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Gideon Levy : « La vie des Palestiniens plus cruelle que Plomb durci »

23 janvier 2010 à 00h14
Rencontre le vendredi 15 janvier avec le journaliste israélien Gideon Levy à la librairie de l’Atelier à Paris, à l’occasion de la sortie d’un recueil de ses articles. Gideon Levy en paroles.

Il fait le décompte de l’indécomptable, le recensement auquel personne dans son pays ne veut procéder. Gideon Levy, journaliste au quotidien de gauche Haaretz, est une voix dissonante dans le concert médiatique israélien lorsqu’il s’agit de la Palestine. Gideon Levy est le seul à mettre des noms sur les visages quand l’armée israélienne assassine dans les territoires occupés. Il est le seul à faire la chronique hebdomadaire des exactions commises au nom des citoyens d’Israël afin qu’aucun d’entre eux ne puisse dire qu’il ne savait pas. A cause de Gideon Levy, on est obligé de savoir. On peut toujours ne pas acheter le journal ou éteindre la télé, mais il continuera de parler, d’écrire. A force de fermer les yeux, il faudra bien les rouvrir.

Gideon Levy était récemment en France pour la publication d’un recueil de ses articles publiés entre 2006 et 2009. Ironiquement, Gaza commence l’année où les journalistes israéliens se sont vus interdire l’accès de Gaza. Véritable chronique de l’histoire moderne d’Israël, ces articles, écrits à la première personne, racontent par le menu le calvaire quotidien de la population gazaouie, au fil des diverses opérations militaires qui s’abattent sur elle, de « Hiver chaud » à « Plomb durci ».

Dans la petite librairie de l’Atelier [1] dans le 19ème arrondissement de Paris, les gens se pressent pour rencontrer le journaliste israélien. L’homme est chaleureux, tranquille et charismatique. La librairie est exigüe. Il y a presque autant de monde debout qu’assis. Les questions tournent essentiellement sur la situation politique en Israël. L’assistance interroge Gideon Levy comme un éminent spécialiste. Le journaliste d’Haaretz répond avec une franchise bien éloignée du discours mesuré dont usent les médias français lorsqu’il s’agit de l’Etat hébreu. Avec humour et dérision, il se montre sévère pour ses compatriotes et les dirigeants israéliens. « Une telle soirée n’aurait pu avoir lieu à Tel-Aviv, plaisante-t-il en guise d’introduction. En Israël, il est tout simplement inimaginable que des gens se déplacent par temps de pluie, qui plus est un vendredi soir, pour parler de Gaza, surtout si c’est avec Gideon Levy. ».

HONTEUX D’ÊTRE ISRAELIEN

Le public n’est pas venu pour bousculer Gideon Levy. De fait acquises à la cause du journaliste, les personne présentes n’hésitent pas à manifester admiration et encouragements lors des prises de parole. Ce qui pourrait relever du paradoxe, avec Gideon Levy se révèle une évidence. Opposé à la politique israélienne, il est avant tout israélien et continue à appartenir à cette société imparfaite tout en en dénonçant l’injustice : « Je me sens patriote, je me sens concerné par Israël. J’ai toujours vécu en Israël. Je pense sincèrement que le patriotisme est ce que je ressens pour mon pays. Et quand je le dis à mes compatriotes, soit ils rigolent, soit ils me crachent dessus. Dans ma profession, j’ai vu pire qu’en Israël. J’ai été témoin d’atrocités en Bosnie, en Géorgie. Mais toutes ces atrocités n’étaient pas commises en mon nom. En Israël, je partage la responsabilité de chaque balle, de chaque obus tiré sur la Cisjordanie, Gaza ou le Liban. J’en tire un sentiment de honte en tant qu’Israélien. Le projet d’occupation implique toute la société : du système éducatif, législatif jusqu’ aux médias. Je me sens honteux et coupable parce que je suis un patriote israélien. Ni les colons, ni l’extrême-droite, ni les généraux de l’armée, aucun d’entre eux n’est plus patriote que moi et ne se soucie du futur d’Israël plus que moi. »

Comme une voix dans la nuit, Gideon Levy est entré en résistance contre l’obscurantisme et la pensée unique. Mais s’échiner à dénoncer, à vouloir mettre ses lecteurs en face de la réalité sur ce qui se passe dans le territoires occupés a un prix. Cette résistance passe par une grande solitude. « Semaine après semaine, j’ai l’impression d’écrire pour moi-même, pour les archives. Mais en voyant mes articles publiés, je sais que ça en vaut la peine. » Lorsqu’on lui demande comment il est passé du cabinet de Shimon Peres [2] à la « zone d’ombre » gazouite qu’il décrit semaine après semaine [3], il plaide que les Israéliens ne sont pas des monstres.

Il explique l’ « effarante indifférence » de ses compatriotes qu’il dénonce dans son livre en démontant le mécanisme effrayant qui régit la société israélienne : « Si plus d’Israéliens voyaient ce que j’ai vu, la situation ne serait pas la même. Mais le système est organisé pour les empêcher de savoir. Et même s’ils voient et entendent, les Israéliens sont très contents d’eux. Tout le système nous persuade que l’armée israélienne est la plus morale du monde. Parfois je suggère que l’armée du Lichtenstein est peut-être plus morale que nous. Non, c’est la nôtre. D’ailleurs, je suis sûr que la mission israélienne pour Haïti est déjà arrivée sur place. » Et d’ajouter : « Ce n’est par hasard que ce sont des gamins de dix-huit ans qui sont envoyés se battre dans les territoires. C’est universel, ce qu’on fait à dix-huit ans on ne le ferait pas à trente. Les gamins qu’on envoie à Gaza sont formés, conditionnés par un savant lavage de cerveau. On leur raconte que les armes iraniennes se déversent par les tunnels et que Gaza devient le plus grand arsenal du monde. Qu’espérer d’autre de ces enfants qui pensent que Gaza est l’endroit le plus dangereux du monde, qu’ils y vont pour sauver Israël et tout le peuple juif ? » Implacable.

Parfaitement huilés, les rouages d’une machine de guerre qui broient les consciences. On n’est plus très loin d’un roman de George Orwell.

UN PROCESSUS DE DESHUMANISATION

« Les Israéliens sont un peuple avec des valeurs. Ils aideraient les vieilles dames à traverser la rue, même si elles ne veulent pas. Mais quand il s’agit d’occupation, c’est autre chose. Ils mènent une campagne depuis des décennies de déshumanisation des Palestiniens. Les Israéliens peuvent continuer leurs exactions car les droits de l’homme s’appliquent aux humains. Et si on gratte la surface de n’importe quel Israélien, on se rendra compte qu’aucun d’entre eux ne considère que les Palestiniens sont des humains. J’ai écrit que nous traitions les Palestiniens comme des animaux et j’ai reçu des lettres de protestation de la SPA, car les animaux doivent être bien traités. Cette déshumanisation n’est pas marginale. Elle est au centre des préoccupations. On le voit jour après jour dans les médias. Pendant « Plomb durci », les médias israéliens ont invité la population à emmener les enfants sur les collines voir les bombardements au phosphore qui illuminaient Gaza. » Non sans un certain sarcasme, Gideon Levy rappelle : « Beaucoup d’Israéliens sont capables de vous expliquer sérieusement que les victimes sont en Israël. Et comme disait cette « honorable » Premier Ministre Golda Meir : « Nous ne pardonnerons jamais aux Palestiniens de nous obliger à tuer leurs enfants ». »

Le concept de la déshumanisation instauré en programme d’état a fait son oeuvre et le journaliste d’Haaretz déplore que la société israélienne, qui ne se choque plus pour grand chose concernant la Palestine, descende doucement la pente de l’indifférence. « Le changement principal de ces dix dernières années, c’est que la société israélienne est tombée dans le coma. En 1982, après Sabra et Chatila, 400 000 personnes protestaient dans les rues pour quelque chose qui n’avait pas été directement perpétré par l’armée israélienne. Aujourd’hui, il n’y aurait pas 400 personnes. C’est lié à l’écrasement complet du camp de la paix israélien. C’est dire sa force. Il y a vingt ans, tous les dîners du vendredi soir auraient tourné autour de « Qu’est-ce qu’on va faire des territoires occupés ? » Aujourd’hui personne ne s’en soucie. Ce changement est préoccupant. Il est le signe d’une société malade. »

Gideon Levy conclut froidement : « Israël n’est pas un pays fasciste mais tous les ingrédients sont réunis pour le fascisme. Rien ne stoppera le fascisme si demain un leader fasciste accédait au pouvoir. Nous sommes prêts. Ni le système éducatif, ni les instances législatives, ni les média, ni la société civile, ni le monde ne l’empêcheront. »

L’EUROPE LARGEMENT RESPONSABLE

La mécanique étatique apparaît quant à elle également parfaitement huilée. Plus que la politique de la chaise vide, c’est la temporisation permanente des gouvernements successifs que Gideon Levy pointe : « Il y a quelques années, on a organisé des élections à Gaza. Comme partout quand le gouvernement échoue, on a voté pour l’opposition. On ne peut jamais savoir. Peut-être qu’un jour les Français voteront pour les Socialistes. Pour les Gazaouis, l’OLP et le Fatah ont échoué. L’interminable processus de paix et les négociations n’ont rien apporté aux Palestiniens. Et la seule alternative a été le Hamas, présenté comme un parti non corrompu et prêt à lutter. Le Hamas n’est pas arrivé au pouvoir par un mouvement religieux mais par la déception du Fatah. Ce n’est pas plus ma tasse de thé qu’aucun autre mouvement religieux. Le monde a poussé les Palestiniens à voter. Il y a trois ans qu’on boycotte le Hamas et l’Europe est largement responsable. » Et lorsqu’on lui demande si Israël n’aurait pas favorisé la montée du Hamas : « En général, j’essaye d’éviter la théorie du complot. Il faut voir comment Israël a traité les autres partenaires. Arafat était trop fort. Abou Mazen était trop faible. Le Hamas était très bien car personne en Europe ou aux USA n’était prêt à discuter avec des terroristes. Il ne faut pas imaginer un conciliabule pour en décider. Les Palestiniens ont voté d’eux-mêmes. Mais c’est certainement quelque chose de très positif pour les Israéliens, qui ne veulent lâcher aucune colonie, d’avoir le Hamas en face. La preuve : il y a un homme qui pourrait devenir un vrai interlocuteur mais il se trouve actuellement en prison en Israël, Marwan Barghouti. Ils ne le relâcheront pas. »

Le plus drôle, c’est lorsqu’une jeune femme suggère qu’en France on vit les mêmes choses avec les médias qui mentent, une catégorie de la population ostracisée, une société sécuritaire presque à outrance, et que nous sommes dans le même bateau. Impertubable, Gideon Levy répond : « J’aimerais bien être dans le même bateau que la France car les fromages sont bons. Paris est plus beau que Jérusalem. Il faut que le monde sache que Jérusalem est la ville la plus moche qui soit. » Avant de rectifier, un rien caustique : « Cela dit, nous ne sommes pas dans le même bateau, car à part la Martinique, il n’y a pas d’occupation militaire en France. C’est une différence de taille. »

PIRE QU’UN MASSACRE

Interrogé sur les solutions politiques possibles pour résoudre la question palestinienne, le journaliste se montre intransigeant. Pour lui, l’urgence c’est le quotidien : « C’est une affaire qui dure depuis soixante ans. D’une certaine manière, c’est pire qu’un massacre localisé dans le temps. La vie quotidienne des Palestiniens est plus dépressive, inhumaine, plus cruelle que « Plomb durci » ou des opérations ponctuelles très violentes. »

Sans explicitement parier sur une solution politique, Gideon Levy moleste les dirigeants qui ne gouvernent qu’à court terme : « Ce que je dis aux gens de droite : « OK, on continue l’occupation. Et dans dix ans ? Et dans vingt ans ? » Il n’y a pas de réponse. Aucun d’entre eux n’acceptera un état palestinien. La question se pose de savoir si le monde va encore supporter que trois millions et demi de personnes (peut-être plus d’ici là) soient privées de tous les droits civiques. » En refusant de se projeter dans un hypothétique après, ce transcripteur de l’ici et du maintenant prône l’évidence. Pour lui, il ne saurait y avoir de politique sans une fin de non recevoir à l’occupation des territoires palestiniens.

« Pour des gens comme moi, la solution politique n’est pas le premier but. Le but est de mettre fin à l’occupation et résoudre le problème des réfugiés palestiniens. Après soixante ans, ils méritent qu’on s’occupe d’eux et que l’on mette fin à l’occupation d’une façon ou d’une autre. Israël n’a pas à poser de conditions pour y mettre fin. Un voleur n’a pas à émettre de conditions à la restitution de ce qu’il a volé. Pas un seul Etat ne reconnaîtrait la validité de ces conditions, pas même la Micronésie. Ce qui viendra après devra être discuté. L’occupation est illégale. En finir est le but numéro un, discuter avant ne sert qu’à perdre du temps et prolonger les choses. »

Et lorsqu’on lui pose franchement la question sur une résolution à deux Etats ou à un Etat laïque, le scepticisme l’emporte : « Par rapport à la solution à deux Etats, on en est aux arrêts de jeu. Il est peut-être trop tard. Je ne vois rien bouger dans cette direction, ni dans la société israélienne, ni dans le monde, sauf qu’il y a toujours des négociations de plans de paix. On a probablement raté la chance de la solution à deux Etats. Si c’est vrai, la solution d’un état n’est pas une solution prometteuse à mon avis. Je la soutiendrais si je pensais que ce serait un état juste. Mais ça ne le sera pas. »

S’il reconnaît volontiers que le boycott a été une arme efficace contre l’Apartheid, il avoue qu’il lui est difficile de le prôner pour les autres puisque lui-même ne boycotte pas Israël. Tout au plus n’achète-t-il pas les vins du Golan. Mais Gideon Levy a une théorie simple sur l’efficacité du boycott d’Israël : « La première réaction à un boycott sera : « Le monde est antisémite et nous allons lui donner une leçon ». Mais essayez d’empêcher un Israélien d’aller faire les soldes aux Galeries Lafayette, il laissera tomber tous les territoires. » Une façon de le plébisciter à demi-mots.

DEMANDEZ A VOS GOUVERNANTS

A l’heure où, en France, le débat sur l’identité nationale agite ceux qui veulent bien y participer, Gideon Levy ne se pose plus la question. Être israélien pour lui passe avant tout par le respect de l’autre, en l’occurrence des Palestiniens, la solidarité et la considération pour les gens qui vivaient ici avant. Et ce n’est pas sans douleur que Gaza, le recueil de ses articles, nous rappelle le rôle honteux joué par la France durant « Plomb durci ». L’Union européenne, alors présidée par Sarkozy, avait envoyé une délégation à Jérusalem « pour soutenir Ehoud Barak », écrit Gideon Levy. « Je n’oublierai pas le spectacle affreux de cette honteuse démarche de la présidence européenne, poursuit-il dans l’article intitulé J’aime Gaza. Pas un seul délégué n’a osé aller à Gaza voir de ses propres yeux ce qu’Israël était en train de commettre là-bas. » Nous devrions remercier Gideon Levy de vouloir mettre ses compatriotes devant leurs responsabilités et de nous confronter à nos silences, à notre complicité. Il n’est qu’à voir comment il nous renvoie le film Valse avec Bachir que nous avons tant ovationné dans les dents. [4]

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Il était important que Gideon Levy vienne en France pour expliquer pourquoi il écrit. Rencontrer Gideon Levy, et certainement les gens qui marchent à ses côtés, Amira Haas [5] ou Eyal Sivan [6], c’est entendre la voix de la justice en Israël et se dire qu’avec un peu de bon sens, là-bas mais ici aussi, tout serait possible.

Mauvaise (ou bonne) conscience d’Israël, Gideon Levy, en publiant ses articles en France, est aussi la nôtre. En s’adressant aux Israéliens, c’est aussi aux gouvernements qui se taisent qu’il parle. Revenant sur le terrible blocus qui affame Gaza depuis plus de trois ans, Gideon Levy nous interpelle : « Même si on laisse de côté toutes les questions morales, c’est l’occupé qui est boycotté. Quel a été le résultat de ce blocus ? Le Hamas n’est pas plus faible, n’est pas près de s’écrouler. Le Fatah est-il une alternative ? Pourquoi ne pas mettre le Hamas à l’épreuve et lui parler. Demandez à vos gouvernants. »

Certainement Gideon Levy écrit-il une histoire dont il ne connaît pas la fin. Mais sa voix dans le désert n’est pas prête de se taire, car comme il dit : « Au Moyen-Orient, comme partout, il faut être assez réaliste pour croire aux miracles. »

Gaza : Articles pour Haaretz, 2006-2009. 220 pages, 14euros, La Fabrique Éditions.

Lire aussi : Le compte-erndu de la conférence donnée la veille par Gideon Levy au Reid Hall (campus de l’université Columbia à Paris : 4, Rue de Chevreuse, VIe arrondissement) par Article XI

Ecouter aussi : L’émission Là-Bas si j’y suis du 21 janvier 2010 sur France-Inter

Howard Zinn, la griffe de l’Histoire Lhasa, l’étoile qui s’éteint

Notes

[1] Librairie l’Atelier, 2bis rue Jourdain, 75020 Paris

[2] Gideon Levy a été directeur de cabinet de Shimon Peres de 1978 à 1982

[3] Traduction pour Twilight Zone, titre de sa chronique hebdomadaire dans le quotidien Haaretz.

[4] L’article Valse avec Bachir, film étranger a été publié sur Bellaciao.

[5] Sa consoeur au quotidien Haaretz vit en Cisjordanie.

[6] Documentariste, réalisateur de Route 181, fragments d’un voyage en Israël Palestine

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