J.O. 290 du 13 décembre 2002
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Texte paru au JORF/LD page 20633
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Rapport remis le 12 décembre 2002 au Président de la République par la Commission de réflexion sur le statut pénal du Président de la République (1)
NOR : JUSX0206168P
Le statut pénal du Président de la République est aujourd'hui régi par les articles 67 et 68 de la Constitution. Issues des Républiques antérieures, ces dispositions sont à la fois ambiguës dans leur rédaction et inadaptées dans leur esprit, car elles concernent une présidence traditionnelle sans commune mesure avec la mission du premier des représentants de la nation qu'est le Président de la Ve République.
Appelés tour à tour à en connaître, le Conseil constitutionnel et la Cour de cassation ont livré des interprétations qui, si elles convergeaient dans leur résultat, divergeaient suffisamment dans leur démarche et leurs implications pour témoigner d'une difficulté réelle.
C'est pour tenter de la résoudre, d'une manière objective, que la Commission, constituée par un décret du 4 juillet 2002, a été invitée, par le Président de la République, à formuler des propositions.
Celles-ci s'inscrivent dans une réflexion générale sur l'équilibre à trouver entre deux préoccupations essentielles l'une et l'autre, et cependant antinomiques : comment, d'un côté, éviter aux responsables d'un pouvoir exécutif d'être l'objet d'attaques judiciaires incessantes, qui mettraient en péril l'exercice de leurs fonctions au service de la collectivité ? Comment, d'un autre côté, éviter qu'ils puissent bénéficier d'une impunité, de fait ou de droit, finalement aussi intolérable dans son principe et insupportable aux citoyens que le harcèlement judiciaire ?
Ces questions ont revêtu d'autant plus d'acuité que, depuis une vingtaine d'années au moins, l'actualité est agitée « d'affaires » dans les genres les plus variés, qui n'ont en commun que de mettre en cause des responsables politiques. Des pratiques jadis considérées comme tolérables - allant des « cabinets noirs » aux écoutes téléphoniques, en passant par les fonds spéciaux - ont cessé de l'être. Des habitudes anciennes et souterraines - le financement occulte de la vie politique - sont apparues au grand jour. Et certains faits de corruption ont été révélés et sanctionnés.
Alors que les activités politiques ont longtemps été abritées parce que l'autorité judiciaire n'en était pas saisie, il n'en va plus du tout de même aujourd'hui. A la révérence a succédé le soupçon, souvent de manière excessive dans les deux cas. Le recours à la justice pénale est plus systématique en France que dans d'autres démocraties, pour des raisons de fond mais aussi tenant au système procédural. Il en a résulté un foisonnement de poursuites, parfois infondées, toujours longues, ce qui a favorisé, s'agissant des responsables politiques, une suspicion ambiante et persistante, alors même que plusieurs réformes ont déjà réussi à provoquer les changements souhaités de comportements.
Ce mouvement général ne pouvait s'arrêter aux portes du palais de l'Elysée et, en franchissant ce seuil, la question des relations entre le politique et le pénal a pris un relief particulier, parce que touchant à la magistrature suprême.
Jadis cantonné au domaine des controverses académiques, ce sujet a fait irruption sur la scène publique par l'effet conjugué de ces deux phénomènes que sont, d'une part, l'étendue des pouvoirs exercés par le Président de la Ve République et, d'autre part, la « judiciarisation » de la société en général et de la vie publique en particulier. La rencontre de ces deux facteurs est à l'origine de débats, mais aussi de polémiques et de passions dans les médias, puis dans l'opinion publique.
Le débat, ancien et confidentiel, a pris ainsi un relief nouveau, que l'inadéquation des textes constitutionnels a rendu plus aigu.
Il en est résulté une situation incertaine qui réclame d'être clarifiée pour l'avenir. Elle ne peut l'être qu'à la lumière de principes éprouvés (I), conduisant à des solutions adaptées (II), traduites dans une rédaction appropriée (III).
I. - Nulle part, ou presque, le chef de l'Etat n'est un justiciable comme les autres. Pour s'en tenir aux seules institutions républicaines - car la comparaison avec les monarchies est dénuée de pertinence -, la fonction place celui qui l'exerce dans une position unique, caractérisée comme telle dans la plupart des textes constitutionnels, ceux qui ont régi la France dans le passé comme ceux qui, désormais, organisent la majorité des démocraties dans le monde.
Ici comme ailleurs, aujourd'hui comme hier, tout Président détient un mandat de représentation nationale, garantit la continuité de l'Etat et s'inscrit dans la séparation des pouvoirs.
1. A ce triple titre, sa fonction doit être protégée contre ce qui pourrait abusivement l'atteindre, de bonne ou de mauvaise foi.
D'une part, en effet, rien ne paraît justifier qu'un sort différent soit réservé au Président de la République française, par lequel il se trouverait plus exposé que ses homologues étrangers, au risque de porter atteinte à l'image internationale de la France.
D'autre part, à ceux qui s'inquiètent d'une dérive du système politique vers l'irresponsabilité, il est aisé de répondre que la solution à ce problème, s'il se pose, ne passe sans doute pas par le recours systématique à l'autorité judiciaire, qui n'a ni vocation ni ambition de s'ériger en arbitre des désaccords politiques.
Enfin, le Président de la Ve République se distingue par le rôle éminent qui est le sien, en particulier en matière de politique étrangère et de défense. Il est significatif à cet égard qu'il soit le seul chef d'Etat à participer régulièrement aux sommets européens (au demeurant, les chefs de gouvernement participant à ceux-ci sont généralement protégés par les immunités attachées au mandat parlementaire, qu'ils conservent le plus souvent).
2. En revanche, et justement parce que la protection nécessaire trouve sa source dans la fonction, elle doit être strictement proportionnée aux exigences de celle-ci. Deux conséquences en résultent aussitôt.
Premièrement, parce que l'immunité vise à protéger la fonction et non son titulaire, elle doit être absolue aussi longtemps que dure le mandat, mais elle doit aussi prendre fin avec lui, l'intéressé redevenant alors le justiciable comme les autres, qu'il n'avait cessé d'être qu'à titre temporaire. C'est pour être sûr qu'il en aille bien ainsi que tous les délais de prescription ou de forclusion doivent être suspendus de droit : le fait de pouvoir normalement reprendre ou engager des poursuites à l'issue du mandat est le corollaire de l'impossibilité existant durant l'exercice de la fonction.
Deuxièmement, le souci de protéger la fonction peut exiger, comme l'ont prouvé des précédents notamment étrangers, de la protéger aussi contre son titulaire lui-même, au cas où celui-ci manquerait à ses devoirs, en quelque manière ou circonstance que ce soit, d'une façon telle qu'elle se révèle manifestement incompatible avec la poursuite de son mandat. Alors, il faut que ce mandat puisse prendre prématurément fin, par une destitution.
En d'autres termes, les principes démocratiques, instruits par l'expérience et secondés par le bon sens, donnent à penser que plus est stricte la protection dont bénéficie la présidence de la République - les immunités -, plus est nécessaire la « soupape de sûreté » - la procédure de destitution - toujours disponible pour une crise extrême qu'elle permettrait de résoudre.
II. - C'est l'ensemble de ces principes juridiques, consacrés par l'histoire et la géographie, que la proposition de la Commission devait mettre simultanément en oeuvre, d'abord en assurant une protection efficace de la fonction, ensuite en imaginant une procédure indiscutable de destitution.
1. Pour être efficace, la protection se doit d'être sans brèches. Elle reprend le principe traditionnel et universel de deux immunités distinctes, l'irresponsabilité et l'inviolabilité, qui, d'ailleurs, s'applique également aux parlementaires, sans discontinuité depuis 1789.
L'irresponsabilité est celle, traditionnelle et indispensable, dont jouit le chef de l'Etat pour tous les actes qu'il a accomplis en cette qualité, et qu'il appartient à l'autorité judiciaire de faire respecter en tant que de besoin. Elle ne connaît de limites que, d'une part, dans les compétences de la Cour pénale internationale, explicitement prises en compte par l'article 53-2 de la Constitution, et, d'autre part, dans la procédure de destitution.
L'inviolabilité vise à ce que, pendant le mandat, aucun subterfuge ne puisse permettre à quiconque de mettre juridiquement en cause le chef de l'Etat devant aucune autorité administrative ou juridictionnelle. En revanche, pour celles des procédures qui seraient légitimes, elles doivent pouvoir être reprises ou engagées à l'issue du mandat. C'est à une loi organique qu'il revient de prévoir le nécessaire à cette fin.
Dans un cas comme dans l'autre, la proposition est proche du droit existant, tel que l'ont interprété le Conseil constitutionnel et la Cour de cassation. Elle tend avant tout à le clarifier et à le systématiser, en même temps qu'à institutionnaliser cette contrepartie indispensable de l'inviolabilité qu'est la suspension des délais de prescription.
2. S'agissant de la destitution, la Commission a voulu rompre avec la mauvaise pratique par laquelle des procédures en réalité politiques tentent de parodier les procédures judiciaires, au besoin en créant des juridictions d'exception.
Choquante en soi en même temps qu'inutile, cette tentation va aussi à l'encontre des principes fondamentaux de la représentation politique. En vertu de ces principes, le titulaire d'un mandat représentatif ne peut être privé de celui-ci (hors les cas où il a pu l'acquérir ou le conserver frauduleusement) que par d'autres titulaires d'un mandat représentatif. Ces derniers, alors, n'ont nul besoin de se travestir en juges qu'ils ne sont pas. Ils doivent siéger pour ce qu'ils sont - des représentants - et assumer leurs décisions pour ce qu'elles sont - des décisions à caractère politique et non juridictionnel.
Sur les faits, il est proposé de ne pas les enfermer dans une définition a priori tenant à leur nature (pénalement répréhensibles ou constitutifs d'une « haute trahison »...) ou à leur degré (graves, très graves, exceptionnellement graves...). Le seul critère qui doive être retenu est celui de l'incompatibilité manifeste avec la dignité de la fonction, car lui seul, qui relève d'une appréciation évidemment politique, peut justifier, voire exiger, que le mandat prenne fin. De plus, cette formulation présente l'avantage de pouvoir être évolutive : des comportements admis ou tolérés hier ne le sont plus aujourd'hui ; des comportements admis ou tolérés aujourd'hui peuvent ne plus l'être demain ; la rédaction proposée laisse toute sa place à l'évolution inévitable des moeurs et des mentalités.
Sur la procédure, elle peut être lancée par l'Assemblée nationale ou le Sénat, indifféremment. La proposition adoptée par l'une est aussitôt transmise à l'autre qui peut choisir de l'adopter ou non.
Si elle la refuse, la procédure s'arrête, mais le débat, public, s'est tenu dans les deux assemblées du Parlement et a donné lieu à des votes, également publics, par lesquels tous les élus de la nation ont été invités à se prononcer.
Si, au contraire, la seconde assemblée adopte la proposition de réunion de la Haute Cour qui lui est soumise, cela provoque deux conséquences automatiques. Premièrement, le Président de la République, mis en cause par un vote des deux assemblées, est considéré comme empêché, ce qui signifie que ses fonctions lui échappent provisoirement et sont exercées, ainsi qu'il est prévu à l'article 7 de la Constitution, par le président du Sénat. Deuxièmement, la Haute Cour (qui n'est plus « de Justice ») est appelée à se réunir. Elle est formée par tous les députés et sénateurs siégeant conjointement et doit, dans les deux mois et à bulletins secrets, se prononcer par oui ou par non sur la destitution.
Si cette dernière est décidée, elle prend effet immédiatement, en conséquence de quoi une élection présidentielle est organisée (à laquelle, au demeurant, le Président destitué peut être candidat). Si la destitution est rejetée, le chef de l'Etat exerce à nouveau la plénitude de ses pouvoirs.
III. - Cette logique d'ensemble appelle quelques précisions. Certaines figurent dans le texte proposé pour les articles constitutionnels (en particulier sur les conditions de recensement des votes). D'autres sont renvoyées à deux lois organiques, dont la Commission a suggéré le contenu souhaitable à ses yeux.
Si la Commission était suivie, c'est tout le titre IX de la Constitution qui serait modifié, avec des articles 67 et 68 très différents de ce qu'ils sont aujourd'hui. Il serait alors rédigé comme suit :
TITRE IX
LA HAUTE COUR
Article 67
Le Président de la République n'est pas responsable des actes accomplis en cette qualité, sous réserve des dispositions des articles 53-2 et 68.
Il ne peut, durant son mandat et devant aucune juridiction ou autorité administrative françaises, être requis de témoigner non plus que faire l'objet d'un acte d'information, d'instruction ou de poursuite. Les conditions dans lesquelles ces procédures pourraient être engagées ou reprises après la cessation des fonctions sont fixées par une loi organique.
Article 68
Le Président de la République ne peut être destitué qu'en cas de manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l'exercice de son mandat. La destitution est prononcée par le Parlement constitué en Haute Cour.
La proposition de réunion de la Haute Cour adoptée par une des assemblées du Parlement est aussitôt transmise à l'autre qui se prononce dans les quinze jours.
La décision de réunir la Haute Cour emporte empêchement du Président de la République dont les fonctions sont exercées dans les conditions prévues au quatrième alinéa de l'article 7. Cet empêchement prend fin au plus tard à l'expiration du délai prévu à l'alinéa suivant.
La Haute Cour est présidée par le président de l'Assemblée nationale. Elle statue dans les deux mois, à bulletins secrets, sur la destitution. Sa décision est d'effet immédiat.
Les décisions prises en application du présent article le sont à la majorité des membres composant l'assemblée concernée ou la Haute Cour. Seuls sont recensés les votes favorables à la proposition de réunion de la Haute Cour ou à la destitution.
Une loi organique fixe les conditions d'application du présent article .
Cela posé, la Commission a estimé nécessaire d'entrer dans le détail de ce que furent ses réflexions et de ce qui justifie et complète sa proposition. C'est l'objet des propos qui suivent qui traiteront successivement des points suivants :
I. - Le statut présidentiel sous trois Républiques ;
II. - La responsabilité du chef de l'Etat en droit comparé ;
III. - La démarche de la Commission ;
IV. - La rédaction constitutionnelle et ses compléments organiques.
Enfin, des annexes documentaires accompagnent le présent rapport, notamment en donnant quelques exemples de textes français anciens ou de textes étrangers en vigueur.
Chapitre 1er
Le statut présidentiel sous trois républiques
Les articles 67 et 68 de la Constitution du 4 octobre 1958 reprennent, souvent mot à mot, les dispositions en vigueur sous la IIIe et la IVe République de sorte qu'on peut affirmer qu'il existe une tradition républicaine en la matière. Identique pour ce qui concerne l'irresponsabilité des actes accomplis dans l'exercice des fonctions, le régime est cependant plus ambigu pour les actes antérieurs ou extérieurs à celles-ci.
I. - Le principe d'irresponsabilité
1. L'article 6 de la loi constitutionnelle du 25 février 1875 relative à l'organisation des pouvoirs publics pose, en son premier alinéa, le principe de la responsabilité des ministres devant les chambres et précise, au second alinéa, que « le Président de la République n'est responsable qu'en cas de haute trahison ». Cette disposition a été reprise quasiment mot à mot par le premier alinéa de l'article 42 de la Constitution du 27 octobre 1946 : « Le Président de la République n'est responsable que dans le cas de haute trahison », et l'article 68 de la Constitution du 4 octobre 1958 s'est borné à ajouter une précision quant à l'objet de l'irresponsabilité présidentielle : « Le Président de la République n'est responsable des actes accomplis dans l'exercice de ses fonctions qu'en cas de haute trahison. »
Il s'ensuit que, depuis 1875, la responsabilité politique du chef de l'Etat ne peut être mise en cause devant les assemblées parlementaires à raison des actes qu'il accomplit en cette qualité : c'est le Gouvernement qui en endosse la responsabilité politique à travers la règle traditionnelle du contreseing. Si cette règle s'appliquait sans exception avant la Ve République, l'article 19 de la Constitution de 1958 en a dispensé la nomination du Premier ministre, la dissolution de l'Assemblée nationale, le recours au référendum, les pouvoirs exceptionnels de l'article 16, les messages au Parlement et les nominations au Conseil constitutionnel ainsi que la saisine de celui-ci ; mais il faut observer que le Gouvernement se trouve impliqué par les trois premières décisions, tandis que celles qui intéressent le Conseil constitutionnel sont exercées, chacun pour sa part et personnellement, par les présidents des assemblées.
Il n'y a donc, outre les messages, que la décision de recourir à l'article 16 et ses mesures d'application qui relèvent exclusivement de la responsabilité personnelle du chef de l'Etat ; aussi bien, l'article 16 prévoit-il que le Parlement se réunit de plein droit, ce qui ménage la possibilité d'une sanction éventuelle par le renvoi en Haute Cour de Justice pour haute trahison.
2. Précisément, l'exception au principe de l'irresponsabilité présidentielle réside dans la possibilité de mettre le chef de l'Etat en accusation et de le juger pour haute trahison. L'article 12 de la loi constitutionnelle du 16 juillet 1875 sur les rapports des pouvoirs publics adopta la procédure classique inspirée de l'impeachment des ministres en Grande-Bretagne et étendue au Président des Etats-Unis par la Constitution américaine : mise en accusation par les députés et jugement par les sénateurs constitués en Haute Cour de Justice. La Constitution de 1946 écarta l'intervention de la seconde assemblée (remplacée par le Conseil de la République) : la mise en accusation était décidée par l'Assemblée nationale qui élisait en son sein les deux tiers des membres de la Haute Cour de Justice, le dernier tiers était choisi en dehors de l'Assemblée. Avec le rétablissement du Sénat en 1958, le système adopté combine les deux formules dans un esprit pleinement bicaméral, tant dans la mise en accusation, qui résulte d'un vote identique des deux assemblées, que dans la composition de la Haute Cour de Justice dont les juges sont élus par elles en leur sein et à parité.
II. - La responsabilité à raison
des actes étrangers aux fonctions
Si l'irresponsabilité du Président de la République pour les actes accomplis dans l'exercice de ses fonctions a été étendue par la jurisprudence aux domaines pénal et civil, car elle constitue une immunité de fond, la situation est plus complexe en ce qui concerne sa responsabilité à raison des actes étrangers à celles-ci, soit parce qu'ils sont antérieurs, soit parce qu'ils sont sans rapport avec elles. Les difficultés d'interprétation de l'article 68 de la Constitution proviennent d'une formulation qui emprunte à la fois à la rédaction de 1875 et à celle de 1946.
1. Après avoir confirmé les immunités parlementaires, la loi constitutionnelle du 16 juillet 1875 sur les rapports des pouvoirs publics disposait en son article 12, alinéa premier : « Le Président de la République ne peut être mis en accusation que par la Chambre des députés, et ne peut être jugé que par le Sénat », et l'alinéa suivant déclarait cette procédure applicable aux ministres « pour crimes commis dans l'exercice de leurs fonctions ». Il en résultait qu'à la différence des ministres, le privilège de juridiction du Président ne concernait pas seulement la haute trahison mentionnée à l'article 6 de la loi constitutionnelle du 25 février 1875 mais qu'il était général et s'étendait donc aux actes étrangers à la fonction. La pertinence de cette lecture littérale avait été contestée par certains éminents auteurs, mais la doctrine dominante comme les autorités politiques de la IIIe République s'y tenaient.
2. La Constitution de 1946 a supprimé ce privilège de juridiction. D'une part, elle a regroupé dans le même article 42 la disposition relative à l'irresponsabilité sauf au cas de haute trahison avec celle concernant la mise en accusation, les deux phrases se trouvant dans un rapport de conséquence ; d'autre part, elle a remplacé la rédaction exclusive de 1875 (« il ne peut être mis en accusation que... ») par : « il peut être mis en accusation... ». Les commentateurs en tirèrent la conclusion que les actes étrangers à la fonction ressortissaient désormais au droit commun puisque la mise en accusation devant la Haute Cour de Justice ne concernait plus que la haute trahison.
3. En 1958, l'article 68 a repris la formulation de 1946, mais en rétablissant la rédaction restrictive de 1875 pour la seconde phrase (« il ne peut être mis en accusation que... »), de sorte que le régime des actes étrangers à la fonction présidentielle est susceptible de deux interprétations opposées selon que l'on privilégie l'enchaînement logique des propositions hérité de 1946 ou que l'on procède à une lecture qui distingue les deux premières phrases en attribuant une portée autonome et pas seulement stylistique à l'énoncé exclusif de la seconde.
III. - Privilège de juridiction ou inviolabilité temporaire ?
1. L'ambiguïté de l'article 68, longtemps négligée, s'est révélée dans la jurisprudence récente. Ayant à statuer sur la compatibilité avec la Constitution des stipulations du traité portant statut de la Cour pénale internationale, le Conseil constitutionnel a retenu la thèse du privilège de juridiction. En effet, après avoir rappelé dans son seizième considérant qu'aux termes de l'article 68 le Président de la République bénéficie de l'irresponsabilité couvrant les actes accomplis dans l'exercice de ses fonctions, hors le cas de haute trahison, la décision no 99-408 DC du 22 janvier 1999 ajoute « qu'au surplus, pendant la durée de ses fonctions, sa responsabilité pénale ne peut être mise en cause que devant la Haute Cour de Justice selon les modalités fixées par le même article ».
Les juges judiciaires en tirèrent la conséquence que les magistrats sont incompétents pour connaître de faits reprochés au Président de la République et même, en raison des sanctions attachées au refus de témoigner, pour le convoquer en qualité de témoin.
2. Saisie précisément d'une ordonnance d'incompétence, l'assemblée plénière de la Cour de cassation a adopté la lecture « IVe République » dans son arrêt du 10 octobre 2001 en estimant qu'il n'y a pas de privilège de juridiction parce que la Haute Cour de Justice n'est compétente qu'en cas de haute trahison et qu'en conséquence les juridictions de droit commun le sont en dehors de cette hypothèse. Mais elle n'a pas pour autant cassé l'arrêt attaqué. Elle a en effet interprété l'article 68 en le rapprochant des autres dispositions de la Constitution relatives à la fonction présidentielle pour conclure à l'inviolabilité temporaire du chef de l'Etat. Dès lors qu'il ne s'agit plus d'une incompétence mais d'une irrecevabilité temporaire, les poursuites sont suspendues jusqu'à la fin du mandat et la prescription l'est également (alors que dans l'hypothèse du privilège de juridiction, seule la saisine de la Haute Cour de Justice peut, non la suspendre, mais l'interrompre).
Si le Conseil constitutionnel et la Cour de cassation aboutissent à un même résultat - le Président de la République n'est pas un justiciable comme les autres -, c'est par la voie d'interprétations distinctes de l'article 68 qui ne vont pas sans soulever des questions.
IV. - D'autres incertitudes demeurent
1. Le privilège de juridiction affirmé par le Conseil constitutionnel reconnaît compétence à la Haute Cour de Justice pour connaître de l'ensemble de la responsabilité pénale du Président de la République, tandis que cette compétence est, selon la Cour de cassation, limitée à la haute trahison. La différence pourrait n'être pas sans conséquences sur le fonctionnement de la Haute Cour de Justice. Certes, la mise en cause de la responsabilité pénale du chef de l'Etat pour des actes étrangers à ses fonctions, et donc sans rapport avec la haute trahison, demeure ouverte aux assemblées, parce qu'il n'appartient pas à la Cour de cassation de se prononcer sur les compétences du Parlement pour saisir la Haute Cour de Justice. Cependant, ce sont des magistrats de la Cour de cassation qui composent le parquet et la commission d'instruction de la Haute Cour de Justice ; la commission d'instruction se borne, il est vrai, pour rendre son ordonnance de renvoi, à l'existence des faits énoncés par la résolution adoptée par le Parlement sans se prononcer sur leur qualification, mais on peut craindre qu'il en résulte de sérieuses difficultés dès lors que ces magistrats estimeront la saisine contraire à l'article 68 tel qu'interprété par la Cour de cassation.
2. Il est donc nécessaire de clarifier la compétence de la Haute Cour de Justice. Mais à cette occasion, on rencontre d'autres difficultés.
En ce qui concerne le privilège de juridiction, qui implique la compétence de juger au pénal des actes étrangers à la fonction, la doctrine s'est interrogée sur le point de savoir si la « judiciarisation » de la procédure devant la Haute Cour de Justice opérée par l'ordonnance organique no 59-1 du 2 janvier 1959 suffit à satisfaire pleinement aux exigences de l'article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales en matière de « procès équitable ».
En ce qui concerne la haute trahison, il s'agit d'une notion politique plus que d'une qualification juridique, car ce « crime » n'a jamais été défini. Une seule Constitution a tenté d'en préciser les éléments constitutifs (à l'instar des causes d'abdication de plein droit du roi énumérées en 1791) en prévoyant « toute mesure par laquelle le Président de la République dissout l'Assemblée nationale, la proroge ou met obstacle à l'exercice de son mandat » : c'est l'éphémère Constitution du 4 novembre 1848. Le précédent ne fut pas heureux et les constitutions suivantes en revinrent au laconisme antérieur.
En pratique, les hautes cours de justice qui eurent à juger des ministres pour haute trahison (les ministres de Charles X après la révolution de 1830 et Malvy en 1918) s'estimèrent compétentes pour qualifier souverainement les faits reprochés et pour décider en conséquence la peine qui leur est applicable. Cette indétermination jette un doute sur le caractère réellement « pénal » d'un crime dont les éléments matériels ne sont pas précisés, qui n'est pas défini avant d'être commis et dont la peine n'est pas prévue. Aussi bien s'agit-il de justice politique : le rapprochement de ces deux termes évoque la figure de rhétorique qu'on appelle un oxymore.
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La Commission a tiré de ces observations la conclusion qu'il convenait de revoir l'ensemble du dispositif. Elle a jugé utile de le faire à la lumière des enseignements du droit comparé.
Chapitre 2
La responsabilité du chef de l'Etat en droit comparé
L'étude à laquelle la commission a procédé lui a permis de constater qu'aucun Etat ne fait exception à un principe de protection fonctionnelle du chef de l'Etat à l'égard de la plupart sinon de toutes les procédures juridictionnelles pendant son mandat.
Hormis les monarchies européennes, dans lesquelles le chef de l'Etat bénéficie en droit d'une immunité absolue, les Etats établissent un lien soit matériel, soit chronologique entre la protection juridictionnelle et l'exercice des fonctions.
Immunités constitutionnelles et privilèges de juridiction dans les sept autres républiques de l'Union européenne
Vous pouvez consulter le tableau dans le JO
n° 290 du 13/12/2002 page 20633 à 20643
I. - Une protection en rapport avec les fonctions
Les chefs d'Etat bénéficient de privilèges de juridiction et d'immunités pour les actes liés à l'exercice de leurs fonctions.
1. Le chef de l'Etat ne répond que de certains actes commis dans l'exercice de ses fonctions.
Le critère des fonctions intervient soit pour définir la compétence de l'organe dont relève le chef de l'Etat comme au Portugal, soit, plus couramment (par exemple en Italie, en Autriche ou en Grèce), pour définir l'étendue de la responsabilité du chef de l'Etat. Les textes constitutionnels définissent rarement de manière précise et exhaustive les actes dont celui-ci pourrait être rendu responsable. Ils se bornent à des notions comme la trahison ou la haute trahison ou encore les « hauts crimes et délits » comme aux Etats-Unis, voire à des formules parfois plus larges comme la « violation de la Constitution ».
L'autonomie du droit constitutionnel, comme le fait que certains de ces concepts sont inconnus du droit pénal commun, ont conduit la doctrine, dans ces hypothèses, à des tentatives de définition plus opératoires. Ces efforts sont inspirés par la volonté de respecter le principe de légalité des délits et des peines (« nullum crimen, nulla poena, sine lege ») que mettent à mal des possibilités de mise en cause sur la base de notions non ou mal définies a priori.
Ces tentatives ont pour point commun de retenir l'idée que le chef de l'Etat n'est en réalité responsable qu'en cas de manquement aux devoirs de sa charge, dont la gravité est diversement appréciée. Elles sont confortées par les cas dans lesquels la procédure de mise en cause du chef de l'Etat a été effectivement engagée.
Les exemples des Etats-Unis et du Brésil sont à cet égard très significatifs :
- Andrew Johnson fut, en 1868, principalement accusé d'avoir renvoyé le secrétaire d'Etat à la guerre sans l'accord du Sénat, violant ainsi une loi votée quelque temps auparavant et qui interdisait au Président de se séparer de ses collaborateurs sans le consentement du Sénat. Le Président Johnson considérait cette loi, qui mettait gravement en cause la séparation des pouvoirs, comme inconstitutionnelle ;
- la procédure lancée contre Richard Nixon en 1974 qui trouvait son origine dans l'affaire du Watergate fut engagée au sein de la Chambre des représentants pour entrave à la justice, violation des droits constitutionnels des citoyens et refus d'obéir aux citations à comparaître délivrée par la commission de cette chambre en vue de l'impeachment ;
- le texte de mise en accusation voté en 1998 par la Chambre des représentants à l'encontre de William J. Clinton comprenait deux articles , l'un stigmatisant parjure et faux témoignage, l'autre, de manière plus générale, des obstructions à la justice ;
- le Président brésilien Fernando Collor de Mello a vu sa responsabilité mise en cause en 1992 sur la base de faits de corruption.
Ces exemples soulignent deux aspects :
- le débat porte sur des faits qui ne sont pas nécessairement liés à la fonction ;
- l'évidence institutionnelle l'emporte sur les clivages politiques : c'est un Congrès hostile au Président Clinton qui a refusé l'impeachment et c'est un Congrès favorable au Président Collor qui a voté sa destitution.
2. Ce rapport avec les fonctions conduit à ce que la sanction encourue en cas de mise en jeu de la responsabilité soit tout d'abord politique : reconnu responsable, le chef de l'Etat est destitué de son mandat. C'est d'ailleurs la seule sanction que peuvent prononcer par exemple la Cour constitutionnelle fédérale allemande et, dans la procédure d'impeachment, le Sénat américain.
Mais, dans la plupart des Etats, des sanctions pénales ou civiles de droit commun peuvent également être prononcées, soit par l'organe d'exception, soit par le juge de droit commun, après destitution comme aux Etats-Unis.
En général, l'institution d'une responsabilité pour certains actes devant une juridiction particulière entraîne l'irresponsabilité tant pénale que civile pour les autres actes. Il est donc exclu que l'intéressé(e) ait à en répondre à l'issue de son mandat devant une juridiction de droit commun.
En matière pénale, le texte constitutionnel règle très souvent la question ou peut être interprété dans ce sens. C'est ce que disposent dans des termes assez proches de la Constitution française les constitutions italienne (« Le Président de la République n'est pas responsable des actes accomplis dans l'exercice de ses fonctions, sauf en cas de haute trahison ou d'attentat à la Constitution. » article 90) ou hellénique (« Le Président de la République n'est aucunement responsable des actes accomplis dans l'exercice de ses fonctions sauf en cas de haute trahison ou de violation délibérée de la Constitution. », article 49, §1).
En matière civile, les constitutions sont généralement muettes mais l'irresponsabilité est communément admise. Aux Etats-Unis, la Cour suprême a tranché depuis longtemps et à plusieurs reprises dans le sens de l'immunité dans le cas de poursuites civiles à raison d'actes « effectués dans l'intérêt de la loi ».
3. C'est un organe dont la composition ou le mode de saisine est politique qui décide de la responsabilité ainsi circonscrite du chef de l'Etat.
Les Etats considérés ont, généralement, soit institué une juridiction spéciale, soit investi un organe juridictionnel ou non pour connaître de ces actes. Les traditions culturelles, politiques ou constitutionnelles ont inspiré des formules variées : assemblée politique (chambre « haute » aux Etats-Unis ou au Brésil), juge constitutionnel, cour suprême ou juridiction ad hoc.
L'engagement de la procédure est soumis à un contrôle de nature politique que rend nécessaire la destitution éventuelle du chef de l'Etat.
Dans tous les Etats, l'initiative appartient aux représentants de la nation dans leur ensemble ou à l'une des chambres. En outre, cette initiative est encadrée pour éviter que le chef de l'Etat ne puisse faire l'objet d'une mise en cause de nature partisane : la proposition doit souvent être présentée par un nombre minimal de parlementaires qui varie entre le cinquième (Portugal, Hongrie, Irlande), le quart (Allemagne, Bulgarie) et le tiers (Grèce) des membres d'une assemblée. Le renvoi devant l'organe compétent est fréquemment décidé à une majorité qualifiée (deux tiers ou trois quarts des votants).
Sauf exception, la mise en cause du chef de l'Etat devant l'organe compétent a, dans la plupart des cas, pour conséquence la possibilité ou l'obligation de le suspendre de ses fonctions, la mesure étant soit automatique comme en Pologne ou en Roumanie, soit à la discrétion de la juridiction comme en Allemagne.
II. - Une protection temporaire pour les actes
non liés à l'exercice des fonctions
1. Les Etats ont généralement aménagé des procédures qui écartent temporairement l'application au chef de l'Etat du droit pénal commun, sans qu'il y ait lieu de distinguer selon que les actes ont été accomplis pendant le mandat ou antérieurement à celui-ci.
Il est intéressant de relever que, parmi les constitutions les plus récentes, celles de la Grèce et du Portugal ont expressément prévu le cas de figure : « Pour ce qui est des actes qui n'ont pas de rapport avec l'exercice de ses fonctions, la poursuite pénale est suspendue jusqu'à l'expiration du mandat présidentiel » dispose la première (article 49, §1) ; « le Président de la République répond des crimes qu'il commettrait en dehors de l'exercice de ses fonctions devant les tribunaux ordinaires et une fois son mandat terminé » prévoit la seconde (article 133, §4). Les poursuites peuvent également être suspendues sur décision parlementaire jusqu'à l'expiration du mandat.
Bien que les textes constitutionnels ne le précisent pas, il paraît aller de soi que de telles garanties, en théorie applicables à l'ensemble des actes répréhensibles, ne le seraient pas pour des infractions tels, par exemple, le crime de sang ou d'autres cas d'écoles souvent étudiés. Il est généralement admis, en pareille hypothèse, même si aucun des Etats étudiés ne s'est trouvé devoir régler une telle situation, que seraient mis en oeuvre les mécanismes soit destinés à constater l'empêchement du chef de l'Etat, soit à engager sa responsabilité « constitutionnelle ». Ce type d'infractions peut d'autant plus facilement donner lieu à l'engagement de cette responsabilité que les actes répréhensibles à ce titre ne sont pas, on l'a vu, très clairement ou précisément définis. En fait, le bon sens commande que le chef de l'Etat ne puisse se maintenir en fonction, quel que soit le mécanisme mis en oeuvre pour les lui faire abandonner.
2. Pas plus qu'elles ne règlent la question de la responsabilité civile pour les actes officiels du chef de l'Etat, les constitutions n'évoquent celle des litiges civils - au sens large - auxquels celui-ci pourrait être confronté au cours de son mandat pour des faits privés.
En pratique, la question s'est principalement posée aux Etats-Unis, avec l'affaire « Jones ». Elle a été résolue dans le sens d'une soumission au droit commun par un arrêt de la Cour suprême, qui n'a pas été accueilli sans controverse. Comme l'a montré la suite des événements, l'affaire « Jones » a marqué la fragilité de la distinction entre le civil et le pénal lorsque est en cause le chef de l'Etat : il n'a pas été très difficile au procureur Starr, averti des démêlés du Président Clinton avec Mlle Jones, et qui enquêtait sur l'affaire « Whitewater », d'obtenir une extension de son champ d'investigations et ainsi de transformer un litige civil en affaire politique nationale.
III. - Une protection fondée sur des principes
Les fondements de la protection juridictionnelle des chefs d'Etat en droit interne n'ont pas fait l'objet de débats doctrinaux récents, ne serait-ce que parce que, là où les dispositions constitutionnelles correspondantes n'ont jamais trouvé à s'appliquer, une justification théorique des immunités et privilèges n'a pas été recherchée. En raison des procédures lancées contre MM. Nixon et Clinton, les Etats-Unis font de ce fait exception.
1. Il est souvent avancé en premier lieu que l'irresponsabilité constitue une survivance du principe de l'inviolabilité de la personne royale, lui-même tiré de ce que « Le roi ne peut mal faire », cette inviolabilité couvrant tous les actes du monarque, qu'ils soient « publics » ou privés. Cette explication de l'existence d'un statut juridictionnel spécial du chef de l'Etat ne saurait servir de justification dans des Etats républicains.
2. Deux principes sont généralement invoqués au soutien de ce statut particulier :
- le principe de la séparation des pouvoirs exprime la nécessité de préserver la sphère de compétences de chaque organe de l'Etat, notamment les juridictions d'un côté et le pouvoir exécutif de l'autre ;
L'irruption d'autorités judiciaires dans l'action du chef de l'Etat conduit, en fait, à mettre en cause une responsabilité politique qui, lorsqu'elle est prévue, obéit à des conditions différentes. La Cour suprême des Etats-Unis a ainsi reconnu dans la décision Nixon v. Fitzgerald (457 US 731-1982) que l'immunité présidentielle est ancrée dans « la tradition constitutionnelle de séparation des pouvoirs » ;
- le principe de la continuité, consubstantiel à l'Etat, implique que celui qui l'incarne soit toujours en mesure de le faire. Cette continuité s'exprime ou se traduit de différentes façons : « Le Président, constitutionnellement parlant, ne dort jamais », disent les Américains. La Cour suprême a eu l'occasion de préciser à de nombreuses reprises que l'immunité dont bénéficient les agents publics à l'égard des poursuites civiles pour les actes liés à leurs fonctions a pour objet de « conférer à [des] personnages officiels un maximum de capacités pour remplir sereinement et impartialement leurs missions vis-à-vis du public (...) pour leur épargner une atmosphère d'intimidation qui pourrait contrarier leur détermination à accomplir leurs missions (...) » (Ferri v. Ackerman, 444 US 193-1979).
Les immunités au sens large, notamment l'inviolabilité, ont pour fondement et pour but de permettre aux titulaires des fonctions publiques d'exercer pleinement celles-ci ; elles ne sont pas personnelles mais fonctionnelles, d'où l'impossibilité pour les intéressés d'y renoncer. C'est en cela qu'elles ont un fondement constitutionnel qui doit être recherché dans la source même de leurs compétences puisqu'elles sont indispensables à l'exercice de celles-ci.
Ces différentes explications ou justifications ont vocation à éclairer l'état du droit dans les pays considérés. Elles se combinent très souvent, dans des proportions qui varient essentiellement en fonction du rôle constitutionnel du chef de l'Etat : ainsi, par exemple, la justification par le respect du principe de séparation des pouvoirs sous-entend que le chef de l'Etat dispose réellement d'une partie du pouvoir exécutif.
Ces considérations générales sur la protection du chef de l'Etat ont en commun de faire apparaître la nécessité d'un lien entre la nature et l'étendue de cette protection et son fondement juridique.
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C'est donc en s'inspirant, comme elle y avait d'ailleurs été invitée, des solutions retenues dans les démocraties comparables que la Commission est parvenue aux solutions qu'elle formule.
Chapitre 3
La démarche de la Commission
La Commission est parvenue aux propositions qui ont été présentées en introduction et qui seront précisées dans le chapitre 4 au terme d'une démarche qui s'est développée en quatre étapes.
1° La fonction présidentielle exige une protection spécifique : le Président de la République n'est pas un justiciable ordinaire ;
2° Cette protection ne saurait être ni absolue ni générale : elle doit être proportionnée aux exigences de la fonction ;
3° La logique judiciaire et la logique politique doivent être dissociées : seule la représentation nationale peut prononcer la destitution du Président de la République ;
4° La solution doit être compatible avec les engagements internationaux de la France : le Président de la République est justiciable de la Cour pénale internationale et les exigences du droit au procès équitable doivent être prises en compte.
I. - Pourquoi la fonction présidentielle doit être protégée
La fonction du chef de l'Etat fait l'objet d'une protection spécifique dans toutes les démocraties contemporaines et l'histoire constitutionnelle française conduit à la même constatation. Ces évidences empiriques ne sont cependant pas suffisantes, non plus que les justifications générales telles la continuité de l'Etat ou la séparation des pouvoirs, parce que les propositions de la Commission doivent avoir un fondement précis, à la fois incontestable au regard de nos principes constitutionnels et compréhensible par tous les citoyens aujourd'hui. Ce fondement est clair et simple : le Président de la République, représentant de la nation, bénéficie des immunités qui s'attachent à cette qualité.
Les autres justifications avancées s'inscrivent dans ce fondement :
- la continuité de l'Etat, parce que la mission de l'assurer est au coeur du mandat constitutionnel dont le peuple a investi le Président de la République ;
- la séparation des pouvoirs, parce que l'indépendance nécessaire à l'exercice de ce mandat exige qu'il ne puisse être mis en cause ni par les assemblées ni par les tribunaux.
1. Aux termes de l'article 3 de la Constitution, « la souveraineté nationale appartient au peuple qui l'exerce par ses représentants et par la voie du référendum », ce qui signifie qu'en dehors des cas où le peuple exprime directement sa volonté, ce sont les représentants habilités par la Constitution qui exercent la souveraineté nationale. Cette habilitation est définie en ce qui concerne le Président de la République par l'article 5 :
« Le Président de la République veille au respect de la Constitution. Il assure, par son arbitrage, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics ainsi que la continuité de l'Etat.
« Il est le garant de l'indépendance nationale, de l'intégrité du territoire et du respect des traités. »
La qualité de représentant de la nation a pu être discutée du temps où le Président « inaugurait les chrysanthèmes » ; elle ne saurait l'être aujourd'hui en raison du rôle que lui confèrent la Constitution et son élection au suffrage universel direct. Les textes comme leur application effective l'attestent et la jurisprudence le confirme. Ayant à interpréter l'article 68 de la Constitution dont on a vu la rédaction ambiguë, l'assemblée plénière de la Cour de cassation l'a fait à la lumière de l'article 3 (« la souveraineté nationale appartient au peuple qui l'exerce par ses représentants...) et du titre II (« Du Président de la République ») où figure l'article 5 précité, pour en conclure dans son arrêt du 10 octobre 2001 « qu'étant élu directement par le peuple pour assurer, notamment, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics ainsi que la continuité de l'Etat », le Président de la République bénéficie en matière pénale et durant son mandat de l'inviolabilité qu'exige l'exercice de ce mandat.
2. La protection dont il s'agit ne concerne qu'indirectement la personne présidentielle et seulement dans la mesure où est en cause, à travers elle, le mandat que lui a confié le peuple français. C'est une protection fonctionnelle et non personnelle, comme le prouve d'ailleurs le fait que l'inviolabilité cesse avec le mandat.
Il faut souligner à cet égard que la situation du Président est radicalement différente de celle d'un monarque à laquelle une approximation simpliste l'identifie parfois en méconnaissance non seulement de la logique constitutionnelle mais aussi de l'histoire. La distinction entre l'inviolabilité traditionnelle de la personne du roi et la protection fonctionnelle du représentant de la nation apparaît en effet dès l'aube de la Révolution, et en 1791, la première Constitution française déclare que « les représentants sont le Corps législatif et le roi », et précise qu'après son abdication « le roi sera dans la classe des citoyens et pourra être accusé et jugé comme eux pour les actes postérieurs à son abdication ».
3. Le statut du Président de la République s'inscrit dans le cadre classique des immunités.
Celles-ci sont apparues dès le 23 juin 1789 et ont été constamment réaffirmées depuis lors par toutes nos constitutions (à l'exception du Second Empire).
Ces immunités ont été détachées de la personne pour ne plus concerner que la fonction. Parce que le représentant participe à l'exercice de la souveraineté, il doit pouvoir exercer en toute indépendance le mandat dont il est investi et sa responsabilité à ce titre ne peut être mise en cause devant les tribunaux.
Parce qu'il doit aussi être soustrait aux intimidations ou pressions qui s'exerceraient sur sa personne ainsi qu'aux mesures coercitives qui l'empêcheraient de remplir sa fonction, les procédures de droit commun sont ou peuvent être suspendues en matière pénale. L'étendue de cette inviolabilité a pu varier selon les circonstances ; en 1995 par exemple, l'instauration d'une session unique d'octobre à juillet s'est ainsi accompagnée de la suppression de l'autorisation de poursuites contre un parlementaire pendant la durée des sessions tout en maintenant la nécessité d'une autorisation pour toute mesure privative ou restrictive de liberté ainsi que la possibilité de requérir la suspension des poursuites.
Alors que l'irresponsabilité pour les actes du mandat est permanente et absolue, la dérogation au droit commun que constitue l'inviolabilité n'est que temporaire et relative ; elle doit toujours être proportionnée aux exigences du mandat et il est bien évident qu'elle ne saurait être la même pour les 577 députés et les 321 sénateurs dont le mandat s'exerce collectivement pendant les sessions du Parlement que pour le Président de la République dont la fonction est unique et permanente.
4. La qualité de représentant de la nation justifie encore la différence de statut qui existe entre le Président de la République et les membres du Gouvernement sous le double rapport de l'inviolabilité et de l'irresponsabilité.
En premier lieu, l'article 23 de la Constitution édictant l'incompatibilité des fonctions de membre du Gouvernement avec le mandat parlementaire, les ministres doivent démissionner de leur mandat s'ils sont député ou sénateur au moment de leur nomination : ils cessent alors d'être représentants et perdent leur inviolabilité, un régime particulier s'appliquant aux crimes et délits.
En second lieu, la responsabilité du Gouvernement devant le Parlement est la contrepartie de la traditionnelle irresponsabilité présidentielle, parce que la continuité de l'Etat que le Président a la mission d'assurer exclut qu'il soit contraint de démissionner. Ses actes sont ainsi contresignés par le Premier ministre et un ou plusieurs ministres, à l'exception des pouvoirs énumérés à l'article 19, mais la responsabilité politique du Gouvernement s'étend à toutes les décisions présidentielles qu'il assume, y compris celles qui sont dispensées du contreseing : faut-il rappeler que la seule motion de censure adoptée par l'Assemblée nationale le fut en 1962 au motif que le Gouvernement avait proposé au Président le référendum instituant son élection au suffrage universel ? Quant à la dissolution qui s'ensuivit (autre décision sans contreseing), elle donnait au peuple le dernier mot...
Ainsi le fondement des immunités attribuées au Président de la République n'est pas contestable. Au demeurant, le débat qui s'est ouvert à ce propos en a moins contesté le principe qu'il n'a porté sur les modalités de sa mise en oeuvre.
II. - Une protection proportionnée
aux exigences de la fonction
Une fois acquis le principe d'une protection, il va de soi qu'elle ne saurait être ni absolue ni générale, car les principes qui la fondent ne l'exigent nullement.
Deux situations existent, nettement distinctes dans leur essence, donc dans leurs conséquences.
La première concerne les actes que le chef de l'Etat accomplit en cette qualité. Ceux-ci relèvent de sa seule appréciation, dans le respect de la Constitution, et ils ne peuvent jamais engager sa responsabilité, sous la seule réserve de l'article 53-2 de la Constitution et de l'article 68 tel qu'il est proposé ici de le rédiger.
Cette irresponsabilité, traditionnelle et quasi absolue, est en réalité la même que celle qui protège chaque parlementaire, conformément au premier alinéa de l'article 26, pour les « opinions ou votes émis... dans l'exercice de ses fonctions ». Sans elle, les représentants du peuple ne jouiraient pas de la liberté qui est indispensable à l'exercice de la souveraineté nationale et indissociable de cette dernière.
La seconde situation concerne tous les autres actes, ceux qui peuvent être détachés des fonctions, soit parce qu'ils lui sont antérieurs, soit parce qu'ils lui sont extérieurs. La frontière n'est pas toujours aisément tracée dans la réalité, mais au moins l'est-elle assez clairement dans le principe pour permettre l'adoption de règles opérationnelles, celles qui renvoient les poursuites à une date à laquelle elles ne pourront plus nuire à l'accomplissement, par le Président de la République, des devoirs de sa charge, sans pour autant léser les intérêts légitimes des tiers.
Cette inviolabilité, également traditionnelle, est une protection rendue indispensable par les principes qui ont déjà été rappelés. Mais parce que, contrairement à l'irresponsabilité, elle n'est pas absolue, il faut déterminer l'étendue, la durée et la hauteur de cette protection, afin que chacun de ces éléments corresponde aux exigences qui la rendent légitime et indispensable.
1. S'agissant, en premier lieu, de l'étendue de la protection, il est très vite apparu qu'elle ne pouvait, sauf à manquer son but, se limiter au seul champ pénal.
Ce dernier est évidemment le terrain privilégié de toutes sortes de mises en cause auxquelles peuvent être exposés les responsables politiques, et le premier d'entre eux plus que quiconque. Aussi bien est-ce à la procédure pénale que l'on songe tout d'abord.
Pour autant, régler le cas de celle-ci est nécessaire mais insuffisant. Nécessaire car c'est sur ce terrain que sont déjà intervenues les décisions du Conseil constitutionnel et de la Cour de cassation. Insuffisant car l'actuel article 68 laisse sans réponse la question d'autres procédures, devant d'autres juridictions, qui pourtant pourraient poser en fait des problèmes de même type que ceux que peut soulever le contentieux répressif.
A quoi bon, en effet, prémunir le chef de l'Etat contre des procédures pénales durant son mandat si, dans le même temps, et éventuellement à seule fin de le mettre en difficulté politique, l'on peut engager des poursuites contre lui, par exemple, devant le juge administratif ou financier, devant le juge civil en demande de dommages et intérêts pour des faits susceptibles, ou non, de qualification pénale, ou devant le juge commercial pour un litige concernant une entreprise qu'il aurait dirigée, devant le juge prud'homal pour rupture d'un contrat de travail, ou encore pour toutes sortes d'autres hypothèses que l'on sait à peu près sans limites. Il pourrait alors être conduit à se défendre dans maints contentieux, dont certains pourraient n'être provoqués que par la volonté de nuire à son image ou sa réputation, mais dont tous le placeraient alors dans une situation incompatible avec l'exercice normal de sa charge. Il suffit, à cet égard, de rappeler que les premiers démêlés qui ont marqué les mandats du Président Clinton ont résulté d'un procès civil et non pénal.
C'est la raison pour laquelle les protections envisagées doivent couvrir non point le seul statut pénal du chef de l'Etat, mais bien l'ensemble de son statut juridictionnel.
Une fois opéré ce constat, il faut encore lui apporter un ultime complément en évoquant aussi les autorités administratives. Bien qu'il ne s'agisse pas de juridictions, il serait très dommageable pour la fonction que son titulaire puisse être attrait, par exemple, devant la Commission des opérations de bourse où serait examiné un éventuel délit d'initié.
Ainsi, puisque la protection est destinée à garantir l'exercice de la fonction, pour les raisons qui ont été exposées, il lui faut être efficace et, pour être efficace, il lui faut être complète, ne laisser subsister aucune brèche.
Naturellement, doivent être prévues dans la loi organique, parce que c'est impératif, les dispositions destinées à protéger effectivement et immédiatement les droits des tiers qui pourraient être lésés par l'impossibilité d'engager des poursuites. L'existence d'assurances obligatoires doit normalement suffire à régler l'essentiel des problèmes, grâce à l'intervention des compagnies d'assurance (pour des cas aussi variés et prosaïques que des dommages accidentels tels que des dégâts des eaux trouvant leur origine dans l'appartement privé du chef de l'Etat...). En revanche, pour ce qui n'est pas normalement couvert par une assurance ni réglé par une transaction, sans doute serait-il sage de prévoir un dispositif particulier, tel que, par exemple, l'obligation faite au Président de la République, dès après son élection, de transférer à un tiers tout contrat de travail dans lequel il serait employeur, afin d'éviter des contentieux prud'homaux, ou de désigner un mandataire.
2. S'agissant, en deuxième lieu, de la durée de la protection celle-ci ne peut qu'être liée au mandat. C'est ce dernier, et lui seul, qui justifie la protection. C'est donc à cette durée et à elle seule qu'elle doit être limitée. Si le Président de la République n'est pas un justiciable comme les autres, l'ancien Président de la République le redevient, faute de quoi les immunités destinées à la fonction deviendraient des privilèges attribués à la personne.
C'est aussi la raison pour laquelle la loi organique doit organiser la suspension de tous les délais de prescription ou de forclusion - tels qu'ils sont prévus par le droit aujourd'hui en vigueur, quelque critique que celui-ci suscite par ailleurs - afin que, s'il y a lieu, des poursuites rendues impossibles durant le mandat puissent prendre ou reprendre un cours normal à l'issue de celui-ci. Tout au plus paraît-il souhaitable de faire en sorte que les délais ne recommencent à courir qu'un mois après la cessation des fonctions, à la fois pour prémunir contre ce que la précipitation pourrait avoir d'inconvenant, et pour sauvegarder les droits des tiers.
3. S'agissant en troisième lieu de la hauteur de la protection, il est apparu à la Commission qu'elle devait être élevée sans être infranchissable.
Parce que c'est sa qualité qui protège le Président de la République contre toute poursuite durant son mandat, il faut prévoir - comme d'ailleurs le fait déjà l'actuel article 68 mais dans des conditions controversées - que cette qualité puisse, dans une situation extrême, être retirée à l'intéressé lequel, alors, redeviendrait un justiciable comme les autres, susceptible d'être, comme eux, poursuivi s'il y a lieu devant les juridictions ordinaires.
L'idée n'est certes pas d'introduire une sorte de responsabilité politique, à l'image de celle à laquelle est assujetti le Gouvernement. Elle est, au contraire, de prévoir une procédure exceptionnelle qui permette, à l'instar de ce qui existe dans des démocraties incontestables, de faire face à une situation elle-même exceptionnelle.
Cette procédure doit être exigeante et solennelle, afin qu'elle ne puisse être engagée inconsidérément. Ceux qui auraient à la faire jouer ne pourraient y être conduits que si la situation l'exigeait avec la force de l'évidence et ils engageraient eux-mêmes ainsi leur responsabilité propre devant le peuple français, qui pourrait désavouer, par-delà les clivages politiques habituels, ceux qui auraient la tentation ou la légèreté d'user d'une telle procédure à des fins partisanes.
Cette « soupape de sûreté », comme on l'a déjà dénommée, ne risquerait donc pas, en fait, d'être détournée de son objet. En revanche, s'il y avait un jour matière à ce qu'elle jouât, elle permettrait de dénouer une crise extrême, qui s'achèverait alors par la sentence souveraine du seul arbitre légitime, le peuple français.
Encore convient-il, à cette fin, d'imaginer un mécanisme cohérent, c'est-à-dire qui ne mélange pas indûment les genres.
III. - Eviter de confondre la logique judiciaire
et la logique politique
1. La Commission est arrivée à la conclusion, au vu notamment des exemples étrangers, que la responsabilité du Président de la République, mise en cause devant la Haute Cour, ne peut être une responsabilité pénale. Plus exactement, si elle peut avoir à l'origine une approche pénale, elle se transforme rapidement en une responsabilité d'une autre nature, dès qu'est enclenché le processus de jugement par la représentation nationale. C'est ce qu'ont montré les procédures engagées contre les Présidents Clinton aux Etats-Unis ou Collor au Brésil. Il a donc paru plus sain, à la fois pour la Justice et pour la politique, de distinguer les deux registres et de situer d'abord la responsabilité du chef de l'Etat dans le registre politique.
La question qui est posée à la représentation nationale est alors celle de savoir si le chef de l'Etat doit ou non le rester : ce qui est essentiel n'est pas de le condamner pour des infractions qu'il aurait commises mais d'apprécier si, compte tenu de son comportement ou de ses agissements - que ceux-ci soient pénalement répréhensibles ou non -, il reste en mesure d'exercer dignement ses fonctions. C'est en quelque sorte une « soupape de sûreté » qui, dans des cas exceptionnels et graves, préserve la continuité de l'Etat en mettant fin, par des mécanismes présentant toutes garanties, à une situation devenue intenable.
2. Dans le système actuel, cette « soupape de sûreté » ne peut jouer qu'en cas de « haute trahison », formule qui n'a jamais été définie clairement, bien qu'elle prenne souvent une tonalité pénale.
En fait, cette expression est soit trop restrictive, soit trop large. Trop restrictive, en ce sens qu'évidemment on ne peut limiter la mise en cause du Président de la République au cas de trahison au profit d'une puissance étrangère ; trop large, en revanche, si l'on y englobe tout agissement politique pouvant être regardé comme un cas de violation de la Constitution par omission ou par action. Il importe, en effet, de ne pas entamer, de quelque façon que ce soit, le principe d'irresponsabilité du chef de l'Etat pour les actes accomplis dans l'exercice de ses fonctions (hors la compétence de la Cour pénale internationale) afin de préserver son indépendance et sa liberté d'action.
Il est utile de rappeler, à cet égard, d'une part, que la responsabilité du Gouvernement est, de toute façon, engagée par la proposition ou le contreseing qui lui reviennent dans la plupart des cas, d'autre part, qu'il serait sans doute souhaitable qu'un jour soit examinée la possibilité de soumettre au Conseil constitutionnel ce qu'il est convenu d'appeler en droit constitutionnel comparé les « conflits de compétence entre organes ».
Enfin, il en va de même des décisions prises en matière internationale, qui engagent la responsabilité du Gouvernement.
Dans toutes ces hypothèses, point n'est besoin d'envisager la compétence de la Haute Cour.
3. Ne pourront être reprochés au chef de l'Etat que des actes ou comportements accomplis ou révélés pendant son mandat, qui apparaissent à la représentation nationale comme manifestement incompatibles avec la dignité de sa fonction au point de rendre impossible la poursuite de son exercice.
Ainsi, par exemple : le cas souvent évoqué de meurtre ou autre crime grave ou d'autres comportements contraires à la dignité de la fonction ; l'utilisation manifestement abusive de prérogatives constitutionnelles aboutissant au blocage des institutions comme les refus cumulés de promulguer les lois, de convoquer le conseil des ministres, de signer les décrets en conseil des ministres, de ratifier les traités, voire la décision de mettre en oeuvre l'article 16 alors que les conditions n'en seraient pas réunies, etc.
Il s'agit en quelque sorte de savoir si celui qui incarne un pouvoir politique en est arrivé à rompre le lien qui l'identifiait à ce pouvoir. La réponse ne peut être donnée par un enchaînement de déductions logiques, tant les bases de ces déductions peuvent faire l'objet d'appréciations différentes adaptées au mouvement de la vie politique.
4. C'est pourquoi l'appréciation du comportement du Président de la République ne peut être faite que par l'autre autorité constitutionnelle également issue du suffrage universel : le Parlement siégeant en Haute Cour.
Ce ne peut être la Haute Cour de Justice telle qu'elle est composée actuellement, compte tenu de l'orientation générale retenue : dans la mesure, en effet, où il ne s'agit plus d'une procédure juridictionnelle, point n'est besoin de continuer à imiter les institutions juridictionnelles. C'est la raison pour laquelle la Commission n'a pas souhaité faire sienne la solution de la proposition de loi constitutionnelle no 3091 adoptée par l'Assemblée nationale le 19 juin 2001.
La Haute Cour sera donc composée des deux assemblées réunies. Le caractère exceptionnel et la solennité de cette réunion des deux assemblées sont à la mesure de la gravité de la décision à prendre : destituer ou ne pas destituer celui qui a été élu par l'ensemble du peuple français. Les représentants de la nation sont appelés à prendre leurs responsabilités, en toute clarté, devant l'opinion.
La procédure doit être aménagée de telle manière qu'elle ne puisse être utilisée pour engager la responsabilité du Président de la République à des fins partisanes. C'est en ce sens que sont exigés les consentements de la majorité des membres composant chacune des assemblées pour renvoyer le Président devant la Haute Cour et la majorité des membres composant la Haute Cour pour prononcer la destitution.
Des précautions devront être prises dans la loi organique pour que, d'une part, la procédure se déroule dans de brefs délais - ceci afin d'éviter que ne dure trop longtemps la période de mise en cause du chef de l'Etat - et, d'autre part, pour que celui-ci puisse assurer sa défense.
5. Le Président de la République est élu par le peuple pour assurer, notamment, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics ainsi que la continuité de l'Etat (article 5 de la Constitution). Justifiant la protection du Président de la République pendant la durée du mandat, cette mission doit, si elle est mise en péril, pouvoir être protégée y compris contre son titulaire. C'est de cela, et uniquement de cela, que les parlementaires constitués en Haute Cour doivent débattre, quelle que soit la nature des faits constitutifs du manquement reproché au Président de la République.
Politique, la procédure de destitution ne constitue pas une condamnation de l'homme, mais une mesure de protection de la fonction dont celui-ci a mis la dignité en cause. C'est la raison pour laquelle la Haute Cour se prononce par oui ou par non sur l'incompatibilité manifeste du manquement avec l'exercice de la fonction présidentielle.
6. La décision de la Haute Cour est d'effet immédiat. Deux hypothèses sont donc envisageables.
Dans la première hypothèse, la majorité absolue des voix n'est pas atteinte et la destitution n'est pas décidée. L'empêchement du Président de la République prend fin aussitôt. La méthode retenue pour le décompte des voix permet de mettre un terme définitif au débat. Le vote des représentants de la nation rétablit donc l'autorité et la dignité de la fonction exercée par le Président élu au suffrage universel direct.
Dans la seconde hypothèse, la majorité absolue des voix est atteinte et la destitution est décidée. Il est donc mis fin au mandat en cours du Président de la République qui, par le fait même, redevient un justiciable ordinaire. Si le manquement manifestement incompatible avec l'exercice de la fonction qui a justifié la destitution est susceptible de donner lieu à une procédure devant une juridiction ou une autorité administrative, celle-ci pourra être engagée dans les conditions du droit commun, la Haute Cour n'ayant, à aucun titre, eu à se prononcer sur ce sujet. Si, en revanche, le manquement n'est pas de nature à donner lieu à des poursuites ultérieures, la destitution, protectrice de la dignité de la fonction présidentielle, en sera la seule sanction. A la différence du système actuel, la Haute Cour n'a pas à se prononcer sur la « culpabilité » du Président de la République, non plus que sur la détermination et l'application d'une peine.
Bien évidemment, si les faits reprochés au Président de la République relevaient d'une instance internationale, celle-ci resterait compétente aux termes mêmes de la Constitution.
IV. - Une proposition compatible
avec les obligations internationales de la France
La proposition de la Commission mérite d'être examinée au regard des obligations internationales de la France.
Deux textes, en particulier, doivent, à des titres différents, être envisagés : la Convention de Rome du 18 juillet 1998 portant statut de la Cour pénale internationale et la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950.
1. Concernant la Convention de Rome du 18 juillet 1998, dans l'hypothèse où les faits reprochés au Président de la République relèveraient de la compétence de la Cour pénale internationale, la proposition de la Commission ne fait pas obstacle à l'application du droit international. En effet, l'article 53-2 de la Constitution, en autorisant la reconnaissance de la juridiction de ladite cour, réserve les cas dans lesquels le Président de la République se rendrait coupable de génocide ou de crimes contre l'humanité dès aujourd'hui, de crimes de guerre, lorsque la France aura levé sa réserve ou, lorsqu'il sera défini, de crime d'agression.
On doit en outre rappeler que si la compétence de la Cour pénale internationale est complémentaire, supposant en cela l'intervention préalable des juridictions nationales, elle ne fait pas obstacle à ce que le droit national, conformément aux règles de droit international concernant les immunités des chefs d'Etat, prévoie un régime d'irresponsabilité et d'inviolabilité du Président de la République. La Cour pénale internationale est alors conçue comme un organe complémentaire des juridictions nationales, n'exerçant sa compétence que lorsque les Etats sont dans l'incapacité ou n'ont pas manifesté la volonté de poursuivre eux-mêmes les responsables des crimes en cause (à la différence du Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie et du Tribunal pénal international pour le Rwanda qui sont régis par un principe de primauté sur les tribunaux nationaux).
Seule demeure la question de l'éventuel concours que les autorités nationales pourraient devoir apporter à la Cour pénale internationale si des poursuites étaient engagées contre le Président de la République.
2. Les exigences résultant de la Convention européenne des droits de l'homme, en particulier de son article 6 relatif au droit à un procès équitable, sont d'une autre nature et conduisent à deux observations.
Premièrement, s'agissant de la procédure de destitution proposée par la Commission, sa nature non juridictionnelle la fait échapper à l'application des dispositions relatives au procès équitable. La Haute Cour ne décide ni d'une « contestation sur des droits et obligations de caractère civil », ni « du bien-fondé » d'une « accusation en matière pénale ». A cet égard, la compétence de la Haute Cour de Justice actuelle aurait pu placer cette juridiction d'exception dans une situation différente.
Deuxièmement, s'agissant des tiers, l'inviolabilité du Président de la République pendant la durée de son mandat (dans sa forme actuelle comme dans les termes de la proposition de la Commission) conduit à s'interroger sur la violation du droit au juge, droit auquel peuvent prétendre ceux qui se considèrent légitimement comme victimes de faits ou agissements imputables au chef de l'Etat. En particulier, le report de la prescription pourrait être considéré comme méconnaissant l'exigence d'un recours effectif dans un délai raisonnable.
Mais cet argument ne semble pas déterminant.
D'une part, le cas des préjudices pouvant être indemnisés a été directement traité.
D'autre part, il a semblé à la Commission que la non-indemnisation éventuelle d'autres préjudices n'étant que temporaire, elle ne dérogerait pas au droit à réparation de toute victime d'un acte fautif (décision du Conseil constitutionnel no 99-419 DC du 9 novembre 1999) et ne serait pas incompatible avec les stipulations de la Convention européenne. En effet, à ce dernier égard, la jurisprudence montre que ne sont pas condamnées les restrictions d'accès à un tribunal, dès lors qu'elles tendent à un but légitime et sont proportionnées à ce but (voir, par exemple, arrêt Fogarty c/Royaume-Uni du 21 novembre 2001 ; le droit d'accès à un tribunal peut faire l'objet de restrictions à condition que les limitations « tendent à un but légitime et s'il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Waite et Kennedy c. Allemagne [GC], no 26083/94, CEDH 1999-I, § 59) »).
Ainsi, en tout état de cause, la procédure de destitution proposée par la Commission apparaît pleinement compatible avec les obligations résultant pour la France de ses engagements internationaux.
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Chapitre 4
La rédaction constitutionnelle
et ses compléments organiques
La mise en oeuvre des propositions de la Commission exige deux articles constitutionnels. Leur contenu les fait participer au statut du chef de l'Etat. De ce fait, ils trouveraient leur place logique dans le titre consacré à celui-ci, c'est-à-dire le titre II, auquel cas ils pourraient y être introduits en articles 19-1 et 19-2. Toutefois, cette formule obligerait soit à laisser vides le titre IX et les actuels articles 67 et 68, soit à renuméroter tous les titres et articles venant après l'actuel titre VIII.
Pour éviter ces changements, il est possible de conserver la structure actuelle, en donnant simplement un nouvel intitulé au titre IX et un nouveau contenu aux articles 67 et 68. C'est la formule qui, parmi d'autres possibles, sera retenue ici :
« TITRE IX
« LA HAUTE COUR »
Cet intitulé ne couvre en réalité qu'une partie des sujets traités par les deux articles . Mais, en sens inverse, il convient de remarquer que c'est déjà le cas dans la rédaction actuelle (« La Haute Cour de Justice »). Celle proposée en reste donc extrêmement proche.
« Art. 67 (premier alinéa). - Le Président de la République n'est pas responsable des actes accomplis en cette qualité, sous réserve des dispositions des articles 53-2 et 68. »
Cet article commence par réaffirmer, dans ce premier alinéa, le principe traditionnel de l'irresponsabilité.
Le caractère amphibologique de la préposition « dans », que l'article 68 actuel applique à l'exercice des fonctions, peut renvoyer indifféremment à la durée du mandat ou à la nature des actes accomplis, et l'on sait que cette incertitude a pu alimenter des interrogations. C'est pour les réduire qu'il est suggéré de viser les actes accomplis par le Président de la République « en cette qualité », ce qui peut certes laisser place à des interprétations mais qui dirige suffisamment celles-ci pour que, au moins, il n'y ait pas d'équivoque sur le sens général de la disposition et de l'intention qu'elle traduit.
Par ailleurs, cette irresponsabilité de principe connaît déjà une exception, celle qui résulte de l'article 53-2, par lequel la Constitution a accepté que soit reconnue la juridiction de la Cour pénale internationale, laquelle pourrait s'étendre au chef de l'Etat dans l'hypothèse où il aurait pu se rendre coupable de l'un des crimes spécifiques que cette juridiction a vocation à poursuivre et sanctionner. Dans le même esprit, il semble logique de prévoir également la réserve de l'article 68, car si l'objet de celui-ci est d'une tout autre nature, il n'en est pas moins vrai que la procédure qu'il prévoit pourrait s'appliquer aux situations les plus variées, y compris, donc, des actes accomplis par le chef de l'Etat en cette qualité (par exemple, une utilisation manifestement abusive de l'article 16).
« Art. 67 (deuxième alinéa). - Il ne peut, durant son mandat et devant aucune juridiction ou autorité administrative françaises, être requis de témoigner non plus que faire l'objet d'un acte d'information, d'instruction ou de poursuite. Les conditions dans lesquelles ces procédures pourraient être engagées ou reprises après la cessation des fonctions sont fixées par une loi organique. »
Tandis que le premier alinéa traitait de l'irresponsabilité, le second est consacré à l'inviolabilité. La Commission, comme elle l'a déjà expliqué, a voulu ici poursuivre simultanément deux objectifs : d'une part, assurer une protection efficace au mandat présidentiel, d'autre part, garantir le retour au droit commun après l'expiration du mandat.
a) Cette protection est apportée dans la Constitution elle-même, par la première phrase du second alinéa de l'article 67, qui exclut expressément toute action, quels qu'en soient l'objet ou la finalité, devant toute juridiction, quelle qu'en soit la nature. A également été prévu le cas des autorités administratives puisque certaines (comme la Commission des opérations de bourse, par exemple) peuvent avoir un rôle très proche, dans les effets institutionnels ou politiques éventuels de leurs décisions, de celui d'une juridiction. Dans un cas comme dans l'autre, il a paru utile de préciser que cette inviolabilité ne concernait que les autorités françaises, afin que la Cour pénale internationale demeure exclue du champ d'application de cet article .
En ce qui concerne le témoignage, il ne peut être requis, mais cela laisse entière la possibilité d'un témoignage spontané que le chef de l'Etat voudrait apporter. Il peut également remettre de sa propre initiative des documents ou objets en sa possession, toute perquisition étant exclue.
b) Le retour au droit commun à l'expiration du mandat soulève des questions techniques complexes. Faute de vouloir les régler en détail dans la Constitution elle-même, la Commission propose de les renvoyer à la loi organique, non sans avoir indiqué leur objet : permettre que des procédures puissent normalement être engagées ou reprises après la fin du mandat, ce qui suppose que soient aménagées les règles de prescription ou de forclusion.
A cette fin, cette loi organique devrait mettre en oeuvre les orientations suivantes en matière pénale :
- pour les procédures déjà ouvertes ou engagées, la prescription est suspendue à l'égard du Président de la République et ne reprendra son cours qu'un mois après la cessation des fonctions ;
- pour les procédures relatives à des faits commis ou apparus après le début du mandat, la prescription ne commencera à courir à l'égard du Président de la République qu'un mois après la cessation des fonctions.
S'agissant d'éventuels dommages civils, les candidats à la Présidence de la République sont, comme tous leurs concitoyens, assujettis à souscrire des assurances obligatoires, lesquelles couvrent les dommages les plus nombreux, les plus variés, comme les plus plausibles. De ce fait, l'inviolabilité ne pourrait retarder le règlement que de dommages autres que ceux couverts par les assurances, lesquels sont a priori très rares. Il n'a donc pas paru déraisonnable à la Commission que leur indemnisation éventuelle soit renvoyée à l'issue du mandat.
Toutefois, il est des domaines dans lesquels un régime particulier mériterait d'être prévu. Il en va ainsi notamment du droit du travail. Il faut en effet éviter, par exemple, qu'un ancien employé du chef de l'Etat puisse se plaindre d'un licenciement abusif et ne puisse en obtenir indemnisation. Qu'une telle action soit fondée ou non, il serait très dommageable, soit pour le chef de l'Etat soit pour son ancien salarié, qu'elle ne puisse être exercée. Pour exclure radicalement ce type de problème, la loi organique no 62-1292 du 6 novembre 1962 relative à l'élection du Président de la République au suffrage universel pourrait être complétée (précisément au quatrième alinéa du I de son article 3) en prévoyant que tous les candidats, en même temps qu'ils souscrivent une déclaration de patrimoine et prennent l'engagement d'en souscrire une nouvelle en cas d'élection, prennent aussi l'engagement, dans le même cas, de transférer sans délai à un tiers tous les contrats de travail qu'ils ont pu signer en qualité d'employeur. De ce fait, tout contentieux ultérieur se déroulerait normalement, et sans que le chef de l'Etat puisse être directement concerné.
Au-delà, la loi organique prévue par l'article 67 pourrait disposer que, dans les matières autres que pénales, les instances déjà engagées sont interrompues de droit et donneront lieu aux formalités de la reprise d'instance après la cessation des fonctions. Pour les procédures susceptibles d'être engagées et soumises à un délai de prescription ou de forclusion, ce délai ne court qu'un mois après la cessation des fonctions.
« Art. 68 (premier alinéa). - Le Président de la République ne peut être destitué qu'en cas de manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l'exercice de son mandat. La destitution est prononcée par le Parlement constitué en Haute Cour. »
Cette première phrase pose, en termes négatifs, un principe, celui de la possibilité de destitution, mais il en limite l'hypothèse à une seule situation, qui n'est plus la haute trahison.
En ce qui concerne les faits, l'expression de « haute trahison » est trop incertaine, voire trompeuse puisqu'elle peut donner à penser qu'elle ne vise que le cas d'intelligence avec une puissance étrangère.
La présente rédaction, au contraire, se garde bien de définir le manquement par sa nature ou par sa gravité, le critère pertinent tenant exclusivement au fait que ce manquement serait incompatible avec la poursuite du mandat, c'est-à-dire avec la dignité de la fonction qui serait ainsi compromise. Si la Commission, après discussion, a tenu à ajouter l'adverbe « manifestement », c'est afin de souligner que la reconnaissance de cette incompatibilité doit transcender les clivages partisans habituels, s'imposer pratiquement à tous comme une évidence objective et non à quelques-uns comme une appréciation uniquement politique. Bref, il s'agit bien de ménager une issue à une situation exceptionnelle, et à cela seulement.
En ce qui concerne la sanction, la Commission a écarté le mélange des genres entre l'institutionnel et le juridictionnel. Le manquement est incompatible avec la poursuite du mandat, c'est cette incompatibilité, et elle seule, que la sanction doit résoudre par la destitution. S'il devait y avoir lieu à d'autres sanctions, en particulier pénales, elles relèveraient ensuite de la justice de droit commun et, concernant celui que la destitution aurait rendu au statut de justiciable comme les autres, elles ne concerneraient plus la marche des institutions.
Il va de soi que la destitution serait un cas de vacance entraînant l'organisation d'une élection présidentielle, conformément au cinquième alinéa de l'article 7. Cela, au demeurant, diminue encore l'hypothèse d'une utilisation partisane de la destitution, car celui qui en serait alors injustement frappé pourrait être candidat à sa propre succession, ce qui, en cas de réélection, infligerait à ses censeurs un désaveu qui ne resterait peut-être pas sans conséquences pour eux.
En ce qui concerne l'organe, la Commission a considéré, pour les raisons qui ont été explicitées, qu'il ne pouvait être composé que de représentants de la nation, principalement parce qu'il s'agit bien de retirer son mandat de représentant à celui qui l'a reçu du peuple lui-même.
Après avoir envisagé, par une référence à la IIIe République et au système américain, que la Haute Cour soit le Sénat, la commission y a renoncé. Il lui est apparu que la représentation nationale dans son ensemble devait être associée à une procédure qui la concerne tout entière. Comme, en outre, cet organe ne serait appelé qu'à émettre un seul vote, sur la destitution, un nombre élevé de membres ne présente aucun inconvénient. Ainsi s'est imposée la formule consistant à faire statuer le Parlement tout entier.
Comme l'exercice de cette attribution est spécial, il lui faut une autre dénomination que celle de Congrès, qui est utilisée à l'article 89. Mais comme la destitution n'a non plus rien à voir avec une procédure judiciaire, l'appellation de Haute Cour de Justice ne peut être conservée. Aussi a-t-il été fait le choix de dénommer cet organe « la Haute Cour ».
« Art. 68 (deuxième alinéa). - La proposition de réunion de la Haute Cour adoptée par une des assemblées du Parlement est aussitôt transmise à l'autre qui se prononce dans les quinze jours. »
Ce deuxième alinéa détermine la procédure suivant laquelle la Haute Cour sera appelée à se réunir.
Il a paru souhaitable à la Commission qu'elle soit de bout en bout parlementaire, bicamérale, égalitaire.
Seule une assemblée peut prendre l'initiative, mais ce peut être indifféremment l'Assemblée nationale ou le Sénat. Dans un cas comme dans l'autre, la loi organique devra prévoir les conditions de dépôt et d'inscription à l'ordre du jour de la proposition de réunion de la Haute Cour.
Mais c'est le texte constitutionnel lui-même qui prévoit que cette proposition de réunion, si elle est adoptée par une assemblée, soit aussitôt transmise à l'autre qui doit, dans les quinze jours, l'adopter à son tour ou la rejeter. Le choix de cette formule - « réunion de la Haute Cour » - tend à éviter que les deux assemblées aient déjà adopté, à la majorité, le principe de la destitution avant même que la Haute Cour ne soit constituée et que le Président ait eu l'occasion de s'y exprimer. En refusant d'adopter la proposition de réunion, la seconde assemblée met fin à la procédure, mais, en l'approuvant, elle n'approuve pas du même coup la destitution ; elle considère seulement que, selon elle, le sujet mérite que la Haute Cour en soit saisie. De ce fait, un membre de la seconde assemblée (comme d'ailleurs de la première) pourrait très bien, sans manquer de cohérence, voter pour la réunion de la Haute Cour puis, le moment venu, voter contre la proposition de destitution sur laquelle il ne se sera jamais prononcé auparavant.
Par ailleurs, précisément parce que la situation créée doit être manifestement incompatible avec la poursuite du mandat, le délai prévu est suffisant pour apprécier ce caractère manifeste, qui seul peut justifier la poursuite de la procédure. Si la condition fait défaut, ce délai est suffisant pour que la seconde assemblée saisie refuse la réunion de la Haute Cour. Si la condition est présente, il y a urgence à ce que la procédure avance, quelle que doive être son issue.
Dans l'hypothèse où les deux assemblées prendraient la même initiative en même temps, c'est naturellement la proposition de réunion adoptée en premier qui serait transmise à l'autre assemblée.
En tout état de cause, et c'est sans doute le plus important, la procédure ne pourrait se poursuivre que si elle était approuvée par une assemblée et autorisée par l'autre, tandis que, dans le cas contraire, elle serait aussitôt interrompue, mais après que le débat aurait eu lieu et aurait été sanctionné par un ou deux scrutins.
« Art. 68 (troisième alinéa). - La décision de réunir la Haute Cour emporte empêchement du Président de la République dont les fonctions sont exercées dans les conditions prévues au quatrième alinéa de l'article 7. Cet empêchement prend fin au plus tard à l'expiration du délai prévu à l'alinéa suivant. »
Si les deux assemblées, dans deux scrutins majoritaires convergents, décident de réunir la Haute Cour, il est clair que la situation est assez grave pour que, d'ores et déjà, l'autorité du Président de la République soit sérieusement atteinte. Il paraît donc nécessaire alors que s'appliquent les dispositions relatives à l'exercice de ses fonctions par le président du Sénat, comme pour toute autre situation d'empêchement.
En revanche, pour éviter que cette situation se prolonge abusivement et que la Haute Cour s'abstienne de se réunir, il est utile de prévoir que la situation d'empêchement doit prendre fin, au plus tard, à l'expiration du délai de deux mois imparti à la Haute Cour pour statuer.
Lorsque celle-ci se sera prononcée, soit la destitution est adoptée et « l'intérim » se prolonge jusqu'à l'élection d'un nouveau Président de la République, soit la destitution est rejetée et le titulaire de la fonction recouvre les pouvoirs qui sont les siens.
« Art. 68 (quatrième alinéa). - La Haute Cour est présidée par le président de l'Assemblée nationale. Elle statue dans les deux mois, à bulletins secrets, sur la destitution. Sa décision est d'effet immédiat. »
Lorsque la Haute Cour est saisie, le président du Sénat est appelé à exercer les fonctions de Président de la République. Indépendamment même de toute autre considération, il va donc de soi d'une part qu'il ne doit pas prendre part au vote de la Haute Cour, d'autre part que la présidence de la Haute Cour doit revenir au président de l'Assemblée nationale. C'est donc lui qui doit contribuer à faire en sorte que la Haute Cour respecte le délai prévu. Il est proposé de le fixer à deux mois au plus, ce qui permet à l'intéressé de se faire entendre et de se préparer à cela, tout en évitant que se prolonge l'incertitude sur les institutions.
Lorsque viendrait l'instant ultime et solennel où la Haute Cour aurait à statuer sur la destitution, il serait normal que les votants puissent faire ce choix décisif en leur âme et conscience, sans pression d'aucune sorte. C'est pourquoi il est précisé que la Haute Cour statue à bulletins secrets, ce qui signifie également, a contrario, que les scrutins antérieurs sont publics.
Si la destitution est décidée, celui qu'elle frappe ne saurait être maintenu en fonction un instant de plus.
« Art. 68 (cinquième alinéa). - Les décisions prises en application du présent article le sont à la majorité des membres composant l'assemblée concernée ou la Haute Cour. Seuls sont recensés les votes favorables à la proposition de réunion de la Haute Cour ou à la destitution. »
Trois scrutins, au plus, sont possibles : l'adoption de la proposition de réunion de la Haute Cour par la première assemblée, puis par la seconde assemblée, enfin la décision sur la destitution par la Haute Cour. Dans les trois cas, l'engagement de la procédure, l'autorisation de sa poursuite et la destitution ne doivent pouvoir être acquis qu'à la majorité absolue. Celle-ci doit être calculée non par rapport au nombre des votants ou des présents, mais par rapport à celui, toujours plus élevé, des inscrits, c'est-à-dire à la majorité des membres composant l'organe concerné.
Rien ne serait plus fâcheux que la situation dans laquelle, à n'importe lequel des trois stades, cette majorité ne serait pas atteinte mais ferait cependant apparaître que les partisans de la destitution sont plus nombreux que ses adversaires (par exemple, devant la Haute Cour où la majorité absolue sera de 450 : 440 pour la destitution, 400 contre et 58 abstentions). Dans une telle situation, certes la procédure prendrait aussitôt fin et le chef de l'Etat ne serait pas destitué, mais son autorité serait à ce point entamée qu'il risquerait de ne plus pouvoir l'imposer normalement. C'est pourquoi, à l'instar de ce qui existe déjà, pour les mêmes raisons, en matière de motion de censure, il est proposé que seuls soient recensés les votes favorables à la proposition, à sa prise en considération, à la destitution, c'est-à-dire hostiles à la poursuite du mandat. Si, aux trois étapes, ces votes sont majoritaires, la destitution sera adoptée. Si, dans n'importe laquelle des trois étapes, cette majorité n'est pas atteinte, fût-ce à quelques voix seulement, force sera d'en déduire que l'incompatibilité du manquement avec la poursuite du mandat n'est pas apparue assez manifeste à l'un des trois organes saisis, et il est alors juste que la procédure prenne fin.
Enfin, les parlementaires qui proposeraient ou provoqueraient la saisine de la Haute Cour doivent assumer pleinement leur responsabilité propre, et donc agir publiquement.
Une procédure particulière devra être mise au point pour rendre matériellement compatibles le recensement des seuls votes favorables à la destitution et le vote à scrutin secret (par exemple, que tous les membres de la Haute Cour, après être passés par un isoloir, fassent l'objet d'un appel nominal, glissent dans l'urne une enveloppe contenant, ou non, un bulletin favorable à la destitution, le résultat du vote n'indiquant que le nombre de ces bulletins).
« Art. 68 (sixième et dernier alinéa). - Une loi organique fixe les conditions d'application du présent article . »
Les dispositions qui précèdent appellent quelques compléments qui ressortissent à une nouvelle loi organique. La Commission propose de mettre en oeuvre les orientations suivantes :
1. Aucune proposition de résolution tendant à la réunion de la Haute Cour n'est recevable si elle n'est motivée et signée par le dixième des membres de l'assemblée concernée. Un membre du Parlement ne peut être signataire que d'une seule proposition de réunion de la Haute Cour au cours du même mandat présidentiel.
Ces dispositions, dont certaines figurent aujourd'hui dans les règlements des assemblées, ont plutôt leur place dans la loi organique afin de garantir qu'elles soient les mêmes pour l'une et l'autre chambres. Il paraît naturel que la proposition doive être motivée, à charge pour ses auteurs de donner à ces motifs le contenu de leur choix.
De plus, pour éviter qu'il ne soit fait un usage abusif de la proposition de réunion de la Haute Cour, il semble raisonnable de prévoir que ses signataires ne puissent en présenter qu'une seule par mandat présidentiel. Si elle aboutit à la destitution, un nouveau mandat présidentiel débutera et les parlementaires recouvreront leur droit de signature. Si la motion initiale n'aboutit pas mais que des circonstances ultérieures justifient une nouvelle proposition de réunion, celle-ci restera possible, à condition d'être signée par d'autres que ceux qui avaient pris la première initiative infructueuse.
2. Le vote d'une proposition de résolution tendant à la réunion de la Haute Cour est inscrit de droit à l'ordre du jour de l'assemblée concernée au plus tard le quatorzième jour qui suit son dépôt.
Lorsqu'une proposition sera ainsi déposée, son inscription obligatoire à l'ordre du jour devra intervenir dans un délai suffisamment impératif pour que la question soit tranchée, et suffisamment bref pour qu'elle le soit sans alourdir inutilement le climat institutionnel.
3. En cas de saisine de la Haute Cour, le bureau de celle-ci se réunit aussitôt. Il est formé de la réunion des bureaux de l'Assemblée nationale et du Sénat, à l'exception du président de ce dernier. Il est présidé par le président de la Haute Cour.
Le bureau a tout pouvoir pour organiser le débat et le vote, ainsi que pour prendre toute décision utile à l'accomplissement, par la Haute Cour, de la mission qui lui est confiée par l'article 68 de la Constitution, dans les délais et conditions prévus par celui-ci. Ses décisions ne sont susceptibles d'aucun recours.
Plutôt que d'élaborer un règlement de procédure, il semble préférable de s'en remettre à l'expérience considérable acquise par les bureaux des deux assemblées et d'instituer la réunion de ceux-ci en bureau de la Haute Cour, ce qui permet de confier à celui-ci le soin de pourvoir à toutes les décisions (convocation de la Haute Cour, organisation du débat, répartition des temps de parole, surveillance du scrutin...) ainsi, le cas échéant, que de régler tout différend.
4. En cas de saisine de la Haute Cour, les vice-présidents des deux assemblées se réunissent en une commission qui élit son président et examine la proposition de résolution.
La commission procède à tous les actes qu'elle juge utiles à l'accomplissement de sa mission. Elle peut exercer les mêmes prérogatives que celles reconnues aux commissions d'enquête. Elle entend, sur sa demande, le Président de la République. Il peut se faire assister ou représenter. Elle veille à achever sa tâche, présentée par un rapport écrit, dans des délais permettant à la Haute Cour de statuer dans les conditions prévues par l'article 68 de la Constitution.
La Haute Cour peut avoir besoin de compléter son information. C'est le rôle qu'il est proposé de confier à une commission ad hoc. Afin d'éviter que la formation de celle-ci puisse être source de difficultés ou de retards, il est proposé qu'y siègent, de droit, les vice-présidents des deux assemblées, ce qui présente le double avantage, d'une part, de garantir le pluralisme politique de cette commission, d'autre part, de faire que ses membres aient été désignés indépendamment de leurs relations avec le Président de la République.
Cette commission pourra, si elle le juge utile, procéder à des auditions. Le Président de la République pourra, seulement s'il le souhaite, être entendu par elle, seul ou accompagné, personnellement ou en se faisant représenter.
Enfin, il appartiendra à la commission d'achever ses travaux, qui seront retracés dans un rapport écrit, dans le délai de deux mois maximum imparti à la Haute Cour pour statuer.
5. Les débats de la Haute Cour sont publics. Seuls peuvent y prendre la parole le Président de la République ou son représentant, le Gouvernement et les membres de la Haute Cour. Le temps de parole est limité. Le Président de la République ou son représentant peut prendre ou reprendre la parole en dernier. Le vote doit commencer au plus tard quarante-huit heures après l'ouverture de la séance.
Ces précisions tendent à affirmer les droits du principal intéressé, tout en assurant par ailleurs la dignité du débat et en garantissant son achèvement rapide par le vote prévu.
Fait à Paris, le 10 décembre 2002.
Le rapporteur général,
Nicolas Boulouis
Le président,
Pierre Avril
(1) Décret no 2002-961 du 4 juillet 2002 portant création d'une commission chargée de mener une réflexion sur le statut pénal du Président de la République (Journal officiel du 6 juillet 2002).