------------------------------------------------------------------- Défendre la lecture socialisée contre les nouveaux péages de la culture. Hervé Le Crosnier Caen, le 16 septembre 2002. ------------------------------------------------------------------- Dans un article paru le 9 septembre 2002 dans Libération, Nidam ABDI nous incite à repenser le droit d'auteur à l'heure numérique. Louable intention, mais piètres propositions. L'axe général de l'article est le refus des taxes sur les outils de copie numérique privée, taxes décidées en juillet par la commission Brun-Buisson, dans le fil des taxes antérieures sur la copie analogique : taxe sur les photocopieurs et les produits de copie qui permet l'existence du CNL (Centre national des Lettres) ; taxe sur les cassettes audio et vidéo utilisées pour les activités de formation de la profession, .... En clair, l'article incite à refuser l'intermédiation socialisée entre les gestionnaires de droits de copie et les individus souhaitant disposer d'une copie privée, sans que ne soit précisée de solution pour y échapper... n'était-ce un extrait fabuleux d'un juriste qui nous assène que "la rémunération pour copie privée ne devrait pas en principe permettre sans la volonté des auteurs la représentation d'une oeuvre dans un cadre privé". On est absourdi. (pour faciliter la compréhension du débat, vous pouvez consulter l'article de Nidam Abdi à http://www.liberation.fr/page.php?Article=51845 ). L'ensemble de cet article fait l'impasse sur la nature du Droit d'Auteur, et sur le statut particulier des oeuvres littéraires et artistiques qu'il vise à protéger. Dès lors, considérant les oeuvres comme des biens marchands traditionnels, "repenser le droit d'auteur" se limite à trouver les solutions techniques pour garantir le paiement à l'acte de lecture. L'appel du pied aux "réflexions" menées aux Etats-Unis sous l'égide de Michael Eisner, patron de Disney, qui souhaite rendre obligatoire les dispositifs anti-copie dans les outils numériques (ordinateurs, mais aussi télévisions numériques, PDA, ...) ne fait que renforcer l'idée que sous la confusion des projets se cache une orientation claire, visant à accroître la marchandisation de la culture. Une orientation opposée aux intérêts globaux de la société. Depuis le premier "Statut d'Anne", en 1710, le droit d'auteur est conçu comme un droit d'équilibre entre les intérêts de la société ("encourager les hommes éclairés à composer et écrire des livres utiles" disait le Statut d'Anne) et ceux des auteurs. Ces derniers disposent du monopole d'exploitation de leurs oeuvres, qui ne peuvent être éditées ou représentées sans leur consentement. Un consentement en général, mais ce n'est pas toujours le cas comme le montrent certains mouvements comme celui actuel des "logiciels libres", échangé contre rémunération. Cette logique de l'équilibre se traduit évidemment dans toute une série de mesures permettant d'assurer la lecture socialisée : existence d'un "domaine public" dans lequel les oeuvres sont placées quelques dizaines d'années après le décès de l'auteur pour garantir leur libre reproduction, constituant ainsi un patrimoine global ; existence d'un droit lié au premier achat, qui permet le prêt ou le don de livres ; droit de citation, de caricature ; et enfin droit de la copie privée. Ces dernières années, ces droits sont remis en cause sous la pression des grandes entreprises et lobbies qui possèdent des "catalogues de droits", et qui prétendent agir au nom des auteurs. Le public crédule croit défendre Flaubert ou le chanteur inconnu, mais se retrouve enrôlé dans la tentative de financiariser la culture menée par Microsoft, Elsevier, Vivendi-Universal et consorts. C'est cette logique libérale qui est dominante dans de nombreuses tentatives actuelles de repenser le droit d'auteur. Dans les principaux projets actuels, il s'agit en réalité de limiter les droits de la société dans son ensemble, les droits du lecteur, les droits du public, au risque de l'accroissement des inégalités d'accès à la culture (voir le débat sur le prêt en bibliothèque, ou la volonté de faire payer les copies dans les écoles) et au risque de l'appauvrissement culturel et scientifique à moyen terme. Mais les calculs économiques des gros actionnaires de la culture pour lesquels les "droits" se confondent avec des portefeuilles de "droits de tirage" (copyright) ne vont pas assez loin pour envisager une société ayant perdu cet équilibre. Equilibre qui a su depuis trois siècles faire exploser la connaissance et élever le niveau culturel global, aidant en cela l'élargissement de la démocratie. Il faut le dire bien fort : la diffusion culturelle est un phénomène social, et ce n'est pas en raison de nouveautés techniques qu'il faut raisonner, mais bien en fonction du devenir souhaitable de ce caractère social de la lecture. Nous entendons ici la "lecture" au sens large d'accès aux oeuvres (lire, mais aussi écouter, assister à un spectacle, voir un film ou une vidéo,...). Oui, la technique change et permet une plus grande fluidité dans la circulation des oeuvres: copie à l'identique à l'ére numérique, nouveaux formats échangeables sur le réseau, interconnexion planétaire,... et démocratisation des accès aux appareils de lecture par la baisse des prix des appareils et leur mise à disposition dans des lieux publics (écoles, bibliothèques,...). Cependant les mêmes techniques de la numérisation et du réseau permettent aussi un suivi plus précis des usages qui sont faits des oeuvres et des pratiques culturelles des personnes, ce qui n'est pas sans danger pour les libertés individuelles. La technique est un janus bifrons, et l'invoquer comme raison essentielle d'une modification sociale est un tour de passe-passe qui consiste à jeter un voile sur la réalité économique et de pouvoir des changements proposés. Que veut-on faire quand on souhaite "repenser le droit d'auteur" ? Favoriser la diffusion culturelle en trouvant des modes nouveaux et diversifiés de financement de la création, ou bien transformer les biens culturels en marchandises dont le paiement serait lié à chaque acte de lecture, suivant le modèle du péage ? Dans la phase précédente, qui a couru durant le 20ème siècle, la rémunération des auteurs se faisait au moment de l'industrialisation de l'oeuvre (impression d'un livre associé au "contrat d'édition", pressage du disque, ...). C'est un modèle qui permet des usages inédits des oeuvres, une circulation de la culture, la constitution de "groupes de lecteurs". C'est ce modèle qui permet par exemple à des groupes d'adolescents d'échanger leurs musiques préférées, pour le plus grand bien "général" de l'industrie de la musique. Celui qui apporte les oeuvres originales qui sont copiées dans son groupe gagne une dimension de prescripteur de musique. Il veut donc être imité par les autres membres du groupe qui apportent à leur tour des oeuvres nouvelles. Ce phénomène fait croître la consommation culturelle en général, et évite, autant que faire se peut, de limiter les achats aux musiques considérées comme "essentielles" à un moment donné dans le groupe d'adolescents. Oui, les adolescents se valorisent par le travail créatif des autres, des auteurs qu'ils arborent comme enseigne. Et alors !!! N'est-ce pas le rôle de l'oeuvre culturelle de favoriser la reconnaissance mutuelle et l'échange social ? N'est-ce pas pour cette raison même que les biens culturels ont un statut différent, un statut garanti par les règles du droit d'auteur qui favorise l'utilisation des oeuvres dans le cadre privé. Certes, quand le cercle privé s'étend à la planète en réseau et que le phénomène de copie n'est plus limité par la capacité à connaitre "intuite personnae" un possesseur d'une oeuvre souhaitée, des problèmes nouveaux se posent. Qu'il faut traiter. Mais avant tout traiter sans remettre en cause l'activité de lecture socialisée qui est si essentielle à la formation culturelle, gage d'usages ultérieurs qui se traduiront à leur tour par l'achat d'oeuvres dans les années à venir. La culture se nourrit de ses propres pratiques même si à première vue celles-ci phagocytent les oeuvres existantes. Cela a toujours été, cela doit continuer pour l'expansion et la démocratisation de la connaissance. Pourquoi s'inquiéter des tentatives libérales de "repenser le droit d'auteur" ? Parce que l'autre aspect du janus bifrons des évolutions techniques est un ensemble de moyens de suivi des usages qui permet de mettre au pas ces usages, de stigmatiser les lecteurs et finalement d'instituer une société de contrôle culturel. Certes nous n'en sommes qu'au balbutiements. Les cédés anti-copie qui ne peuvent ête lus sur des ordinateurs sont encore instables, au point que des majors du disques comme BMG et Universal Music font actuellement marche arrière. Mais la dynamique économique générale va vers un paiement au moment de l'usage, à chaque usage, et pour des usages précis et limités, décrits à l'avance par le producteur culturel. Le tout emballé dans un fichier XML et stocké dans les nouvelles bases de données de certification qui constitueront le futur méga-pouvoir de l'industrie culturelle, ou plutôt de l'industrie de l'entertainement. Or il y a un danger véritable à prévoir, organiser et suivre les usages des oeuvres culturelles. Le danger de limiter l'innovation, de réduire la capacité des oeuvres à souder les groupes humains autour de pratiques sociales de connaissance et de plaisir culturel. Car c'est le deuxième statut de l'oeuvre littéraire et artistique qui est oublié dans la vulgate actuelle sur le droit d'auteur : l'objectif de la culture est de tisser les individus dans des réseaux de pratiques communes. C'est cette externalité positive fabuleuse de l'oeuvre d'art qui la rend si indispensable aux sociétés démocratiques. Oui, il est nécessaire de "repenser le droit d'auteur", mais en fonction de projets sociaux et culturels, et non sous le masque de la technique. Et pour cela, il convient de sortir la lecture socialisée de l'impensé. C'est la lecture socialisée, qui par delà les pratiques individuelles conduit à des fonctionnement de groupe : dans les institutions sociales (écoles, bibliothèques), mais aussi dans les réseaux sociaux des individus. Il y a en ce domaine des pistes à explorer qui sont fort loin du tintammare auquel les méga-compagnies de gestionnaires de biens culturels se livrent. Dans ce débat, qu'il faut convoquer sur la place publique, qu'il faut "re-politiser", il convient de se demander quelle place peut occuper la société civile ? En complément des droits politiques, des droits sociaux et économiques, quel est l'enjeu d'un droit à l'information, à la connaissance et à la culture ? Et dans ce cadre, comment le régime d'équilibre spécifique des Droits d'auteurs peut subsister, c'est-à-dire comment assurer la rémunération équitable des auteurs et de tout l'environnement qui permet la production et dffusion culturelle (l'industrie culturelle, l'éducation, l'édition, les bibliothèques,...) sans léser le bien public global qu'est la connaissance ? Hervé Le Crosnier Caen, le 16 septembre 2002