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Bakchich : informations, enquêtes et mauvais esprit
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En partance pour Belgrade

2 février 2010 à 13h08

Les crises de panique ne s’arrêtèrent pas. Je n’étais plus promis à l’avenir que j’imaginais : continuer sur ma lancée, ajouter des rouages à la mécanique complexe du reportage pour atteindre un niveau d’éponge à événement, de mise en perspective, de décryptage de paradoxes, de théâtres d’ombres, de guetteur de surprises de la vie, de passeur de l’humain. A 38 ans, le journal m’avait signifié que désormais cette trajectoire allait être contrariée. J’aurais moins d’occasions d’ajouter de nouveaux rouages, d’enrichir le savoir-faire. Le monde ne m’était plus naturellement ouvert pour que j’y traîne mon regard. On me fit comprendre à demi-mots et dans certains silences que j’étais vieux, que je devais me reposer, adopter un rythme de croisière, moi qui ne savait pas que réagir à l’intensité de l’actualité. Je savais qu’un jour, il fallait que je sois plus « magazine » mais je pensais que cette conversion était anticipée. Surtout j’avais l’ambition de faire des reportages sur le vif et d’enchaîner sur des magazines. C’était pour moi la clé d’un enrichissement que j’avais déjà amorcé, indiquant implicitement à ma direction cette voie que je voulais emprunter et la plus value qu’elle avait à gagner. Dès mon premier grand reportage au Kurdistan, j’avais couvert au jour le jour mais j’avais déjà imaginé avec excitation passer une semaine ou quinze jours avec des réfugiés sous une tente pour écrire un long récit. C’était mon idéal, ma conception du métier.

Cela me semblait logique, rouler comme sur des roulettes. Cet avenir me faisait palpiter. Désormais il s’effondrait : j’avais les jambes coupées et un mental du looser qu’on avait savamment réussi à m’inoculer. J’avais fait un voyage chez mes parents pour y retrouver mes repères, me voir intact dans ce sanctuaire, imaginant que mon intégrité n’avait pas été aussi profondément atteinte et repartir comme si tout cela n’avait pas existé. Le train qui rentrait sur Paris me ramenait à la réalité : j’étais désormais soumis à un arbitraire qui limitait l’amplitude de l’exercice de mon métier.

Une occasion se présenta : prendre le relais d’un jeune reporter, envoyé spécial à Belgrade. Il fallait gagner la capitale serbe clandestinement en passant par le Monténégro. Le passeur était sûr, me disait-on. C’était Georges, un Monténégrin serbe, « stringer », collaborateur régulier et très apprécié du service étranger. J’acceptai, attristé de constater que cette mission était la seule chance pour moi de rétablir ma légitimité à pouvoir encore partir et c’était une spirale infernale. J’étais meurtri par le déficit de confiance que le journal m’avait signifié. Je voulais me battre, prouver une fois encore que je savais travailler, démontrer mon savoir faire. J’étais dévoré par ce mal nouveau de crises de paniques, d’abandon, de négation de mon expérience, même la plus récente. J’avais l’impression que je devais refaire mes preuves, moi qui ai toujours exercé ce métier avec l’angoisse d’un débutant. Il me semblait qu’ils me donnaient ce reportage comme un cadeau.

Il fallait se décider vite. La proposition était formulée brutalement : « C’est oui ou c’est non ». « Tu verras, y aura de belles filles là bas » dit grassement le rubricard Balkans qui savait pertinemment que j’étais gay. Bien évidemment, j’étais partant. Avec cette nouvelle donne : un pacte s’était rompu, je ne savais plus quel type de confiance ils m’accordaient. J’y allais fort de mon expérience mais incapable de faire autrement que de vivre ce nouveau rapport blessant au journal, me remettre fondamentalement en question et un surmonter un mal que j’avais jamais connu avec une telle intensité : la peur de perdre tous mes moyens.

Le piège monténégrin Dérèglements kosovars