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"Et un jour ils se disent : Ah, voilà ce que je peux faire : devenir en une heure ingénieur qualifié en génie civil et prouver que c'est Bush qui a fait sauter les tours jumelles"

9 septembre 2008 à 10h45

L’humouriste Bigard est comme tu sais l’ami du chef de l’Etat français - qui l’an passé l’emmena, dans ses bagages et à nos frais, jusques au Vatican, où de conserve ces deux-là baisèrent l’anneau d’un octogénaire autrichien déguisé en Père Noël.

L’humouriste Bigard, outre que des "salopes", lâche aussi, quelquefois, son avis sur la vie, et sur le monde comme il va.

L’autre jour, aux micros d’une radio privée (qui se trouve être celle d’un "frère" du chef de l’Etat français, vois si tout ça reste en famille), l’humouriste Bigard a proclamé, par exemple : "On en est absolument sûr et certain maintenant que les deux avions qui se sont écrasés sur la forêt et le Pentagone n’existent pas. Il n’y a jamais eu d’avion ! Ces deux avions volent encore. C’est un mensonge absolument énorme !"

Puis : "C’est un missile américain qui frappe le Pentagone ! Ils ont tué eux-mêmes des Américains !"

C’est ainsi : régulièrement, des savants nous révèlent qu’on nous cache tout, et professent crânement que "si paranoïaque et obsédé du complot que vous soyez, ce que le gouvernement fait en réalité est pire que ce que vous imaginez" [1].

Or, là, il se trouve que paraît demain, chez Fayard, le nouveau livre de Chomsky [2], évidemment formidable - où justement il donne quant à lui son avis sur "la persistance de théories nombreuses et variées qui accusent l’administration Bush d’avoir directement ou indirectement participé aux attentats du 11 septembre".

(Je vais le citer un peu longuement, et tu vas lire jusqu’au bout (si tu veux qu’on reste aussi amis que l’humouriste et le chef de l’Etat français).)

Chomsky explique : "D’abord, je ne fais pas grand cas de ces théories, mais je suis assailli de lettres à leur sujet. Ce n’est pas seulement une énorme industrie, c’est une industrie assez fanatique. (…) C’est presque une sorte de fanatisme religieux.

Il faut quand même se poser des questions. D’abord sur les preuves matérielles. Il y a des coïncidences inexpliquées, des témoignages personnels, etc., mais cela ne pèse pas lourd. On en trouve dans n’importe quel événement mondial complexe. Au sujet des preuves matérielles, peut-on vraiment devenir un expert très qualifié en génie civil et mécanique en passant une heure ou deux sur Internet ? Si oui, il faut dissoudre les sections génie civil et mécanique du Massachusetts Institute of Technology. (…) Si vous croyez réellement à l’une ou l’autre de ces preuves, c’est simple : adressez-vous à des spécialistes capables de les évaluer. Peut-être avez-vous trouvé un physicien quelque part, mais, à ma connaissance, personne n’a voulu proposer quoi que ce soit à une revue professionnelle sérieuse, soumise à la discipline de l’"examen par les pairs". Même sans aller jusque-là, on peut consulter les départements universitaires de génie civil et mécanique. Peut-être les membres du "mouvement pour la vérité sur le 11 septembre" pensent-ils qu’ils sont tous dans le coup ? Si le complot est vaste à ce point, on peut aussi bien l’oublier. Les adeptes du mouvement disent qu’ils ont peur. Il n’y a pas de quoi avoir peur. C’est une des positions les plus sûres pour un opposant, tous ceux qui ont un peu d’expérience en la matière vous le diront. En fait, les autorités se montrent assez tolérantes à cet égard.

Ce qui nous amène à une seconde question. Pourquoi ce débat autour du 11 septembre est-il si bien toléré ? Je soupçonne le pouvoir de le voir d’un bon oeil. Il capte énormément d’énergies et les détourne des véritables crimes de l’administration, infiniment plus graves. (…) Pensons à l’invasion de l’Irak, ou au Liban. Ou à ce qu’ils font subir à la population ouvrière des Etats-Unis. (…) Ils commettent des crimes réels, qui suscitent très peu de protestations. Une des raisons - pas la seule, bien entendu -, c’est qu’on dépense énormément d’énergie militante potentielle dans ces polémiques autour du 11 septembre. Du point de vue des gouvernants, c’est excellent. On donne même à ces militants du temps d’antenne (…), on met leurs livres bien en vue dans les librairies. Très tolérant, comme réaction. (…) Ce n’est pas le genre de réaction qu’on provoque quand on touche aux sujets sensibles.

(…) Et je ne crois pas que leurs preuves soient sérieuses. Ni même que ceux qui les exposent soient capables de les évaluer. Ce sont des questions techniques compliquées. On n’a pas l’air de le comprendre, mais ce n’est pas pour rien que les scientifiques font des expériences, qu’ils ne se contentent pas de filmer ce qu’ils voient par la fenêtre. Car ce qu’on voit par la fenêtre est la résultante de tant de variables qu’on ne sait pas ce qu’on a dans cet imbroglio si complexe. On peut y trouver toutes sortes de coïncidences inexpliquées, d’apparentes violations des lois de la nature. (…) Donc, découvrir qu’il s’est passé ceci, qu’il est arrivé cela, etc., ça ne veut rien dire.

L’argument "à qui profite le 11 septembre ?" n’a guère de poids. Dans ma première interview après le 11 septembre, je crois avoir fait cette prédiction pas particulièrement brillante : tous les pouvoirs du monde allaient immédiatement exploiter l’événement à leurs propres fins. La Russie allait durcir ses atrocités en Tchétchénie, Israël en Cisjordanie, l’Indonésie à Aceh, et la Chine dans ses provinces occidentales. Aux Etats-Unis on s’en est servi de la façon que l’on sait, mais aussi de beaucoup d’autres, moins médiatisées.

(…) Presque tous les gouvernements ont pris des mesures pour surveiller plus étroitement leur population et ce genre de choses. L’administration Bush l’a fait aussi. Donc, "à qui profite le crime ?" n’est pas une preuve suffisante de culpabilité.

L’idée même n’est pas crédible. Pour qu’il y ait une once de vérité dans les théories sur le 11 septembre, il faudrait qu’il y ait eu un énorme complot, incluant les compagnies aériennes, les médias, la préparation des faux avions. Il aurait fallu mettre au courant quantité de gens dans l’administration. Ils ne s’en seraient jamais tirés. Même une dictature n’aurait pas pu. C’est une opération vraiment risquée. LA probabilité d’une fuite est très élevée : ça se serait su tout de suite. Et la moindre fuite aurait aligné tous les dirigeants devant le peloton d’exécution, et sonné le glas du Parti républicain à jamais. Et pour gagner quoi ? Un prétexte pour faire ce qu’ils auraient fait de toute manière, sous un autre prétexte qu’ils auraient pu trouver".

A ce moment-là de ta lecture, évidemment : tu as une pensée un peu émue pour nos petits clercs de médias, qui n’aiment rien tant que de salir Chomsky par des imputations dégueulasses, et qui notamment se (com)plaisent à le présenter comme un théoricien du complot - alors même que, dans la vraie vie, Chomsky a toujours eu le souci "de répéter que son analyse ne reposait sur aucune forme de conspiration" [3].

(Et tu ris, quand tu te rappelles qu’un fameux "historien des idées, philosophe et politologue" l’a très posément accusé d’être l’"un des maîtres à penser du néoconspirationnisme d’extrême gauche".)

Du point de vue de Chomsky, les "théories sur le 11 septembre (…) exercent le même attrait que le fondamentalisme religieux. (…) Il y a des gens qui n’aiment pas ce qui se passe, qui ont vécu des moments très difficiles, n’ont confiance en personne, et qui n’ont aucun moyen de réagir. Alors ils se raccrochent à quelque chose. Et Internet a un effet pervers. Si c’est un outil merveilleusement efficace pour obtenir des informations, pour l’action politique, pour toutes sortes de choses, il a cependant un gros inconvénient : n’importe qui peut lancer une théorie sur un blog ; cela n’a pratiquement aucun poids, mais ensuite cinq personnes la lisent, et très vite elle entre en croissance exponentielle, jusqu’à devenir une énorme industrie qui s’auto-alimente. Des industries de ce type, il y en a à foison.

(…) Je reçois une avalanche d’e-mails. Et une grande part, plusieurs par jour, envoyés par des gens honnêtes et sincères, me demandent : "Dites-moi ce que je peux faire". Les auteurs de ces courriers appartiennent pour la plupart aux milieux aisés, privilégiés. Ils ne sont pas richissimes, mais assez aisés pour s’asseoir à une table un soir et écrire une lettre à quelqu’un. Dans les pays du tiers-monde les habitants ne vous demandent pas : "Dites-moi ce que je peux faire", ils vous disent ce qu’ils font. Mais, là où les populations sont infiniment plus libres, les gens posent toujours cette question : "Que puis-je faire ?" Et un jour ils se disent : Ah, voilà ce que je peux faire : devenir en une heure ingénieur qualifié en génie civil et prouver que c’est Bush qui a fait sauter les tours jumelles.

Je suis sûr qu’à Washington ils applaudissent des deux mains. (…)"

Ca décrasse, n’est-il pas ?

Donc, maintenant : tu vas lire ce livre.

James Crumley

Notes

[1] L’Etat voyou, par William Blum, Parangon, 2002.

[2] L’Ivresse de la force. Entretiens avec David Barsamian, 245 pages, 19 euros.

[3] Voir ici.