J.O. 173 du 27 juillet 2005       J.O. disponibles       Alerte par mail       Lois,décrets       codes       AdmiNet
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Saisine du Conseil Constitutionnel en date du 13 juillet 2005 présentée par plus de soixante députés, en application de l'article 61, alinéa 2, de la Constitution, et visée dans la décision n° 2005-521 DC


NOR : CSCL0508607X




LOI HABILITANT LE GOUVERNEMENT À PRENDRE, PAR ORDONNANCE, DES MESURES D'URGENCE POUR L'EMPLOI

Monsieur le président, mesdames et messieurs les membres du Conseil constitutionnel, nous avons l'honneur de vous déférer, en application du deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, l'ensemble de la loi habilitant le Gouvernement à prendre, par ordonnance, des mesures d'urgence pour l'emploi.


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I. - Sur la méconnaissance de l'article 38 de la Constitution et ensemble de l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen

Le § 1° de l'article 1er de la loi critiquée autorise le Gouvernement à créer un nouveau régime juridique applicable au contrat de travail. Aux termes de la disposition querellée, dans les entreprises n'employant qu'un seul salarié « ou un petit nombre de salariés », le contrat de travail ainsi établi comportera des règles de rupture et un régime indemnitaire spécifique.

Une telle habilitation est ici contraire à l'article 38 de la Constitution et ensemble à l'article 4 de la Déclaration de 1789.

I-1. Ainsi, l'article 38 de la Constitution fait obligation au Gouvernement d'indiquer avec précision au Parlement, afin de justifier la demande qu'il présente, la finalité des mesures qu'il se propose de prendre par voie d'ordonnances ainsi que leur domaine d'intervention. S'il n'impose pas au Gouvernement de faire connaître au Parlement la teneur des ordonnances qu'il prendra en vertu de cette habilitation, encore faut-il que le texte en cause comprenne les prescriptions permettant de s'assurer que les normes constitutionnelles applicables aux domaines concernés seront respectées.

Il vous appartient donc, d'une part, de vérifier que la loi d'habilitation ne comporte aucune disposition qui donnerait licence au Gouvernement de s'affranchir de ces règles et principes, d'autre part, de n'admettre la conformité à la Constitution de la loi d'habilitation qu'à condition qu'elle soit interprétée et appliquée dans le strict respect de la Constitution. Vous vous êtes toujours référé à cette « grille de lecture » des lois d'habilitation (décision no 86-207 DC des 25 et 26 juin 1986, considérants 14 et 15 : loi autorisant le Gouvernement à prendre diverses mesures d'ordre économique et social, Rec. p. 61).

Il en résulte qu'une habilitation dont le libellé trop flou autoriserait une brèche dans le bloc de constitutionnalité devrait être censurée.

I-2. Ce qui est le cas en l'occurrence au regard de l'article 4 de la Déclaration de 1789.

Vous avez jugé, en effet, que « si le contrat est la loi commune des parties, la liberté qui découle de l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 justifie qu'un contrat de droit privé à durée indéterminée puisse être rompu unilatéralement par l'un ou l'autre cocontractant, l'information du cocontractant, ainsi que la réparation du préjudice éventuel résultant des conditions de la rupture, devant toutefois être garanties ; qu'à cet égard, il appartient au législateur, en raison de la nécessité d'assurer pour certains contrats la protection de l'une des parties, de préciser les causes permettant une telle résiliation, ainsi que les modalités de celle-ci, notamment le respect d'un préavis » (décision no 99-419 DC du 9 novembre 1999).

Rapportées au droit du travail, droit protecteur du salarié qui se trouve en situation de subordination et de faiblesse à l'égard de l'employeur, ces prescriptions s'imposent d'autant plus.

Or, rien dans ce paragraphe premier de l'article critiqué ne vient véritablement encadrer le régime juridique de ce nouveau contrat de travail quant aux garanties rendues nécessaires par les exigences constitutionnelles s'appliquant en la matière, notamment sur les causes de la résiliation.

C'est à tort que le Gouvernement arguerait que les garanties siègent dans la formulation « règles de rupture et un régime indemnitaire spécifique ». Cette expression étant on ne peut plus ambivalente, rien ne permet de dire que ces règles de fin de contrat et de réparation du préjudice né de cette interruption anticipée seront protectrices ou, tout simplement, adaptées et proportionnées à la précarité ainsi créée. L'introduction par le Sénat, adoptée par la commission mixte paritaire, d'une indemnité en cas de rupture à l'initiative de l'employeur supérieure à une indemnité de licenciement pour un salarié en contrat à durée indéterminée ne serait être considérée comme suffisamment adaptée à la très grande précarité des nouveaux contrats, au regard de la situation de subordination et de faiblesse du salarié à l'égard de l'employeur.

En effet, c'est en vain que l'on chercherait les éléments objectifs et rationnels à partir desquels le Gouvernement considérera qu'une entreprise emploie « un petit nombre de salariés ». Cette dernière notion ouvre grande la faille pour bouleverser l'ensemble du droit du travail. Conçu, selon les mots de M. le Premier ministre prononcés lors de sa déclaration de politique générale, pour de très petites entreprises, l'habilitation demandée par le Gouvernement ouvre, en définitive, sur une généralisation de ces futurs contrats précaires.

Sans doute, la critique constitutionnelle aurait été plus délicate à articuler si la loi d'habilitation avait spécifié le nombre de salariés à partir duquel les règles applicables au contrat de travail seront ainsi modifiées. Mais, en l'espèce, le législateur a laissé planer, volontairement sans doute, la plus totale imprécision sur le champ exact de cette habilitation.

I-3. Cette même méconnaissance de l'article 4 de la Déclaration de 1789 doit être relevée s'agissant des rapports entre les futures ordonnances et l'économie des accords collectifs en vigueur.

Vous avez toujours pris soin de veiller à ce que les normes conventionnelles soient préservées dans le cas de modifications législatives, en arguant de la liberté contractuelle et de la nécessaire sécurité juridique qui doit l'accompagner (décision no 98-401 DC du 10 juin 1998 ; no 2001-455 DC du 11 janvier 2002).

Le législateur ne saurait porter à l'économie des conventions et des contrats une atteinte telle qu'elle méconnaisse la liberté contractuelle découlant de l'article 4 de la Déclaration de 1789. Il est loisible au législateur de tirer les enseignements des accords collectifs ou de les modifier dans un sens conforme ou non aux accords, mais que ce faisant il ne peut remettre en cause leur contenu que pour un motif d'intérêt général suffisant.

En habilitant le Gouvernement à modifier par voie d'ordonnance les règles applicables en matière de préavis et de période d'embauche, le législateur a porté une atteinte disproportionnée à l'économie des accords collectifs actuellement en cours. La très grande précarité qui caractérise les nouveaux contrats de travail, ainsi que leur généralisation ouverte par l'habilitation ne peuvent pas être justifiées au nom du droit à l'emploi constitutionnellement garanti tant elles sont contradictoires avec le respect de ce droit. Le motif d'intérêt général poursuivi - à savoir favoriser l'emploi - ne peut l'être en contradiction avec le droit à l'emploi prévu au cinquième alinéa du préambule de la Constitution de 1946 et le droit à la sécurité matérielle prévu au onzième alinéa du même Préambule.

Par ailleurs, il appartient au législateur de concilier le droit à l'emploi et le droit d'entreprendre sans porter d'atteinte disproportionnée à l'un ou à l'autre. L'équilibre que votre jurisprudence (décision no 2001-455 DC du 12 janvier 2002, cons. 44-50) a également permis de construire en la matière est pour le moins malmené avec le nouveau contrat de travail. Le contrat pourra notamment être rompu à tout moment sans motif et sans recours possible pour le salarié. On a connu meilleure conciliation entre liberté d'entreprendre et droit à l'emploi.

I-4. L'habilitation telle qu'elle est prévue permet au Gouvernement de ne pas prendre en compte des dispositions propres aux procédures de cessation des contrats de travail, pourtant prévues par la Convention C 158 de 1982 de l'Organisation internationale du travail. L'article 8-1 de cette convention prévoit qu'« un travailleur qui estime avoir fait l'objet d'une mesure de licenciement injustifiée aura le droit de recourir contre cette mesure devant un organisme impartial tel qu'un tribunal, un tribunal du travail, une commission d'arbitrage ou un arbitre. »

L'absence de recours du salarié en cas de cessation de son activité méconnaît l'ensemble de ces règles contradictoires de défense du salarié. Elles sont pourtant diverses et multiples. On citera par exemple l'exigence d'une cause réelle et sérieuse de licenciement, le contrôle du juge sur la cause du licenciement, les règles protégeant certains salariés (représentant du personnel, femme enceinte, accidentés du travail), les règles particulières protégeant contre les licenciements discriminatoires, le droit au reclassement interne.

Dans le flou de l'habilitation, aucune garantie n'est apportée au respect de ces règles qui pourtant contribuent au respect du droit à l'emploi et qui relèvent également du droit de la défense.

Pour tous ces griefs, on ne peut donc que conclure à l'invalidation du § 1° de l'article 1er de la loi déférée.

II. - Sur la violation des huitième et onzième alinéas du préambule de la Constitution de 1946 et ensemble du principe d'égalité

Le § 4° de l'article 1er de la loi critiquée habilite le Gouvernement à « aménager les règles de décompte des effectifs utilisés pour la mise en oeuvre de dispositions relatives au droit du travail... pour favoriser l'embauche de jeunes de moins de vingt-six ans ».

La méconnaissance des alinéas 8 et 11 du préambule de la Constitution de 1946 et ensemble du principe d'égalité devant la loi ne peut faire de doute.

Le huitième alinéa du Préambule de 1946 énonce le droit constitutionnel des salariés à participer à la détermination collective des conditions de travail. Le onzième alinéa de ce même texte « garantit à tous, ..., la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs ». Les deux exigences constitutionnelles sont liées, à l'évidence, dans le domaine du droit du travail puisqu'elles permettent de fonder les règles contraignantes pour les employeurs à partir desquelles les salariés bénéficient de normes d'hygiène et de sécurité placées sous la vigilance des représentants du personnel. Au-delà de ces règles-là, les représentants du personnel peuvent jouer un rôle important dans la définition des conditions de travail et la protection qui s'y attache.

Vous avez toujours pris soin de veiller au respect de ces normes constitutionnelles, y compris lorsque des accords collectifs sont autorisés à prévoir des règles distinctes de celles édictées par la loi. Vous avez par ailleurs jugé que le législateur doit concilier les principes du Préambule de 1946 avec les autres libertés constitutionnellement garanties (décision no 2001-455 DC du 12 janvier 2002 précitée). Il résulte de votre jurisprudence que le législateur ne doit pas porter d'atteinte disproportionnée aux normes constitutionnelles au regard de l'objectif poursuivi.

Au cas présent, la question posée est, d'abord, de savoir si le législateur peut habiliter le Gouvernement à dispenser les « petites entreprises » du respect de certaines exigences constitutionnelles destinées à protéger les salariés, alors que cet abandon des garanties tirées du Préambule de 1946 n'est pas strictement nécessaire au regard de l'objectif de la loi. La disproportion manifeste est patente et la réponse ne peut être que négative.

Car, force est d'admettre que le fait d'employer des salariés de moins de vingt-six ans en nombre important ne justifie pas l'affaiblissement des protections constitutionnelles précitées. Au regard de l'intérêt général illustré par l'objet de la loi - favoriser l'emploi - avec lequel tout le monde est évidemment en accord, rien ne fonde rationnellement et objectivement de telles différenciations quant à la mise en oeuvre des règles du droit du travail.

Permettre à certaines entreprises de ne pas mettre en place, par exemple, un conseil de l'hygiène et de la sécurité et des conditions de travail, réduit certainement les garanties sociales pour les salariés. En revanche, on peine à comprendre en quoi une telle mesure favorise l'emploi. De même, permettre aux entreprises de contourner les seuils sociaux pour ne pas avoir à organiser, par exemple, des élections de délégués du personnel pour celles employant plus de 10 salariés, ou des élections des délégués syndicaux pour celles ayant plus de 50 salariés, est parfaitement indifférent au regard de l'objet de la loi.

Une telle distorsion entre les différentes entreprises, et donc entre leurs salariés, est d'autant moins acceptable au regard des exigences constitutionnelles précitées que ce sera bien souvent au sein de telles petites entreprises, par exemple dans le secteur du bâtiment, que le besoin de protection méritera la plus grande attention. Le fait, de surcroît, de lier le recrutement de jeunes de moins de vingt-six ans, moins habitués aux rapports de force existant dans le monde du travail et nécessairement fragilisés au regard de la situation de l'emploi, à l'affaiblissement des garanties apportées aux conditions de travail, ne peut que conduire à des situations contraires aux normes constitutionnelles précitées.

Autrement dit, aucune raison objective et rationnelle ne fonde la règle selon laquelle les petites entreprises pourraient être dispensées de respecter les exigences constitutionnelles portées par les huitième et onzième alinéas du Préambule de 1946. Ceci est renforcé par le fait qu'une telle dispense est possible grâce à la distinction faite entre les salariés de l'entreprise selon leur âge, au mépris du principe d'égalité. Dans son discours de politique générale, le Premier ministre a été suffisamment explicite. Certaines embauches obligeront les entreprises à respecter des droits constitutionnels prévus aux alinéas 8 et 11 du préambule de la Constitution de 1946, lorsque d'autres permettront de s'y soustraire.

En tout état de cause, le § 4° de l'article 1er méconnaît la nécessaire précision qui s'attache aux lois d'habilitation. En effet, l'aménagement des règles de décompte des salariés « pour la mise en oeuvre des dispositions relatives au droit du travail ou d'obligations financières » revêt un caractère flou et imprécis. L'habilitation en la matière ne peut être telle qu'elle permette une remise en cause du bloc de constitutionnalité.

En l'occurrence, la modification des règles de décompte des effectifs ne doit pas aboutir à une atteinte au principe d'égalité. Pourtant l'absence de précision qui entoure l'habilitation prévue par le § 4° de l'article 1er aboutira, si l'on se réfère aux débats parlementaires, à la non-prise en compte des embauches des jeunes de moins de vingt-six ans dans le décompte des effectifs pour l'application de dispositions relatives au droit du travail ou d'obligations financières.

Le législateur peut toujours créer des traitements différents en fonction de situations différentes en invoquant un motif d'intérêt général en lien avec l'objet de la loi. Il ne doit pas pour autant se soustraire au respect du principe d'égalité. Le Gouvernement va pouvoir au sein des entreprises faire une différence entre les embauches en fonction de l'âge des salariés.

Une telle distinction ne peut être justifiée qu'à condition d'avoir un caractère transitoire et limitée dans le temps en rapport avec l'objet de la loi conformément à votre jurisprudence (décision no 98-401 DC du 10 juin 1998). Tel ne sera pas le cas.

De tous ces chefs, la censure est encourue.


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Nous vous prions de croire, monsieur le président, mesdames et messieurs les membres du Conseil constitutionnel, à l'expression de notre haute considération.

(Liste des signataires : voir la décision no 2005-521 DC.)