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Un poison bien dangereux

4 février 2010 à 00h22

A l’intérieur de l’appartement prêté par Georges, le traducteur du journal, il faisait une chaleur à crever. Je me précipitai sur une bouteille d’eau fraîche laissée dans le frigidaire. Après quelques gorgées, ce fut l’explosion dans ma tête. Je voyais tout tourner. Une substance inconnue produisait une impressionnante déflagration. Jamais je n’avais avalé une drogue aussi forte. Elle laissait un goût amer dans ma bouche, tenace. Elle était inconnue. J’avais la preuve qu’on voulait me nuire. Je me sentais pris dans un piège. Et maintenant, je ne contrôlais plus toute ma tête, une partie seulement, l’autre étant soumise à une nouvelle loi, le précepte suivant que je déchiffrais en tremblant :

- Maintenant tu es un objet entre nos mains. Tu vas paniquer à jamais. Nous sommes plus forts que toi. Corps et esprit vont se déposséder de toi. Le diable s’est immiscé en toi. Regarde le Mal, il est autour de toi et il ne demande qu’à entrer en toi. Le Mal l’emporte, il emporte tout. Tu ne pourras plus rien. Tu es le Mal, nous sommes le Mal aussi. Tu ne pourras plus jamais crier ton innocence. Regarde comment elle s’évanouit.

Je réalisai qu’on m’avait empoisonné pour m’écraser. Une moto ne cessa de tourner autour de l’immeuble. Un bâton tapa à la fenêtre. Je l’ouvris, je ne vis personne. Je m’assis, on recommença à taper. J’avais encore soif. Cette fois, je bus de l’eau au robinet : nouvelle déflagration. L’amertume revint dans ma bouche et je sentis du produit me monter à la tête. C’était à peine croyable. Comment trouver mes repères ? Je pensais aux services secrets. Pour qui travaillait Georges ? Pour les Américains ? Pour les Russes ? Pour Belgrade ? Il arrivait justement, l’air plus gentil.

- Tu dois avoir faim, maintenant ?

Je sentis la manipulation :

- Je ne veux pas sortir.

- Mais il faut que tu manges ! se fâcha-t-il.

- Oui mais alors vite fait.

Nous sortîmes. Je redoutai l’extérieur. Nous n’échangions aucun mot. Il s’arrêta devant une échoppe de hamburgers. Il faisait nuit. Des hommes s’approchèrent, commandèrent, échangèrent des regards avec Georges, me regardèrent d’un air assuré et méprisant. Je les reconnaissais comme des flics, ou plutôt des membres des services secrets. Ils étaient contents d’eux, insistaient leurs regards sur mes tremblements. Il me sembla que tout rentrait dans leurs plans. Ils avaient réussi à me faire la démonstration de leur force.

J’avalai mon hamburger. Georges voulut m’emmener boire un thé. Je le suppliai de rentrer en achetant plusieurs cannettes de Coca pour éviter l’eau de l’appartement. Je sentais toujours ma tête tourner. Georges finit par consentir à satisfaire à ma demande.

Je devais aller à Belgrade, me raccrocher à mon boulot même si j’avais désormais peur de rencontrer de tels individus là-bas. Mais si j’arrivais à faire des papiers…

Le bâton continua de frapper. J’ouvris une deuxième, puis une troisième fois la fenêtre. Je tentai de scruter les alentours. Je ne vis pas âme qui vive. Pourtant le bâton reprit et cogna toute la nuit des coups qui m’intimidèrent. La moto tourna et tourna autour de l’immeuble. On m’en voulait.

Les ignorer : le travail rien que le travail devait me guider. Je ne trouvai pas le sommeil. Je voulus m’embarquer dans cette voiture traversant le Monténégro puis la Serbie, la peur au ventre. A Belgrade, il suffirait d’interviewer les gens de la rue et je retrouverais des repères normaux, particulièrement chez les jeunes, des femmes, des démocrates. Limiter au maximum les anciens snippers et les nostalgiques de la guerre passée. Je m’attendais à des bouffées de nationalisme insupportable à propos du Kosovo mais aussi, j’espérais, le contraire, des hommes et des femmes qui en avaient marre de ces réflexes pavloviens et sentaient qu’une modernisation des esprits, de la société, d’une ouverture aux autres, au monde, à l’Europe était un besoin vital.

Le couplage poison-harcèlement des services secrets n’avait qu’un but : me faire craquer. Et ils avaient de quoi faire flipper. Je sentis toujours ma tête tourner et mon esprit se cliver : une partie de moi-même était convaincue d’être désormais sous l’emprise du Mal, une autre ne pouvait que constater les dégâts et fonctionner grâce à une rationalité toujours conservée. Je me cramponnai à la lecture d’un exemplaire de mon journal, m’attardai sur un état des découvertes en matière de décryptage d’ADN et restai stupéfait par une conclusion, mine de rien, absolument eugéniste. Je fus sous le choc de cet attentat des dernières lignes.

Je tentai un deuxième article sur les flux migratoires dans le monde et j’appris que le journal prit en considération l’idée de la préférence nationale comme le moindre mal qui en gros pouvait sauver les comptes de la nation et rassurer une frange la population de plus en plus importante et de plus en plus effrayée par les ravages de certains effets non maîtrisables de la mondialisation. J’étais sur le cul. Pour moi, ça valait une démission immédiate de ce journal. Moi qui était jusqu’à ces dernières minutes prêt à tout donner de ma personne pour ce quotidien, je me sentais recevoir deux coups de poignard d’affilé. Le journal avait lâché, trahi. Sous l’effet second et par une série de déductions, je me fis un scénario : les éléments fascistes avaient réussi un putsch sans que j’en sois informé. Jamais je ne m’étais senti autant trahi. J’avais envie de les appeler, je ne le pouvais pas. C’était la nuit. Les coups de bâton continuaient à la fenêtre. J’avais envie d’entendre des explications à Paris.

La frayeur du faux journal Le piège monténégrin