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Les 1/10e de la Loterie Nationale

dimanche 15 juin 2008 par Jacques Gaillard
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La Loterie Nationale permit, en 1933, à un coiffeur de Tarascon de devenir célèbre – il empocha le premier gros lot, et émigra comme un brigand du côté de Beaucaire, de l’autre côté du fleuve. Autant dire qu’il s’exila, et il étala son opulence en achetant des hectares dans le Gard, que l’on tient, à Tarascon, pour moins fiable que la Mongolie, et presque aussi lointain culturellement.

Etrange loterie : ses billets coûtaient si cher qu’il fallut les diviser en dixièmes. On était donc dix à jouer le même numéro. Sans se connaître. Et pour gagner, évidemment, dix fois moins. De la sorte, cette loterie était à la pointure du prolétariat : petite mise, petit gain, petites gens.Seuls les riches achetaient des « billets entiers » (j’en ai vu deux ou trois dans toute ma vie, ils ressemblaient à des billets de banque italiens). On prêtait cette capacité insolente aux bouchers, aux escrocs, aux députés et aux Bonnes Soeurs. Oui, dans mon quartier, les Petites Soeurs des Pauvres, qui géraient un domaine de plusieurs hectares comprenant un fac-similé de la grotte de Lourdes et trois bâtiments aussi grands que mon lycée napoléonien, avaient la réputation de dormir sur des sacs d’or. Si en plus Dieu leur soufflait les bons numéros…

Une foule d’associations et de courtiers assuraient la diffusion des « dixièmes » par quantité de petits revendeurs embusqués dans des guérites, car cette vente publique était théoriquement interdite dans les lieux publics. Bannie des terrasses de café, des promenades, des marchés. En fait, des tas de revendeurs errants étaient tolérés. Ils affichaient leur palmarès : la chance passe pour avoir ses spécialistes. Tous avaient au moins un gagnant à leur actif dans les trois derniers mois. Les carnets de billets étaient fixés sur une planchette par des punaises et une cordelette élastique, qui les empêchait de battre au vent. « Le dernier ! Qui prend le dernier ? », clamaient certains vendeurs, car ce laissé-pour-compte passait pour tirer une grande force de n’avoir été choisi par personne. Il suffisait aux margoulins de ne laisser qu’un billet, toujours renouvelé, sur la planchette, entre des souches dégarnies.

Les gueules cassées de la Ière guerre mondiale, anciens courtiers de la Loterie Nationale - JPG - 33.3 ko
Les gueules cassées de la Ière guerre mondiale, anciens courtiers de la Loterie Nationale
© Jacques Colombat

Bizarrement, pour distribuer du bonheur, la Loterie Nationale misait sur les sinistrés. En dehors de Gueules Cassées, victimes rafistolées de la première Guerre Mondiale, que la loterie subventionnait, divers organismes marqués par le malheur rivalisaient avec des banquiers pour obtenir l’agrément de courtage. On pouvait donc acheter sa chance chez les malchanceux de son choix : il s’ensuivait des rivalités pénibles, sur certains boulevards, entre les Gueules Cassées et les Cannes Blanches (ma mère leur faisait confiance aveuglément, et leur demandait, sans rire, un billet « choisi au hasard »). Il y avait aussi des dixièmes « Rosa » : quel mystère recouvrait ce prénom féminin ?

Autre mystère, chaque tirage s’appelait « tranche » : pourquoi ce mot, qui sent le gâteau ou le chantier ? Il donnait lieu à un gala de music-hall retransmis à la radio ; Fernandel, Bourvil, Luis Mariano et déjà Annie Cordy se bousculaient sur l’affiche, et les maires brûlaient d’accueillir l’évènement dans leur ville, comme, de nos jours, l’élection de miss France, le départ du Tour ou les bovidés d’Intervilles. Les boules numérotées bondissaient dans des sphères grillagées, animées par une sorte de chaîne de vélo. Plusieurs huissiers lugubres surveillaient ce ballet, un calepin à la main. Des théories circulaient sur l’inégalité des boules, on spéculait sur des martingales ; on évoquait une mafia qui préemptait des billets par milliers (d’aucun accusaient le président du Conseil de détourner ainsi des chances et des lots, pour soutenir le Franc ou subventionner des petits rats pour des ballets roses scandaleux).

Si l’on « avait » le dernier numéro, celui des unités, on était remboursé. Et heureux. La certitude de ne pas mériter mieux conduisait du reste le client populaire à choisir son « dixième » selon ce critère : « Donne-moi un 7 ! ». Les autres nombres, les gros lots, c’est bon pour les bourgeois. C’est la vie.


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4 MESSAGES

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  • Les 1/10e de la Loterie Nationale
    le lundi 1er décembre 2008 à 01:24, Gzogzog a dit :

    Dans notre famille, la Loterie Nationale a été plutôt bonne fille.

    Mon grand-père (né en 1894, et donc âgé de 20 ans à la mobilisation) faisait partie des "Gueules Cassées" dont il est question dans cette chronique, savoureuse et bien tournée comme à l’habitude.

    Courant 1937, ma grand-mère (toujours un peu espiègle) a joué à la jeune Loterie Nationale… et voilà que le couple, jeune lui aussi, empoche un lot suffisamment important pour pouvoir se mettre enfin chez soi, non sans commencer sa vie nouvelle en prenant un train de plaisir pour PARIS. Avouons le : c’était bien mérité.

    Peu après, mon grand-père va bénéficier d’un de ces "emplois réservés" attribués à certains des mutilés de la "Grande Guerre" : il sera buraliste et vendra donc (sauf à ma grand mère qui n’a plus jamais joué et préférait agir par mon intermédiaire :)) des billets de Loterie Nationale semblables à celui auquel il devait un état certes bien modeste, mais malgré tout supérieur de beaucoup à celui auquel il aurait pu prétendre autrement.

    Même s’il est on ne peut plus vrai que d’autres de ses camarades ont fait SEPT ANS de service militaire, il faut quand même dire ici que lorsqu’il est revenu de la guerre, puis de l’hôpital, puis de la rééducation, un laps de temps de six années s’était écoulé.

    Le voyant chanceler en traversant la cour de la ferme, les béquilles mal assurées et la jambe gauche du pantalon dépassant du pilon en aluminium, SA MERE l’a accueilli par ces mots : "Eh bien, il aurait mieux valu que tu y sois resté" !!!…

    Dame ! En ce début du XXème siècle, la présence d’une bouche de plus à nourrir suffisait à faire vaciller l’équilibre économique si précaire d’une toute petite métairie limousine ! A cette époque, ainsi allait la vie.

    … Et il est reparti.

    Bien des années après, je me rappelle parfaitement l’avoir entendu dire que, demain, le temps allait changer, car il avait mal à la jambe (celle qu’il avait perdue soixante ans auparavant)…

    Entre le jour de 1917 où il a été blessé à la bataille du Chemin des Dames et celui où il a disparu dans sa quatre-vingt sixième année, cet admirable grand père dont je suis si fier aura été opéré à 17 (dix-sept) reprises, dont plusieurs sous anesthésie par l’éther, ce que je ne recommande à personne. Et, à plus de soixante six ans, je sais de quoi je parle.

    Puisque le thème de cette chronique me le permettait, j’ai tenu à rédiger ce récit en forme d’hommage.

    Mais je l’ai fait aussi (et peut-être surtout) pour que DES JEUNES sachent que la prospérité qu’ils connaissent actuellement -aussi relative qu’elle leur semble, et même si elle n’est pas aussi égalitaire que certains le souhaiteraient- leur a été en quelque sorte (et dans tous les cas) offerte par le sacrifice d’une génération de femmes et d’hommes qui ont su ce que souffrir voulait dire, et ce, tout au long de leur existence (car j’aurais bien d’autres anecdotes à faire resurgir du passé, croyez le) !

    Mon objectif serait pourtant atteint et j’en serais comblé si LES JEUNES qui viennent de me lire gardaient ce fait bien enfoui au plus profond de leur mémoire, et peut-être même de leur coeur, tout au long de leur existence, si possible…

    Merci.

  • Les 1/10e de la Loterie Nationale
    le dimanche 15 juin 2008 à 13:29, aymericabarna a dit :
    En Espagne, les vendeurs dans la rue, les billets contre des planches en bois avec élastiques, les 1/10 de ticket "rien a changé, tout a continué"
  • Les 1/10e de la Loterie Nationale
    le dimanche 15 juin 2008 à 10:22, Joël a dit :

    Eh oui, le bon temps, comme disait ma grand’mère

    Aujourd’hui, la Française des Jeux va ajouter un ’tirage’ le lundi, soit 3 tirages par semaine (de 2 séries), l’Euromillions et les ’spéciaux’ style "Vendredi 13" !

    Panem et circences ? Même pas, au prix du blé, il n’y a plus que le circus (minimus, hein, pas maximus !)

  • Les 1/10e de la Loterie Nationale
    le dimanche 15 juin 2008 à 06:06, pfffttt a dit :
    Merci pour ce rappel…Tout un pan de mon enfance ! Vous avez oublié les enfants (j’en ai fait partie) qui avait l’insigne devoir de choisir à la demande de son père.
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