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Justice

L'ombre d'Outreau

16 juin 2010 à 11h31
Les Etats-Unis, terre de libertés judiciaires pour ses admirateurs, ont connu aussi des "affaires d’Outreau" retentissantes dans les années 1980, tout à fait ignorées de nos apprentis réformateurs de la procédure pénale.

Le gouvernement paraît avoir renoncé à sa réforme de la procédure pénale qui consistait à remplacer le juge d’instruction par un procureur-enquêteur en charge de tous les dossiers. Ses pouvoirs auraient été contrebalancés par ceux du Juge de l’Enquête et des Libertés, autorisant ou non les actes les plus coercitifs tels que détention provisoire, perquisitions, etc.

Cette réforme s’expliquait, on l’a assez dit, par le désastre d’Outreau [1]. L’inspiration générale du nouveau texte était, plus ou moins, la procédure accusatoire à l’anglo-saxonne, donnée en exemple par ceux qui ne la connaissent pas.

Pourtant, les Etats-Unis, terre de libertés judiciaires pour ses admirateurs, ont connu aussi des affaires d’Outreau retentissantes dans les années 1980, tout à fait ignorées de nos réformateurs.

C’est tout d’abord le Jordan case. En 1984, dans la petite ville de Jordan, Minnesota, 25 adultes (18 dans Outreau) furent accusés à tort par des mineurs de s’être livrés avec eux à de véritables orgies sexuelles. Pourtant, aucune des photos censées avoir été prises ne fut trouvée ; aucune corroboration médicale des faits ne fut apportée. Les parents furent tout de même mis en examen et leurs enfants séparés d’eux. Les accusations s’amplifièrent : certains enfants parlèrent de meurtres. Dans Outreau, Daniel Legrand avait inventé l’histoire du meurtre d’un mineur que deux enfants Delay et leur mère Myriam Badaoui relayèrent aussitôt. Dans le Jordan case, certains enfants reconnurent que les histoires d’homicide étaient inventées. L’un des adultes, condamné au début de l’affaire pour des faits qu’il avait avoués, admit qu’en accusant d’autres adultes –sur une déposition de 113 pages !-, il avait menti et relayé les accusations fausses lancées par les mineurs. Dans Outreau, Myriam Badaoui a accusait de nombreux adultes avec force détails –en particulier, dans un procès-verbal de 18 pages en fin d’instruction !- pendant plusieurs années avant de se rétracter tout à fait à l’audience de la cour d’assises de Paris.

Sur ce schéma psycho-sociologique commun avec celui d’Outreau se greffèrent les spécificités juridiques anglo-saxonnes. Tout d’abord, les ‘plea bargaining’ : à certains adultes, il fut proposé que des peines de prison ferme ne soient pas requises s’ils incriminaient d’autres adultes ; ensuite, le défaut de consignation sur procès-verbal de tous les actes d’enquête : un ensemble d’investigations à décharge ne fut pas versé au dossier. Ainsi, faute de preuve, le parquet local –et non un juge d’instruction qui n’existe pas aux Etats-Unis- abandonna les poursuites. Deux services de police –dont le FBI- qui enquêtèrent ensuite sur ce désastre ne trouvèrent aucune preuve d’aucun crime. Le Fabrice Burgaud de cette affaire était le procureur Kathleen Morris : l’aveuglement n’est pas affaire de juge d’instruction ni de sexe. Mme Morris était une procureure expérimentée : Fabrice Burgaud, débutant de moins de trente au début de l’affaire, n’est pas la cause principale de la catastrophe d’Outreau.

Une seconde affaire retentissante a défrayé la chronique judiciaire américaine : celle de la garderie Mac Martin, dans les faubourgs de Los Angeles. Cette affaire s’est déroulée de 1983 à 1990. Les personnels d’une garderie furent accusés d’abord par la mère déséquilibrée d’un enfant de 2 ans puis par plusieurs centaines ( !) de mineurs d’avoir commis des agressions sexuelles sur eux. Ces accusations s’étendirent à de nombreux autres adultes. Les dépositions avaient été fortement sollicitées par une prétendue spécialiste des abus sexuels sur enfants. Sept adultes de l’école furent mis en examen par un Grand Jury ; (jury populaire) alors que les mises en cause n’étaient pas corroborées sinon tout à fait fantaisistes. Ils furent placés en détention provisoire en attendant le paiement de cautions très élevées (jusqu’à plusieurs centaines de milliers de dollars). Deux d’entre eux purent régler la leur dans le mois.

L’audience préliminaire sur la preuve –débat public devant un magistrate sur l’opportunité d’envoyer une affaire devant la trial court- dura 19 mois, à peu près la durée effective de l’instruction conduite par Fabrice Burgaud. On y débattit au vu et au su de toute la presse de l’incroyable affaire : ‘la magie de l’audience’ –selon le procureur d’Outreau- qui aurait manqué à l’instruction à la française pouvait jouer aux Etats-Unis. Ce ne fut pas le cas : les 7 accusés furent renvoyés devant la trial court. Mais le parquet était ébranlé par l’absence de preuves plus que le juge ! Il abandonna les accusations contre 5 des 7 accusés. Ces cinq personnes furent remises en liberté. Au procès des 2 restants qui dura près de 3 ans, l’un fut acquitté, l’autre condamné puis, à l’issue d’un autre procès, enfin acquitté. Il avait passé 5 ans en détention provisoire. L’ensemble de l’affaire coûta près de 15 millions de dollars.

Dans les affaires Jordan et MacMartin, la procédure accusatoire n’a pas empêché l’ordalie judiciaire des innocents américains. Si les détentions provisoires ont été plus courtes pour certains que dans l’affaire d’Outreau, c’est au prix du versement de cautions parfois supérieures à 500.000 dollars. L’ensemble de la procédure a duré sept ans. L’affaire d’Outreau a duré cinq ans. La procédure accusatoire ne protège pas davantage que la procédure inquisitoire ; d’autant que, de surcroît, dans les deux affaires américaines, les procureurs avaient dissimulés des preuves à décharge. Tout au plus, est-il possible d’y éviter tout ou partie de la détention provisoire si on mobilise beaucoup d’argent.

Ces désastres français et américains s’expliquent par la spécificité des affaires de mœurs et de pédophilie : capacités de mensonge hors du commun d’un très grand nombre d’adultes et de mineurs que les professionnels de la justice ne soupçonnent pas ou refusent de voir. Dans les dossiers en cours en ce moment sur le territoire national, ces professionnels posent toujours la même question : « Pourquoi les victimes inventeraient-elles ? » La parole de l’enfant reste reine.

Faute d’un meilleur esprit critique de la part des policiers, des magistrats et des avocats, faute d’une meilleure analyse des dossiers d’instruction, d’autres Outreau –petits et grands- viendront.

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Un vrai pouvoir judiciaire en France ?

Notes

[1] Les considérations qui suivent sont développées dans l’ouvrage de l’auteur, ‘L’erreur judiciaire’, à paraître aux Presses Universitaires de France en septembre 2010

Mots clés : États-Unis France Justice