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Un samedi soir à la Gare du Nord

dimanche 11 mars 2007 par Akram Belkaïd
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Vingt heures. L’escalier qui mène du parking souterrain à la surface empeste l’ammoniaque et la vinasse. Vite, ne pas arriver en retard, grimper les marches quatre à quatre, puis, mauvais souffle n’aidant pas, deux à deux, une à une… En débouchant dans le hall central, l’air printanier qui flotte n’offre qu’une brève satisfaction. Il se passe quelque chose. La foule… Oui, c’est bien cela, la foule, qui d’habitude tournoie, s’emmêle et se heurte est immobile, figée face aux quais eux aussi sans mouvement. À l’ouest, les palettes du tableau des arrivées s’affolent, leur roulis incessant ne permettant aucun affichage. En face, le cliquetis de celles du tableau des départs fait lever des dizaines de têtes vite dépitées. Puis vient le silence, à peine troublé par le grondement de la circulation automobile qui, à l’extérieur, démontre à qui en doutait encore, que Paris est bien la capitale dont le maire a inventé les embouteillages nocturnes malgré des voies vides les trois quarts du temps car réservées aux bus et taxis, mais ceci est une autre histoire.

Un message s’échappe enfin des haut-parleurs. Une voix d’homme avec un fort accent anglais explique que les trains à l’arrivée auront un retard encore indéterminé et que ceux qui sont au départ ne risquent pas de partir de sitôt. « Incident de personne », livre-t-il comme explication. Nouveau silence. Nouveau message. La même voix, qui bafouille un peu, parle d’accident, se corrige, reparle d’incident. Il faut attendre.

« Ça veut dire quoi : incident de personne sur une voie ? », demande une adolescente, le pied posé sur un sac marin. « C’est peut-être quelqu’un qui s’est suicidé », répond son père d’un air las. Il a des poches sous les yeux et une parka trop large pour son corps maigre. Il sort son téléphone portable. « J’appelle ta mère. Elle va croire que je l’ai fait exprès », dit-il en baissant la voix. Sa fille ne répond pas, la tête tournée au nord, là-bas, vers le fond du quai 9 où la lumière jaune embrasse l’obscurité des voies.

Encore le message. « Incident… Retards… Prions de nous excuser… ». Pendant sa diffusion, le père a parlé au téléphone. Un geste vif. Une grimace. Il raccroche en fermant le clapet de son LG. Sa fille lui jette un regard inquiet. Il lui sourit. « On va prendre un café », propose-t-il.

Comme eux, la foule bouge, va aux renseignements, chasse sa nervosité ou son irritation en marchant. Que dire ? Contre qui protester ? Quelque part, quelqu’un, un inconnu qui le restera car même les journaux gratuits ne parlent plus de ces « incidents », s’est ôté la vie. Ceux qui lui en veulent, pour « la gêne occasionnée », pour le dîner raté ou le match de football manqué, ne peuvent que taire les méchantes réflexions qui brûlent leurs lèvres. On n’est tout de même pas un jour de la saint-Valentin, tassés sur un quai de Bourg-La-Reine, où, accablés par de perpétuels retards, les navetteurs, prolétaires ou C-plus-plus, en arrivent à maudire celui, ou celle, qui s’est jeté sous la motrice bleue et rouge du RER, quelque part du côté d’Antony.

Les petites buvettes, avec leurs tables un peu grasses et leur parquet en simili-bois, sont prises d’assaut. Quand il s’agit d’attendre, la foule sait prendre les devants d’autant que le message est toujours le même. Une mère s’installe avec ses deux enfants, cinq ou six ans pour le garçon, deux, tout au plus, pour la fille. La seconde veut voir « le t’ain ouze de papa » et le premier exige la poursuite de la lecture d’un petit illustré aux couleurs chaudes. La mère, quant à elle, semble rêver de silence.

Petit mouvement. Sans être annoncé, un train arrive. C’est l’Eurostar londonien dont le quai est isolé des autres. Quelques secondes passent. Les premiers voyageurs sortent et filent vers le métro, le parking ou les taxis. Un homme en costume sombre brandit une pancarte sous leur nez. « Mister Al-Baqali » y est-il écrit en lettres incertaines. Le flot continue, s’épuise petit à petit et toujours pas d’Al-Baqali. Attendez… Si, si, il arrive le gros Baqali, pas content du tout, avec son chariot qui grince et avance de traviole, son bouc bien taillé, sa grosse montre dorée et ses cinq ou six Samsonites qui menacent de glisser à terre sans oublier sa femme qui suit avec sa trousse de voyage en veau barenia, foulard de luxe sur la tête, jean moulant et sparadrap lui couvrant le haut du nez.

À la buvette, la mère a cédé. Elle raconte la suite de l’histoire pendant que sa fille aspire avec une paille bien mal en point les dernières gouttes d’un jus d’orange.

- Pourquoi, le roi, il tue la reine ? , s’indigne le fils.

- Parce que… parce qu’elle a fait des bisous avec les esclaves.

Un silence.

- Mais… c’est gentil de faire des bisous aux esclaves. Les pauvres.

La mère retourne le livre et, les sourcils froncés, parcourt la quatrième de couverture.

- Tu sais, dit-elle avec prudence, il n’était pas content parce qu’elle leur faisait des bisous qui normalement n’étaient que pour lui. Tu comprends ? Il était jaloux.

- Non, il est méchant ce roi ! répond le gamin pas convaincu.

Un nouveau message annonce la fin « de la perturbation du trafic ». Les trains vont pouvoir arriver et partir. En voici déjà un qui entre en gare. « L’incident étant dû à des raisons indépendantes de notre volonté, la SNCF n’est pas responsable des retards et ne procédera à aucun remboursement », avertit la voix avec une pointe de fermeté bien appuyée.

Un couple arrive en courant. Lui, petit, noir de peau, salopette et bob sur la tête. Elle, blonde, plus haute de taille, pantalon de parachutiste, godillots couleur sable et longues tresses. « Ton train n’est pas encore parti ! s’exclame-t-il. Elle hausse les épaules, ne veut pas le croire. Il insiste, lui montre le panneau du quai numéro huit. « C’est ton train ! Viens ! ». Elle résiste. Un curieux s’en mêle. « Allez-y, il a raison. Il y a eu un retard général. Votre train part dans un quart d’heure ».

Ils l’écoutent mais ne lui répondent pas. Il n’existe même plus. L’homme au bob tire la valise à roulettes vers le train dont les phares de la motrice arrière viennent de s’allumer. Elle ne bouge pas puis prononce le mot de Cambronne à plusieurs reprises avant de le rejoindre. Le curieux, et d’autres, la regardent étonnés peut-être même ravis d’avoir assisté à - phénomène rare - un « acte manqué » aussi manqué.


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3 MESSAGES

Forum

  • Un samedi soir à la Gare du Nord
    le lundi 2 avril 2007 à 03:14, ghiragos a dit :

    Non seulement bien observé, avec justesse et humour ; mais aussi très bien décrit. Facile et agréable à lire.

    Monsieur Belkaïd ; merci, je vous relirais avec plaisir.

    Jacques. Marseille.

  • Un samedi soir à la Gare du Nord
    le vendredi 30 mars 2007 à 11:28, iborrallo@hotmail.com a dit :

    Je donne mon indispensable avis sur : Un samedi soir à la Gare du Nord

    Une bonne description mais… a propós de quoi ? q´uel est l´istoire que tu veusx nous raconter, Akram Belkaïd ? la petite fille avec son papa ? Les deus gosses avec sa maman ? le tipe avec les Sansunaits.

    • Un samedi soir à la Gare du Nord
      le jeudi 5 avril 2007 à 19:33, Silsavait a dit :

      Une scène quotidienne, rien de plus, Ou plutôt, un enchevêtrement de scènes quotidiennes

      Pourquoi chercher l’histoire à sensation, rectiligne avec un dénouement "explosif" ?

      Regarder simplement la vie, c’est plus beau qu’une fiction tout juste cohérente, voire débile et à but lucratif ?

      Ces mélanges de vraies vies, plus beaux qu’un super héro fictif ?

      Les médias nous affament de fiction Nous ne savons plus vivre, ni voire les histoires extraordinaires des vies ordinaires, qui nous côtoient, à commencer par les nôtres

      Merci, pour "un samedi soir à la gare du nord", j’aime bien ce petit récit, même si je n’adhère pas vraiment au point de vue sur paris, qui y est transmis

      Mais, si je trouve l’image de paris biaisée, comme le point de vue de chacun, j’apprécie l’histoire et l’enchevêtrement de ces personnages, dans le regard d’un simple passant (vraisemblablement non-parisien, mais personne n’est parfait… Je plaisante)

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