I. - L'article 1er déféré viole plusieurs principes constitutionnels en modifiant les attributions des pouvoirs législatifs et réglementaires
L'article 1er de la loi relative à la Corse porte plusieurs atteintes graves à des principes constitutionnels qui fondent notre République. Plus précisément, les parties II et IV de cet article violent la Constitution française dans la mesure où le premier organise une dévolution trop générale et imprécise du pouvoir réglementaire constitutionnellement exercé par le Premier ministre, et le second institue au bénéfice de l'Assemblée de Corse un pouvoir d'intervention dans le domaine de la loi qui correspond à une délégation de la compétence législative.
B. - Le IV de l'article 1er organise une véritable dévolution du pouvoir législatif contraire à la Constitution à de nombreux titres
Selon le IV de l'article 1er, « lorque l'Assemblée de Corse estime que les dispositions législatives en vigueur ou en cours d'élaboration présentent, pour l'exercice des compétences de la collectivité territoriale, des difficultés d'application liées aux spécificités de l'île, elle peut demander au Gouvernement que le législateur lui ouvre la possibilité de procéder à des expérimentations comportant le cas échéant des dérogations aux règles en vigueur, en vue de l'adoption ultérieure par le Parlement de dispositions législatives appropriées ... ».
Ces dispositions portent gravement atteinte à la Constitution dans la mesure où elles organisent une véritable dévolution du pouvoir législatif au bénéfice de l'Assemblée de Corse. En effet, elles permettent à une assemblée autre que la représentation nationale de modifier des lois qui ont été votées pour être appliquées à l'ensemble du peuple français. Il en résulte une violation manifeste de l'article 34 de la Constitution selon lequel « La loi est votée par le Parlement ».
Dans la mesure où la loi se définit par son critère matériel, son champ d'application, mais également par son critère organique, le Parlement dont elle est issue, la dévolution d'une parcelle de pouvoir législatif, quelle qu'elle soit, ne saurait être sans conséquence sur l'exercice de la souveraineté nationale tel qu'il est prévu par la Constitution. Le texte déféré transfère à l'Assemblée de Corse le droit de modifier des textes qui, même s'ils ne ressortissent pas au domaine législatif, ont la forme législative, ce que la Constitution ne permet pas.
Or, « la souveraineté nationale appartient au peuple qui l'exerce par ses représentants et par la voie du référendum. Aucune section du peuple ni aucun individu ne peut s'en attribuer l'exercice » (art. 3 de la Constitution). Ainsi permettre à l'Assemblée de Corse de modifier les règles législatives en vigueur, fût-ce pour un temps donné, revient à attribuer aux Corses l'exercice de la souveraineté sur leur territoire, en totale violation de l'article 3 précité.
Par ailleurs, une telle transgression du principe d'universalité de la loi ne peut que porter atteinte à l'article 1er de la Constitution selon lequel « La France est une République indivisible ». En effet, le Conseil constitutionnel a déjà jugé que « le principe d'unicité du peuple français, dont aucune section ne peut s'attribuer l'exercice de la souveraineté nationale, a également valeur constitutionnelle » ; « ces principes fondamentaux s'opposent à ce que soient reconnus des droits collectifs à quelque groupe que ce soit, défini par une communauté d'origine, de culture, de langue ou de croyance » (décision no 99-412 DC du 15 juin 1999). De la même manière, parce qu'il reconnaît des droits collectifs aux habitants de Corse, parce qu'il permet ainsi à une section du peuple français de s'attribuer l'exercice de la souveraineté nationale, l'article déféré est contraire à la Constitution.
A cet égard, le Conseil constitutionnel, dans sa décision no 91-290 DC du 9 mai 1991, n'a validé la loi définissant les prérogatives de l'Assemblée de Corse qu'en précisant que « ni l'Assemblée de Corse ni le conseil exécutif ne se voient attribuer des compétences ressortissant au domaine de la loi ; qu'ainsi cette organisation spécifique à caractère administratif de la collectivité territoriale de Corse ne méconnaît pas l'article 72 de la Constitution ». A contrario, un dispositif qui donne à l'Assemblée de Corse des compétences ressortissant au domaine de la loi ne saurait être déclaré conforme à la Constitution.
Dans le même sens, cette possibilité d'autoriser l'Assemblée de Corse à mettre en place des mesures dérogatoires aux lois en vigueur porte atteinte à l'égalité des citoyens devant la loi, principe fondamental résultant de l'article VI de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen : « La loi est l'expression de la volonté générale. ... Elle doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse ». En effet, si la loi que la représentation nationale a adoptée pour tout le peuple français peut être modifiée pour une section de ce peuple, il en résultera nécessairement une rupture d'égalité devant la loi qui sera sans rapport avec son objet puisqu'elle résultera de critères extérieurs. Or, dans sa décision no 96-387 DC du 21 janvier 1997, le Conseil constitutionnel a souligné que « aux termes de l'article 1er de la Constitution : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion » ; d'autre part, aux termes de l'article 34 de la Constitution : « La loi détermine les principes fondamentaux de la libre administration des collectivités locales, de leurs compétences et de leurs ressources » et en vertu de l'article 72 de la Constitution les collectivités territoriales s'administrent librement par des conseils élus et dans les conditions prévues par la loi ; pour assurer le respect de ces principes « il incombe au législateur de prévenir par des dispositions appropriées la survenance de ruptures caractérisées d'égalité dans l'attribution de la prestation spécifique dépendance, allocation d'aide sociale qui répond à une exigence de solidarité nationale ». Selon le même raisonnement, le législateur ne saurait, sans porter atteinte aux principes constitutionnels précités, ouvrir à une collectivité territoriale la possibilité de déroger à des dispositions décidées en fonction de l'intérêt général, tel qu'il a été défini du point de vue national.
Par ailleurs, les dispositions du IV de l'article 1er déféré ne permettent pas de définir la nature juridique des normes qui seraient édictées par l'Assemblée de Corse, ce qui porte atteinte à l'exigence de clarté et d'intelligibilité de la loi.
En effet, si l'on retient le critère organique de définition de la loi, celle-ci est l'émanation de la représentation nationale. Aussi l'Assemblée de Corse ne saurait émettre de norme de valeur législative et ce d'autant plus que, comme cela a été rappelé précédemment, le Conseil constitutionnel a souligné dans sa décision no 91-290 DC du 9 mai 1991 que l'organisation spécifique de la collectivité territoriale de Corse a un caractère administratif. De plus, l'article L. 4423-1 du code général des collectivités territoriales précise le régime juridique des actes de la collectivité territoriale de Corse en énonçant que « Les délibérations de l'Assemblée de Corse et du conseil exécutif ainsi que les actes du président de l'Assemblée de Corse et du président du conseil exécutif sont soumis au contrôle de légalité ». Tout porte ainsi à croire que les actes de l'Assemblée de Corse sont de nature administrative.
Cependant, dans la mesure où la disposition déférée permet à l'Assemblée territoriale de Corse d'intervenir pour modifier des lois adoptées par le Parlement, il y a bien édiction de règles de nature législative. En effet, en dehors du cas prévu par l'article 38 de la Constitution qui autorise le Gouvernement à demander au Parlement une habilitation à prendre des ordonnances dans le domaine de la loi, toute intervention pour modifier, abroger ou créer une norme législative ne peut se faire que par le biais d'un acte de législateur, comme l'a déjà souligné le Conseil constitutionnel dans sa décision no 93-322 DC du 28 juillet 1993 : « il appartient au législateur, dans le respect des principes de valeur constitutionnelle ..., de décider, s'il l'estime opportun, de modifier ou d'abroger des textes antérieurs en leur substituant le cas échéant d'autres dispositions ». Le dispositif de contrôle et de validation a posteriori mis en place dans les troisième et quatrième alinéas du IV ne saurait permettre de contourner ce principe.
Il en résulte une importante incertitude sur la nature juridique des actes de l'Assemblée de Corse, et donc une atteinte au principe constitutionnel de clarté et d'intelligibilité de la loi.
En outre, pour justifier l'introduction d'une telle intervention dans le domaine législatif, le Gouvernement ne saurait utilement se prévaloir du droit à l'expérimentation reconnu par le Conseil constitutionnel dans sa décision no 93-322 DC du 28 juillet 1993. En effet, selon cette jurisprudence, « s'il est loisible au législateur de prévoir la possibilité d'expériences comportant des dérogations aux règles constitutives des établissements publics à caractère scientifique, culturel et professionnel de nature à lui permettre d'adopter par la suite, au vu des résultats de celles-ci, des règles nouvelles appropriées à l'évolution des missions de la catégorie d'établissement en cause ; toutefois il lui incombe alors de définir précisément la nature et la portée de ces expérimentations, les cas dans lesquels celles-ci peuvent être entreprises, les conditions et les procédures selon lesquelles elles doivent faire l'objet d'une évaluation conduisant à leur maintien, à leur modification, à leur généralisation ou à leur abandon ». Ce droit est sans rapport avec la dévolution de pouvoir législatif précédemment constatée. En effet, il s'applique à des mesures d'organisation des établissements publics, lesquels ont des prérogatives de nature beaucoup moins large que les collectivités territoriales, et notamment que la Corse. En outre, à l'occasion de cette décision, le Conseil constitutionnel a souligné que ces expérimentations ne pouvaient être envisagées que dans des domaines très clairement délimités et selon une procédure très stricte garantissant le respect de la compétence que la Constitution donne au législateur. Même à l'occasion de cette décision portant sur un dispositif de portée moins grande, le juge constitutionnel a conclu qu'« en autorisant le pouvoir réglementaire ou les établissements publics concernés à déroger aux règles constitutives qu'il a fixées et l'autorité ministérielle à s'opposer à de telles dérogations ou à y mettre fin, le législateur a méconnu la compétence qu'il tient de l'article 34 de la Constitution en matière de création de catégories d'établissements publics ». Aussi, de la même manière, la disposition déférée ne peut qu'être censurée : la Constitution ne reconnaît pas au législateur la compétence de sa compétence. La loi ne saurait ainsi porter atteinte à la répartition constitutionnelle de compétences normatives.
II. - L'article 7 de la loi relative à la Corse est inconstitutionnel dans la mesure où il revient à instaurer un enseignement obligatoire de la langue corse
L'article 7 de la loi relative à la Corse prévoit notamment que « La langue corse est une matière enseignée dans le cadre de l'horaire normal des écoles maternelles et élémentaires de Corse ». Cette disposition revient clairement à imposer, dans les faits, à tous les élèves de Corse l'apprentissage d'une langue régionale. Or, il résulte de la jurisprudence constitutionnelle que l'enseignement des langues régionales, s'il peut être proposé comme option, ne saurait être imposé à tous les élèves d'une région sans porter atteinte au principe d'égalité. Ainsi, la décision no 91-290 DC du 9 mai 1991 précité précisait que « cet enseignement n'est pas contraire au principe d'égalité dès lors qu'il ne revêt pas un caractère obligatoire ». Or s'agissant d'un enseignement prévu dans le temps scolaire des écoles maternelles et élémentaires, il apparaît clairement que l'exercice de la liberté de choix des parents sera largement entravé. Selon le président de la commission des lois de l'Assemblée nationale, il s'agit d'un enseignement qui n'est « ni obligatoire ni optionnel ». Cette ambivalence ne saurait dissimuler le constat que, dans les faits, cet enseignement est bel et bien imposé à tous.
Comme le soulignait également la décision constitutionnelle no 96-373 DC du 9 avril 1996 au sujet de l'apprentissage de la langue tahitienne, « un tel enseignement ne saurait toutefois, sans méconnaître le principe d'égalité, revêtir un caractère obligatoire pour les élèves ; qu'il ne saurait non plus avoir pour objet de soustraire les élèves scolarisés dans les établissements du territoire aux droits et obligations applicables à l'ensemble des usagers des établissements qui assurent le service public de l'enseignement ou sont associés à celui-ci ».
Au regard de cette jurisprudence, il aurait été nécessaire de préciser dans le texte déféré qu'il s'agissait bien d'organiser un enseignement optionnel ouvert à tous ceux qui le souhaitent. Au lieu de cela, l'article 7 instaure une obligation détournée dont l'ambiguïté ne saurait être regardée que comme inconstitutionnelle.
Par ces motifs, les députés soussignés demandent au Conseil constitutionnel de bien vouloir déclarer contraires à la Constitution les articles 1er et 7 de la loi relative à la Corse.
(Liste des signataires : voir décision no 2001-454 DC.)