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Le silence…

Chronique / dimanche 29 mars 2009 par Jacques Gaillard
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De toutes les choses qui ont disparu ou sont devenues rares, le silence est sans doute la plus discrète. Forcément : dès qu’on en parle, pfuit !, il s’en va…

Il y en avait, il n’y en a plus – ou si peu que pas. On a peine à imaginer, désormais, le silence ailleurs que chez les Trappistes. Et encore : ne pas parler ne signifie pas ne faire aucun bruit (par exemple, en fabriquant de la bière). Et il n’est même pas évident que les monastères les plus stricts soient épargnés par les flux de musiques, de paroles, d’ondes sonores en tous genres qui caractérisent la modernité contemporaine, ou simplement par le jingle de l’ordinateur que l’on démarre (la Trappe tolère Internet) : rien, ou presque rien, ne se fait plus sans signal sonore.

La musique était sacrée, militaire, de chambre, elle est maintenant partout - JPG - 22.3 ko
La musique était sacrée, militaire, de chambre, elle est maintenant partout
© Wozniak

Pendant des siècles, le progrès technique, du tour de potier à la bombe atomique, a impliqué la fabrication de bruits nouveaux ; désormais, toute une industrie s’occupe de fabriquer du silence – ou plutôt, de réserver nos espaces domestiques à des bruits choisis par nous… Jadis compagnon oppressant du labeur, de l’usine et des chantiers, le bruit a envahi nos maisons et nos loisirs, et tel le diable selon Baudelaire, sa plus grande ruse est de faire comme s’il n’existait pas : il est dans nos vie comme la vie même. On ne peut plus imaginer une sociabilité sans vacarme, ni une société sans un air de musique en fond sonore. Tout ethnologue consciencieux, avant d’aller explorer une des ultimes tribus sauvages de la planète, emplit son sac, à tout hasard, de piles neuves pour transistor. Et du coup, avec ses théories d’anges et de chérubins distillant des hymnes sirupeux à longueur d’éternité, le Paradis a perdu de ses attraits : une vie d’abstinence, d’eau minérale et de génuflexions pour mériter le derby des psaumes, non, merci. Pour qu’une religion ait de l’avenir, il faudra, désormais, que l’on puisse choisir son programme musical, ou couper le son.

On est stupéfait de voir, sur la planète photographiée de très loin par quelque satellite, l’invasion de lumières électriques qui laissent si peu de zones d’ombre sur tous les continents. Si l’on disposait d’une cartographie mondiale du bruit fabriqué, on serait, sans doute, encore plus étonné – car le bruit marque, hélas, son territoire même en plein jour… De loin, dans la nuit, depuis la route, nous voyons briller les villes à trente kilomètres de distance. Mais dans la forêt, en pleine nuit, en pleine montagne, nous entendons le bruit des autos sur la route, en bas, dans la vallée. Ce sont nos inséparables, la lumière et le bruit, fils de nos kilowatts et compagnons de toutes nos machines, donc de tous nos conforts, mais bien envahissants : même au fin fond des mers, le navigateur solitaire entend grésiller sa radio, grincer ses haubans, craquer sa coque, et laisse ses feux allumés, car il y a presque partout un cargo qui risque de le percuter. Et l’Oceano nox, de nos jours, se dirait :

O combien de sonos, combien de haut-parleurs,
Que l’on a installés partout dans nos maisons,
Prévus pour notre joie, assourdissent nos coeurs
Et nous font nous cogner contre le mur du son !

La musique était sacrée, militaire, de chambre, elle est maintenant partout. Le dernier demi-siècle vit cette inondation. Qui l’eût cru ? Elle fracassa la lutte des classes. Certes, le piano restait chose bourgeoise, comme le violon, qui appelait des doigts délicats, comme la harpe, instrument pour châtelaines chlorotiques. Ici et là, des instruments populaires de fanfares minières et d’orphéons ruraux – mais on n’en jouait pas tous les jours, loin de là. Mes années d’enfance ne connurent qu’un lugubre gramophone à aiguille et manivelle, hérité d’on-ne-sait-qui, et une douzaine de galettes noires rangées dans des pochettes de papier. Deux ou trois fois par an, au dessert d’une fête familiale, mon grand-père en tirait quelques mélodies vieillies que l’on savait par coeur : «  Le credo du paysan » (face A) et « La chanson des blés d’or » (face B), par Armand Mestral, « Je me sens dans tes bras si peti-i-te », par Lucienne Boyer, « Rose-Marie », par Nelson Eddy et Jeanette MacDonald, «  Les beaux dimanches de printemps », par ce cher Reda Caire dont Perec se souvient, et, seule concession à la modernité, « Bogota Mambo », par d’exotiques inconnus pourvu de maracas.

Alors vint l’électrophone, et ses microsillons dont la durée stupéfiait. Chez les adultes raisonnables, la Guilde internationale du Disque fournissait des sonates, des symphonies et des alibis culturels, comme ces concerts des Jeunesses Musicales que choisissait Truffaut pour procurer à Antoine Doinel, ce perpétuel déclassé, l’occasion de sa première frustration amoureuse. Mais déjà, dans les chambres d’enfants qui n’étaient plus des enfants, s’accrochait au mur, entre les photos de Sylvie et Johnny, le haut-parleur détachable du tourne-disque Teppaz.

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Ce grand émancipateur que l’on pouvait prendre sous le bras et charger sur la mobylette fut le complice des premières « boums » du dimanche après-midi et des slows décisifs sur lesquels des mains et des lèvres déchiffrèrent la Méthode Rose des désirs et des sentiments. La musique simplifiait tout en autorisant le rapprochement des corps, et cette musique-là venait évidemment du plus puritain des continents, en traversant l’Atlantique, vague après vague. Une génération d’auditeurs était désormais sur orbite, prête à se ruiner les tympans et à satisfaire sa sensualité dans des flots de décibels.

Pour transporter toujours et partout la musique, le transistor connut le renfort du mange-disque, qui permettait au sable de la plage de détériorer en cinq passages les 45 tours préférés de Chouchou, la mascotte de Salut les Copains. Radio, tourne-disques et juke-box se mirent à ressasser de façon obsédante des refrains qui, eux-mêmes, se ressassaient entre eux. L’époque des « yé-yés » inaugure en effet une jouissance procurée par la répétition. La nouveauté n’était pas qu’on écoutât une chanson : c’était qu’on l’écoutât vingt, trente fois dans une seule journée, mille fois par semaine – puis plus du tout.

Ce temps des « idoles » requérait des tranches horaires réservées à leur culte, après le lycée, avant le sommeil, et même pendant les révisions du Bac. Un nouveau rituel de consommation du bruit soudait une classe d’âge par les oreilles. Sans aller jusqu’à dire que « L’École est finie » ou « Let’s twist again » avaient la même fonction que les litanies ou le rosaire, on peut envisager que les fidèles de ces cantiques s’affirmaient « jeunes » de deux façons, en s’enivrant eux-mêmes de leur piété musicale et en imposant bruyamment cette communion aux oreilles abasourdies des adultes – qui, du coup, devinrent subitement des vieux.

De nos jours, le silence est, de fait, un truc de vieux, de lecteurs ou de sourds, ce qui, souvent, revient au même dans l’idéologie des gens « branchés ». Curieux spectacle, dans le métro, dans la rue ou même dans les bibliothèques, tous ces fils qui sortent de toutes ces oreilles, comme si, sans s’amarrer à une machine à faire du bruit, l’esprit risquait de sombrer dans le vide. Amateurs de silence, faites comme tout le monde : bouchez-vous les oreilles, mais sans brancher vos écouteurs. Le monde n’y verra que du feu.

Hier, les machines analogiques restituaient le son gravé dans les sillons. Aujourd’hui les appareils numérique les lisent. Hypocrites lecteurs… La sombre prédiction de Marshall MacLuhan est peut-être à repenser : vivons-nous la victoire de Clayderman sur Gutenberg ?

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Parlons d’un temps que les moins de vingt ans auraient pu connaître La douce et belle époque du transistor, cette radio qui se balladait partout.
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