septembre 1995 par Pierre Marion, ex-patron de la DGSE (les services secrets français) et haut dignitaire de la GLNF, au grand maître de son obédience, Claude Charbonniaud. Dans ce texte, à l'origine destiné à critiquer la régularité des élections du souverain grand comité, l'ancien patron des services secrets accuse: "Cette attitude rejoint les refus répétés que vous avez opposés à toutes mes demandes écrites en tant que grand porte-glaive d'ouvertures d'enquêtes et de prises de mesures conservatoires vis-à-vis des frères mis en examen par la justice profane [...] ainsi que des loges commettant des irrégularités."

Il poursuit: "Des sources maçonniques et policières dignes de foi font état de perquisitions effectuées au siège de la GLNF [...]. Si cela était confirmé, l'opacité ne pourrait être maintenue [...]. Sans doute, compte tenu aussi d'autres interrogations au sein de l'obédience, faudrait-il faire réaliser une enquête et un audit juridique et comptable interne, notamment des opérations de construction du siège." Et de conclure: "Faute d'une manifestation vigoureuse d'autorité, de réaffirmation d'une vraie fraternité et d'un raffermissement moral, [notre obédience] se trouverait plus encore entraînée dans la spirale des trafics d'influence et de compromissions de nature à plonger l'ordre dans une crise majeure"...

D'autres frères prendront le relais des véhémentes critiques de Pierre Marion. En août 1996, Pierre Bertin, un ancien premier grand surveillant, s'adresse à ses frères: "Notre Grande Loge nationale française est en passe d'être déshonorée par une multitude d'affaires scandaleuses. Non seulement on nous ment à ce propos, mais, de plus, le silence ou le discours imprécis, l'exclusion et la menace ont créé une situation devenue proprement insupportable et inadmissible." Plus loin, l'auteur de ce texte au vitriol évoque la démission d'Alexandre de Yougoslavie, assistant grand maître, et du sénateur Etienne Dailly, grand maître, révoltés par certaines pratiques.
Et Pierre Bertin d'égrener une impressionnante liste d'affaires "qui causent un énorme préjudice à notre obédience": le carnage du Temple solaire, le dossier de l'ARC, celui des cliniques de Marseille, le scandale de la GMF, l'assassinat de Yann Piat, les affaires Pacary, Schuller-Maréchal, de la tour BP ou encore Conserver 21... Suit une autre liste, nominative, qui cite "certains des frères impliqués dans lesdites affaires". S'y côtoient hommes politiques, avocats, financiers... Porte-parole de la GLNF, Jean-Pierre Pilorge conteste l'amalgame fait par Pierre Bertin. "Il cite des gens qui n'ont jamais rien eu à voir avec notre obédience, d'autres qui y appartiennent mais n'ont rien à se reprocher. En revanche, certains ont bel et bien été impliqués dans des affaires qui les ont conduits à démissionner ou à être radiés par nos instances disciplinaires. Didier Schuller, Michel Mouillot et son fils Gil, mais aussi Jean-Paul Cacaud, mis en cause dans un dossier financier, ou encore Louis Sideri, un expert-comptable en fuite en Israël." Le porte-parole de la GLNF critique les méthodes de ces deux "faux frères": "Pierre Bertin est extrêmement manipulable; quant à Pierre Marion, en tant qu'ancien spécialiste du renseignement, il voit le mal partout." Dans les semaines qui viennent, la GLNF devrait prendre des mesures disciplinaires à leur encontre. En clair, leurs jours au sein de l'obédience sont comptés...

D'autres maçons, eux aussi en rébellion contre l'affairisme prêté à certains de leurs frères, ont été exclus de leur obédience. C'est le cas d'Alain Pérochon, ex-membre de la loge la France de la GLF, dont l'activité, au sein d'associations parisiennes, lui a valu d'être radié. Il anime désormais, avec d'autres anciens maçons, une association baptisée "Thémis".

Certains préfèrent démissionner
Cet émoi interne et les interrogations de l'opinion publique amènent les principales obédiences à faire leur propre police. "Nous avons exclu en dix ans environ 20 frères mêlés à des affaires, explique Simon Giovannaï, le grand maître du Grand Orient, obédience plutôt classée à gauche. Mais certains préfèrent démissionner avant de subir les foudres de la justice maçonnique. D'autres encore sont suspendus provisoirement, en attendant que les tribunaux se prononcent." Ainsi Roland Dumas, frère - peu assidu - du GO, a-t-il été suspendu à la suite de sa mise en examen dans l'affaire Elf. L'ancien ministre radical de gauche Jean-Michel Baylet, mis en examen pour malversations financières à Toulouse, devrait très prochainement connaître le même sort. Il fait partie de la loge parisienne Demain - dite "des ministres", tant ceux-ci y sont nombreux. On y trouve notamment Alain Devaquet, Roger Bambuck, Philippe Dechartre, Olivier Stirn. Jean-Pierre Soisson, qui en fit partie, en a été exclu pour avoir accepté les voix du Front national au conseil régional de Bourgogne. Un autre pilier de la loge Demain, l'homme d'affaires de gauche Max Théret, en avait lui aussi été radié après sa condamnation dans le scandale Pechiney. Mais il a récemment été réintégré parmi ses frères, tant pour son engagement lors de la guerre civile espagnole que pour son soutien financier à la gauche française. Tout comme Michel Reyt, patron de la Sages, une officine de financement politique occulte. Cofondateur avec Théret de la Fnac, Jean-Louis Pétriat n'a, lui, pas eu droit à cette clémence: il a été purement et simplement exclu du Grand Orient à la suite de ses errements financiers à la tête de la GMF.

"Chez nous, les exclusions sont rares car nos membres sont rarement impliqués dans des affaires", minimise de son côté Jean-Claude Bousquet, grand maître de la Grande Loge de France. Il est vrai que son obédience n'a pas jugé bon, par exemple, de sanctionner ses membres mis en examen dans le dossier de la Mnef...

Souvent qualifiée d'obédience affairiste (voir l'article page 83), la GLNF, de son côté, affirme vouloir "faire le ménage". "En 1999, nous avons radié 71 membres, contre 30 l'année précédente, révèle Jean-Pierre Pilorge. Nous avons pris conscience de l'importance du sujet. On s'est doté d'un nouveau règlement général très strict en décembre 1997", continue le porte-parole de la GLNF, qui, chaque matin, épluche les journaux. "Je repère tous les noms de personnes impliquées dans des affaires et je vérifie dans notre fichier leur appartenance à la GLNF. Si besoin, nous ouvrons une procédure disciplinaire contre le frère pris en faute."

Opération mains propres, donc. De sa réussite dépend la survie des idéaux de la franc-maçonnerie française. Le temps presse. Déjà, sous la pression des affaires, en Italie et en Grande-Bretagne, magistrats et policiers doivent déclarer leur appartenance à une loge. Une perspective inacceptable pour les 110 000 maçons français, viscéralement attachés à la culture du secret.

Droits de réponse publiés dans le numéro 2537 du 17/02/2000
A la suite de la publication, dans L'Express n° 2534 du 27 janvier 2000, de l'article "Francs-maçons. Le dessous des affaires", me mettant en cause, j'ai l'honneur d'apporter les précisions suivantes. L'article en question affirme: a) mon appartenance passée au Grand Orient de France; b) mon appartenance passée à une loge de Nîmes, Echo 1; c) mon exclusion de cette loge et de cet ordre maçonnique, "suite à l'affaire des moustiques". Je tiens à apporter le plus formel démenti à toutes ces allégations. En effet, je n'ai jamais été membre du Grand Orient de France, je n'ai jamais été membre de la loge Echo 1, et donc je n'ai à aucun moment pu en être exclu! Concernant l'affaire dite "des moustiques", je tiens à vous informer qu'à ce jour il s'agit d'une affaire journalistique et non judiciaire; et à ce sujet précisément, je vous informe que le quotidien Midi libre, auquel vous faites référence, a été condamné par le juge des référés, en date du 20 janvier 2000, à la suite d'un article sur le sujet publié le 24 décembre 1999, pour l'atteinte à la présomption d'innocence qui m'a été causée. Tous ces éléments qui portent incontestablement atteinte à ma personne, à ma vie privée et à mon honneur ne sauraient se poursuivre impunément.
Claude Barral, Lunel.

La réponse de Laurent Chabrun, Jérôme Dupuis, Fabrice Lhomme
C'est sur la foi d'une homonymie que nous avons écrit par erreur que Claude Barral avait été exclu du Grand Orient de France. Cette obédience a bien radié l'un de ses membres portant ce nom; il ne s'agissait pas du maire de Lunel, mais d'un frère d'une loge de Savoie. Claude Barral appartient, lui, à la loge Plotin, affiliée à la Grande Loge de France. Quant à l'affaire dite "des moustiques" - un rapport rédigé par le maire de Lunel sur ce sujet et facturé 320 000 francs au comité départemental du tourisme du Gard - Claude Barral prétend qu'elle n'a aucune réalité "judiciaire". C'est oublier que ce dossier a récemment fait l'objet d'une décision de la Cour de cassation, la plus haute juridiction française. La cour a ordonné au juge nîmois Christian Lernould de "poursuivre" son instruction à ce sujet.
L. C., J. D. et F.L.
Dans l'article paru sous le titre "Francs-maçons. Le dessous des affaires", il est affirmé, me concernant, que j'aurais été mis en examen pour "malversations financières à Toulouse". Une telle affirmation est fausse. En effet, le terme de malversations financières signifie que me seraient reprochés des détournements de fonds, ce qui est inexact. A aucun moment, la procédure n'a fait état de tels faits; cette procédure est actuellement pendante devant la Cour de cassation, à laquelle l'arrêt de la chambre d'accusation de Toulouse a été déféré. Cet arrêt a infirmé l'ordonnance de non-lieu rendue par le juge d'instruction de Toulouse, qui considérait qu'aucune charge ne pouvait être retenue contre moi.
Jean-Michel Baylet, Toulouse.

La réponse de Laurent Chabrun, Jérôme Dupuis, Fabrice Lhomme
Jean-Michel Baylet a été renvoyé devant le tribunal correctionnel le 11 janvier dernier. Il lui est reproché d'avoir fait prendre en charge le salaire de plusieurs personnes travaillant à son service (employés de maison et un mécanicien pour sa collection de voitures) par La Dépêche du Midi, propriété de la famille Baylet. Cette entreprise leur a également offert de nombreuses prestations, dont des billets d'avion. Au total, le préjudice pour l'entreprise s'élèverait à plusieurs millions de francs. Jean-Michel Baylet s'est pourvu en cassation.
L. C., J. D. et F.L.

En ma qualité de grand maître de la Grande Loge de France - association sans but lucratif ayant son siège 8, rue de Puteaux, Paris XVIIe - j'interviens à propos de la couverture: "Francs-maçons. Le dessous des affaires". Il est à tout le moins fâcheux que cet article invitant à "se garder de tout "amalgame" caricature une réalité autrement plus saine, notamment quant à la rigueur que les membres de la Grande Loge de France s'imposent au regard de la loi morale aussi bien que de la loi de la République. Toute institution est un jour exposée à rencontrer en son sein des éléments indésirables. Elle est alors conduite à prendre à leur encontre les mesures nécessaires. Telle est la manière de la Grande Loge de France: le détail de la procédure administrative fort simple sanctionnant un franc-maçon étant sorti du cadre de la règle morale a été expliqué à vos journalistes. Entremêlant des "affaires" n'ayant pas le moindre lien entre elles, jouant de l'effet dans le temps, entre les êtres, dans le cadre d'obédiences différentes, procédant à un choc, sinon à un martèlement des esprits, votre article ne reflète pas la réalité de la Grande Loge de France. Ainsi, votre évocation de la détention par la "justice" de "la liste des initiés de la loge Spinoza" - loge qualifiée d' "étrange" - ne constitue qu'une dénaturation d'une réalité autrement simple; vous citez MM. Autié, Pelletier et Spithakis. Ils ne font pas ou plus partie de la Grande Loge de France. Et l'un d'entre eux, notamment, pour avoir fait l'objet d'une décision de radiation! Cela ne vous autorise en rien à porter des accusations à l'endroit de l'ensemble des membres de la loge Spinoza, d'une part, mais bien plus de suggérer - ce que malheureusement votre article fait - une généralisation du phénomène touchant une large partie des francs-maçons, d'autre part. Vous citez d'autres personnes qui ne font l'objet d'aucune poursuite. Il vous est facile d'en déduire qu' "aucun des francs-maçons impliqués n'a été radié par la Grande Loge de France". Et pour cause! Il est à tout le moins fâcheux qu'au-delà d'une couverture et de six pages pleines évoquant le négatif votre "enquête" ne consacre que sept mots à ce qui constitue l'aspiration fondamentale de chacun des membres de la Grande Loge de France: "les idéaux d'égalité et de fraternité". Ne serait-il pas plus loyal à cet égard, pour un hebdomadaire visant l'information du public, d'éclairer simplement sur ce qu'est la franc-maçonnerie, institution vive et bénéfique à notre nation, plutôt que de caricaturer l'institution?
Jean-Claude Bousquet, Grand maître de la Grande Loge de France.

La réponse de Laurent Chabrun, Jérôme Dupuis, Fabrice Lhomme
L'Express prend acte de la volonté de la GLF d'assainir ses rangs, ce qui confirme ce que nous écrivions. A propos des noms cités par Jean-Claude Bousquet: Olivier Spithakis, ancien patron de la Mnef, mis en examen et incarcéré pour "détournement de fonds publics", vient d'être radié de cette obédience; Yves Autié, ancien membre de la loge Spinoza, qui, comme l'expliquait notre enquête, a rendu des services en marge du dossier de la Mnef, en 1998, a lui démissionné de l'obédience; quant à Bruno Pelletier, à aucun moment L'Express n'a affirmé qu'il était membre de la GLF.
L. C., J. D. et F.L. 

 
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