HOURTIN

19ème Université d'été de la Communication

jeudi 27 août 1998

 

conférence de jean-michel YOLIN à Hourtin sur l'Intelligence économique : ne la réduisons pas à de la documentation assistée par internet. le "Principe Aimé Jacquet" et le "Principe de la Minijupe"

Pour introduire notre débat de cette après-midi, il m'a été demandé d'examiner comment l'IE se positionne dans la stratégie globale de l'entreprise. Les exposés suivants vous présenteront de façon plus précise l'état de l'art, ainsi que les moyens mis en place pour aider nos entreprises.

 

Mais peut-être d'abord une remarque préliminaire : Marco Polo n'a pas attendu Internet pour ramener les éléments permettant de bâtir une industrie de la soie à Lyon et, en sens inverse, nos amis Japonais avec leur Shogo Shosha nous ont fait en la matière une très convaincante démonstration dès le début de l'ère Meiji.

Mais ce qui change aujourd'hui c'est le développement fulgurant de l'internet et de l'informatique : il conduit à une explosion des volumes d'informations  - plus ou moins ouvertes - ...mais surtout il offre la capacité de la traiter pour retrouver la bonne aiguille dans des milliers de bottes de foin, et il permet de donner un sens à des milliards d'octets d'informations brutes.

Ce qui change aussi ce sont les échelles de temps pour transporter l'information (10 ans pour Marco Polo, 10' par l'Internet), et pour les mutations qu'ils induisent : 1 siècle pour l'imprimerie, 5 ans pour le WEB.

Cette rupture technologique est à la fois la conséquence et l'outil de la mondialisation. Elle met en communication des écosystèmes socio-économiques, jusque là séparés, en projetant dans le même bassin alligators, crocodiles, requins et piranhas :

dans cette concurrence exacerbée, l'information, la compréhension des marchés, des technologies et du jeu des acteurs, est clairement une des armes stratégiques majeure pour une bataille où tous ne survivront pas.

 

2ème remarque : si l'on considère l'ensemble des applications des NTIC dans l'entreprise : catalogue électronique, vente en ligne, marketing, publicité, e.mailing, achats, recrutement, télétravail, intranet, gestion de projet, EDI avec fournisseurs et sous-traitants, communautés virtuelles, télémaintenance, service après-vente, bourses, ventes et achats aux enchères, soft selling, co-engineering, ... l'intelligence économique telle qu'elle a été définie dans le rapport Martre "recueil traitement et diffusion de l'information utile" représente un volet, important certes, mais modeste par rapport à l'ensemble des utilisations d'Internet dans l'entreprise.

 

Cela étant la stratégie d'IE de l'entreprise peut-elle se réduire à l'activité de sa cellule IE ? Je ne le crois pas.

Quand on parle intelligence économique on raisonne le plus souvent en se mettant dans la peau du prédateur "comment trouver l'information pertinente sur mon concurrent ou mes clients".

Il ne faut jamais oublier que dans la jungle tout chasseur est aussi un gibier.

"Alors me direz-vous, la parade est simple, il faut se protéger": certes, et nous constaterons ensemble que ceux qui sont les plus curieux sont aussi les plus secrets, et c'est vrai des entreprises comme des pays. On pourrait appeler cela le principe Aimé JACQUET : "pour gagner, une bonne défense est aussi utile qu'une bonne attaque".

Mais en fait les choses sont beaucoup plus compliquées que cela, car, dans le même temps, il vous faut donner de l'entreprise une bonne visibilité et une certaine transparence : les yeux qui scrutent vos faits et gestes peuvent en effet se classer en deux catégories :

- dans la première le concurrent cherche des informations sur vous pour mieux vous combattre : à l'affût de vos points faibles, il essaye de percer votre stratégie, de détourner vos clients ou de s'approprier vos technologies ;

- dans la seconde le partenaire ou le client potentiel, l'analyste financier, l'investisseur qui cherche des informations pour éventuellement vous sélectionner, faire affaire avec vous et contribuer ainsi à votre développement.

Vous ne pourrez jamais savoir si les yeux qui vous épient sont ceux de la belle Jeanne ou ceux d'un tigre affamé car tous deux cherchent sur vous, discrètement, le même type d'information.

Pour compliquer encore, rappelons que parfois la belle Jeanne peut devenir une dangereuse tigresse : cela s'appelle la coopétition

 

On en déduira le principe fondamental de gestion dans ce domaine : celui de la minijupe : "vous devez en montrer assez pour attirer l'attention du prospect, mais pas trop, pour cacher ce qui doit l'être".

Là aussi d'ailleurs le recours à des entremetteurs peut se révéler utile.

Après ce stade d'intérêt mutuel, comme pour d'autres types de rapports humains,'il convient de provoquer un contact personnalisé : celui-ci permettra de faire la différence entre Jeanne et le tigre.

C'est ensuite seulement qu'il convient de rentrer dans une phase transactionnelle du processus où l'on ne se dévoile que réciproquement et progressivement après avoir tiré les rideaux : À ce niveau on obtient de l'information qu'en en donnant.

Si vos activités vous conduisent à des partenaires occasionnels et multiples, vous avez surtout besoin d'une solide protection contre les virus.

Si elles conduisent à des relations durables vous chercherez plutôt à vous mettre à l'abri des regards indiscrets dans la mesure où chacun sait que sur l'Internet détourner un message est un jeu d'enfant (soit dit en passant nous sommes d'ailleurs moins doués qu'eux) : d'où la nécessité de maîtriser les techniques d'Intranet, de cryptage et de compartimentage de l'information.

Mais n'oublions pas que dans les chambres de motel offertes par nos amis américains pour abriter nos relations intimes, les glaces sont sans tain et accessibles au tenancier : en matière de cryptage ou de matériels de transmission cela s'appelle des "back doors" ou des trappes. Ce sont des "erreurs" de programmation qui permettent aux services américains de regarder ce qu'ils veulent : un gouvernement européen en a récemment fait la douloureuse expérience.

Donc faites attention, ne vous laissez pas impressionner par les réclames sur la façade : "discrétion assurée". Prenez des logiciels français dont les back doors sont accessibles en principe à nos seuls services.

Une fois ce principe de la minijupe et du dévoilement mutuel posé il suffit d'évoquer Mata Hari pour rappeler que les rapports interentreprises, cocktail de rapports de force et de capacités de séduction, ne relèvent pas tous de la Comtesse de Ségur et que, entre faux partenaires potentiels et désinformation ou chevalier blanc virant au noir, votre vigilance et votre esprit critique doivent rester de rigueur.

Gardons donc à l'esprit qu'une stratégie d'IE est une médaille à 4 faces : attaque/défense = perdant perdant mais aussi WIN WIN dans les partenariats, la technique de la minijupe permettant de ne pas se tromper trop souvent de jeu.

 

Après cette mise en perspective quelques remarques tout de même sur l'IE stricto sensu.

Il me semble qu'il ne faut jamais oublier que l'information est une matière première très semblable aux autres.

Certes, un point la distingue des fruits et légumes : sa duplication est peu coûteuse et selon les cas cette duplication annule sa valeur (prix de l'Arc de Triomphe) la conserve (l'histoire de France) ou la multiplie (les normes de l'Internet).

Mais pour le reste :

* c'est souvent une denrée périssable : le sapin de noël qui arrive le 26 décembre a peu d'utilité ;

* c'est une matière qui doit être manufacturée avant livraison :un joaillier n'aura que faire d'une tonne de minerai d'or

* c'est une marchandise qui n'a de la valeur que pour qui en a besoin : la poule montrera peu d'intérêt pour votre brosse à dent.

Le Service d'IE doit donc être conçu sur le même modèle que ceux qui ont la responsabilité d'une ligne de produit, et répondre d'abord aux questions suivantes :

- quels sont les clients ? : le patron ? les hommes de marketing ? le bureau d'étude ? le DRH ? le directeur financier ? le responsable des achats ? la direction plan et stratégie ?

- quels sont leurs véritables besoins (et non leurs demandes, souvent un peu rapidement formulées) : du long terme pour la stratégie ? de la surveillance ? du déclenchement d'alarmes ? : c'est peut-être là le travail le plus difficile mais sans doute aussi le plus fécond car c'est de cette réflexion que peuvent jaillir des innovations. Notons par exemple que le rapport de force entre lessiviers et grandes surfaces s'est inversé le jour où les technologies du data mining ont permis à ces dernières d'être les mieux placées pour connaître les clients.

- Puis il faut élaborer le produit : note de synthèse? étude de marché? revue de presse? alerte? tableau de bord issu du data mining?...

- Ensuite vient la logistique :comment distribuer le produit : mail?, téléphone? documents écrits? conférences? séminaires? journal interne? intranet? service push permettant une diffusion en fonction d'un profil d'Internet?

- Enfin et enfin seulement : la chasse à l'information à partir du cahier des charges défini dans les étapes antérieures : exploration du web ou des bases de données? exploitation des retours de mission et des contacts commerciaux? écoute client à travers le service après vente? animation d'une communauté de clients ou d'un club d'utilisateurs? gestion des accès des visiteurs dans les différentes parties du web? (certaines portes ne s'ouvrant qu'en échange d'informations ou d'identification) data mining des monceaux d'informations laissées par les visiteurs du web? Mais ce peut être également des informations plus qualitatives : pour le producteur des crochets X si la page précédemment vue par son visiteur est Play-boy ou l'entreprise Duclou, cela a une signification toute différente.

 

Rappelons l'échec cuisant de la division IE du KGB qui a péri étouffée sous les tonnes d'information accumulée par ses 400.000 agents, pourtant d'une indéniable compétence. En prenant le problème à l'envers (la production avant l'écoute client) elle n'a fait que contribuer à la ruine du pays par son coût exorbitant sans résultat économique tangible.

Trop d'info tue l'info

Pour conclure : l'IE au sens le plus strict (le service documentation) représente peu de chose dans une entreprise.

À l'autre extrémité, pour une entreprise, la capacité à gérer l'information (celle qu'elle diffuse, celle qu'elle consomme, celle qu'elle manufacture), à la capitaliser, à la rendre intelligente "porteuse de sens" à la rendre disponible (Intranet par exemple) à déclencher les alarmes, est le coeur même de sa stratégie tout court : tous les membres de l'entreprise, à tous les niveaux doivent se sentir concernés.