(Last update : Sat, 12 Oct 1996)
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Intelligence économique et stratégie des entreprises

(Publication à la Documentation Française, 1994)

Président: Henri Martre
Conseiller: Jean-Louis Levet
Rapporteur : Philippe Clerc

L'effondrement du bloc communiste et la fin de l'affrontement entre les deux entités idéologiques dominantes marquent l'avènement d'une nouvelle géographie économique du monde. La dimension marchande et financière des activités économiques prend une importance inégalée et la pression concurrentielle internationale touche progressivement l'ensemble des secteurs d'activités. Désormais, les relations de coopération-concurrence entre les nations et entre les entreprises se développent sur plusieurs échiquiers au rythme de logiques complexes et parfois contradictoires.

Les entreprises multinationales évoluent au coeur des échanges mondialisés dans une relation permanente de recherche d'alliance et de concurrence. Cette même logique prévaut entre les blocs économiques tels l'Union économique européenne ou l'Alena, regroupant un nombre croissant de pays industrialisés. A l'échelle des nations, les relations économiques internationales démontrent un regain des dynamiques nationales. Le niveau régional ou local pour sa part, devient porteur d'une nouvelle pratique stratégique, en particulier entre les régions européennes.

Les entreprises sont désormais contraintes d'ajuster leurs stratégies en fonction d'une nouvelle grille de lecture intégrant la complexité croissante des réalités concurrentielles à l'oeuvre sur ces différents échiquiers mondiaux, nationaux et locaux.

L'efficacité d'une telle démarche repose sur le déploiement de véritables dispositifs d'intelligence économique qui instituent la gestion stratégique de l'information comme l'un des leviers majeurs au service de la performance économique et de l'emploi.

L'intelligence économique devient un outil à part entière de connaissance et de compréhension permanente des réalités des marchés, des techniques et des modes de pensée des concurrents, de leur culture, de leurs intentions et de leur capacité à les mettre en oeuvre. Elle se définit alors comme l'ensemble des actions coordonnées de recherche, de traitement' de distribution et de protection de l'information utile aux acteurs économiques obtenue légalement.

Dans le contexte actuel de compétition économique mondiale, l'analyse des systèmes d'intelligence économique étrangers les plus performants devient une nécessité. Il s'agit moins de rechercher des modèles transposables à la France que d'identifier les atouts et les lacunes du dispositif français et de comprendre pourquoi des économies de marché ont produit des systèmes de gestion stratégique de l'information plus performants que d'autres.

L'intelligence économique s'est développée sur des bases historiques et culturelles selon des formes différentes au Japon, en Allemagne, au Royaume-Uni, en Suède ou aux Etats-Unis. Ainsi, le savoir-faire allemand dans la gestion stratégique de l'information provient avant tout de l'essor historique du commerce de l'Allemagne à l'étranger. Aujourd'hui, les flux d'informations convergent vers un centre stratégique caractérisé par le maillage d'intérêts qui associent les banques, les grands groupes industriels et les sociétés d'assurances, les syndicats allemands, grâce à leurs contacts extérieurs y sont très actifs dans la défense des intérêts économiques du pays. Le consensus sur la notion d'intérêt économique national constitue dès lors l'un des principaux atout culturels de la performance économique allemande.

Dans une même logique, les Japonais ont constitué leur appareil industriel et commercial sur la base d'un usage intensif de l'information économique au service de l'indépendance nationale, La compétitivité de l'économie japonaise repose essentiellement sur une culture collective de l'information, En particulier, les grands conglomérats opèrent une couverture des marchés internationaux à travers un réseau mondial d'information fonctionnant en temps réel, Une solidarité de fait s'instaure entre les entreprises et l'administration.

Contrairement à ces deux modèles, le Royaume-Uni, qui a fondé sa domination durant la première révolution industrielle sur un puissant dispositif de renseignement économique, n'a pas transféré ce savoir-faire au service de son industrie nationale. En effet, le système britannique d'intelligence économique se concentre aujourd'hui essentiellement dans le secteur de la finance.

Par rapport à ces différents modèles, il convient de mettre en perspective l'évolution en cours de pays tels que les Etats-Unis et la Suède.

L'économie américaine dispose d'un système d'intelligence économique riche et diversifié, Mais à l'inverse d'autres pays, la logique qui le gouverne est essentiellement individuelle. Née de la politique des entreprises dans les années cinquante, l'intelligence économique aux Etats-Unis est longtemps demeure l'outil de leurs rivalités concurrentielles sur le marché domestique. Le débat actuel relatif à l'élaboration d'une doctrine dite de sécurité économique pour la défense de l'industrie et de l'emploi américain atteste d'une évolution majeure vers une gestion collective "public-privé" de l'intérêt national.

Selon cette même logique, la Suède demeure très active dans le domaine de l'intelligence économique. La symbiose entre les entreprises et l'administration est en effet illustrée par des réunions au niveau national, dont l'objectif vise à élaborer une stratégie de renseignement économique ouvert au service de la performance de l'économie suédoise,

Face à l'efficacité des systèmes développés par les "partenaires-concurrents" de la France, notre dispositif d'intelligence économique demeure très en retrait, à l'heure où la compétition sur les marchés globalisés appelle l'urgence d'une mobilisation collective des capacités offensives et défensives des acteurs économiques.

Malgré les initiatives développées par certains experts qui ont mis en avant l'importance de la veille stratégique, les efforts engagés ne bénéficient qu'aux entreprises sensibilisées dans les domaines en alerte, tels que par exemple l'aéronautique, les télécommunications et l'énergie, révélant ainsi la faible mobilisation d'une large partie du secteur manufacturier.

Deux freins majeurs s'opposent encore à une large diffusion de la pratique de l'intelligence économique. D'une part, les deux fonctions "informatives" clairement identifiées par les entreprises - la protection de leur patrimoine industriel et la veille technologique - attestent d'une conception partielle de l'intelligence économique. En outre, cette veille axée sur l'innovation et la commercialisation des produits s'est développée au cours de deux dernières décennies dans les grands groupes, mais demeure balbutiante dans l'immense majorité des PME-PMI. D'autre part, l'ensemble des acteurs nationaux n'ont pas véritablement pris conscience que la compétitivité et la défense de l'emploi dépendent aussi de la gestion stratégique de l'information économique. Il en résulte une méconnaissance des mécanismes mis en oeuvre par les systèmes productifs offensifs, une évaluation floue des menaces et souvent un grave déficit d'ajustement stratégique.

L'ampleur des mutations provoquées par la globalisation des marchés ne peut plus désormais être maîtrisée dans le cadre des organisations classiques. L'appréhension des environnements complexes impose une révision des modes de réflexion et des comportements de l'ensemble des acteurs économiques. A cet égard, plusieurs orientations de fond nous paraissent nécessaires:


Source : Jean-Louis LEVET - 15/01/1997
Service du Développement Technologique et Industriel