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Un banc, une jeune, un vieux

Vie ordinaire / dimanche 5 octobre 2008 par Akram Belkaïd
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Il est quinze heures quinze à Paris. Un soleil vigoureux inonde le parc. L’endroit est presque désert, à peine bruyant. Cela ne va pas durer car dans quelques dizaines de minutes, des hordes d’apaches surexcités et braillards vont débouler par la grande grille, prenant d’assaut les allées, massacrant les pelouses comme Attila en son temps et donnant le tournis aux personnes âgées venues profiter des dernières chaleurs de vendémiaire. Dans les arbres, des corneilles ont le bec aux aguets, habituées à ce que des quignons de pain rassis leurs soient jetés ça et là.

Tous les bancs qui font face au sud sont pris. Il y a des habitués comme cette dame aux lunettes en demi-lune qui lit Le Monde en commençant toujours par la dernière page. Il y a aussi ces Italiens, des retraités, qui parlent de football, de Carla Bruni et des déboires d’Alitalia. Un peu plus loin, à proximité des buissons, là où des écriteaux en braille permettent aux non-voyants de connaître le nom des plantes, des nounous africaines se chamaillent, le rire puissant et l’oeil inspectant de temps à autre, et selon une fréquence plus ou moins longue et propre à chacune, l’intérieur de la coque du landau à leur charge.

Le banc le plus apprécié des héliotropes, celui qui fait face au plan d’eau où nasillent des colverts, est occupé par une seule personne. C’est une jeune femme, la trentaine au maximum, les cheveux blonds ramenés en chignon et transpercés par deux crayons. Elle porte une veste bleue trois quarts, une paire de jeans foncés et des bottes en cuir noir. Elle se tient au milieu du banc, son sac en forme de tour Eiffel sur sa droite et un gros livre de Marc Lévy sur les cuisses. Son portable carillonne mais elle n’interrompt sa lecture et ne répond qu’après avoir détaillé le numéro affiché sur son écran.

Un vieil homme, habitué des lieux lui aussi, pantalon de velours gris, gilet sans manche, chemise à carreaux, canne à la main et démarche lente, s’approche du banc. Il hésite. Elle fait mine de ne pas le voir, déplie ses jambes sur toute leur longueur en faisant crisser ses talons sur le gravier et rejette sa tête en arrière, le téléphone toujours collé à l’oreille. De quoi parle-t-elle ? Nul besoin de trop se pencher pour entendre qu’il s’agit des heurs et malheurs d’une rencontre galante d’été, le sacripant dont il est méchamment question s’étant enfui dans la nature dès la rentrée sonnée. Le vieil homme s’éloigne. A quelques mètres de là, les Italiens hilares lui ont fait une petite place. Il s’assied, croise les bras, jette un coup sur sa droite puis fixe le beffroi où le carillon s’apprête à annoncer la demie. Ses lèvres bougent toutes seules. On dirait qu’il se dispute avec quelqu’un.

C’est le moment où deux gardiens passent en courant. L’un d’eux a un talkie-walkie dans lequel il crie ces deux mots : « ils arrivent ! ». Moins d’une seconde plus tard, une mini-moto entre en pétaradant dans le parc. Son conducteur et son passager, tous deux casqués et recroquevillés, ressemblent à des dadais qui auraient emprunté le tricycle d’un bambin. Les deux gardiens accélèrent, mais au lieu de se lancer à leur poursuite, ils se précipitent pour fermer la grille d’entrée. L’engin continue sa route vers une allée boisée en forte pente, quand surgissent des feuillages plusieurs autres hommes en uniforme, dont des policiers. Contrairement aux jours précédents, les deux provocateurs, des ados, ne gagneront pas leur pari, plusieurs fois quotidien, de traverser le parc de part en part et à n’importe quelle heure de la journée. En désespoir de cause et après quelques tangages acrobatiques, ils essaient de couper par une pelouse mais le piège s’est refermé sur eux.

Sur les bancs, on a suivi la corrida avec beaucoup d’attention. Les Italiens se sont levés, sans trop s’éloigner de leur banc et même la dame aux lunettes a abandonné la lecture de la page centrale du quotidien du soir pour prêter attention aux jérémiades des deux chenapans qui pleurent la mini-moto confisquée et, bien entendu, le fait de s’être fait embarquer. Chez les nounous, les commentaires vont bon train. Quant au vieux à la canne, il s’est levé dès la fin de la course poursuite.

A son rythme, le regard noir, le voilà qui s’approche du banc où la blonde a entrepris de raconter ce qui vient de se passer à une certaine Sabine. « Y’en a un qui lui ressemble », dit-elle avec une moue de dégoût. Cette fois, le vieux s’installe sans hésiter dans le mince espace à la gauche de la jeune femme. Elle s’écarte de lui, un peu surprise. «  Attend deux secondes », ordonne-t-elle à son interlocutrice, avant de s’adresser à son nouveau voisin. « Excusez-moi, crie-t-elle presque. Vous voyez bien que je suis au téléphone. C’est une conversation privée ». Elle n’obtient aucune réponse, l’autre étant occupé à offrir son visage et son cou aux rayons déclinants. La belle insiste. Toujours aucune réaction.

Alors, après avoir demandé à Sabine de la rappeler un peu plus tard, elle rassemble son barda avec des gestes saccadés et l’indignation collée aux nasaux. « Y’a vraiment de ces c… », marmonne-t-elle enfin en abandonnant le banc. Mais son mouvement de retraite n’est pas assez rapide car un premier coup de canne l’atteint à la hanche gauche. Elle se retourne en poussant un petit aïe, juste à temps pour en recevoir un second sur la droite. «  J’étais à Kolwezi, moi ! J’étais à Kolwezi, moi ! », hurle le vieux en se levant, visiblement décidé à user encore du bâton. Acte - que d’aucuns pourraient juger, selon leur sensibilité, comme répréhensible ou justifié - qu’il n’a toutefois pas le temps d’accomplir.

L’un des trois Italiens s’est vite interposé tandis que l’un de ses camarades entraîne la blonde qui s’époumone. « C’est moi qui paie ta retraite, sale c… ! », répète-t-elle à plusieurs reprises tandis qu’on lui explique qu’il ne faut pas qu’elle se fâche parce que le vieux n’est pas vraiment méchant et que son ire, ce qu’elle devrait aisément comprendre, vient du fait que c’est le banc où il a l’habitude de s’asseoir. Cinq minutes plus tard, l’incident est clos. La jeune femme a quitté le parc, le vieil homme est toujours sur son banc et les trois compères rejouent la scène en se tenant les côtes.

Quant aux canards, mus par une longue expérience de survie en milieu urbain, ils se sont regroupés au milieu du plan d’eau. Les sonneries d’école ont en effet retenti dans les environs annonçant l’arrivée imminente des apaches, dont l’avant-garde a d’ailleurs déjà atteint l’entrée du parc.

Voir en ligne : In Le Quotidien d’Oran

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1 MESSAGES

Forum

  • Un banc, une jeune, un vieux
    le dimanche 5 octobre 2008 à 02:10, Moktarama a dit :
    Jusque là, c’est la plus belle chronique de la vie ordinaire qu’il m’ait été donné à voir dans Bakchich. Le jardin du Luxembourg est effectivement le lieu de micro-évènements caractéristiques du quartier dans lequel il se situe. Bravo, celui-ci fut admirablement capté !
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