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LUTTES / CHRONIQUE DU BLÉDARD

Courir, des tours et des tours

vendredi 29 septembre 2006 par Akram Belkaïd
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Vendredi après-midi. Soleil. Les allées du parc sont encombrées de joggeurs et de joggeuses. Comme eux, j’essaie tant bien que mal de me frayer un passage au milieu des bicyclettes et des poussettes. Les habitués des petites et grandes foulées sont tous là, un peu courroucés de voir leur terrain de souffle et de sueur pris d’assaut par des occasionnels dont la bonne majorité court vraisemblablement son premier et dernier footing de l’été… et de l’année.

Pour ces derniers, l’arrivée des jours sans lumière va balayer les bonnes résolutions prises sur la plage à l’ombre d’un gros bidon impossible à dégonfler (« Cette année, je vais courir ! Ça te fait rire ? Tu verras… »). Les promeneurs s’y mettent aussi, marchant de front à trois ou quatre, lentement, s’écartant au dernier moment, soupirant bruyamment car, après tout, l’endroit est d’abord fait pour eux, non ? Ce n’est pas l’avis de Ling Ching-Pô, jeune fille brune ainsi surnommée par mes soins en raison de sa longue natte.

Le parc est sa propriété et elle fonce, quitte à bousculer l’imprudent qui cède le passage de mauvaise grâce. Moi, j’arrive d’en face, mais ça ne l’empêche pas de me fusiller du regard quand nos allures se croisent. Elle est pareille au manège de la comptine. Qu’il pleuve ou qu’il vente, tôt le matin ou tard le soir, elle court, tourne et retourne : débardeur rouge, cycliste et training (mot de moins en moins employé comme snickers d’ailleurs) muscles minces et saillants, joues creuses de marathonienne et épaules de lutteuse. Elle a toujours l’air en colère et je me dis qu’un jour, peut-être, la ferai-je parler de ses guerres. Tiens, voilà Hulk qui surgit des taillis et qui se bat comme toujours contre un ennemi invisible avec force gesticulations et grimaces. Mâchoire carrée, foulée lourde, maillot de corps gris trempé. Il est tombé un jour, là où le chemin se resserre à l’entrée du tablier d’un petit pont métallique. Ling Ching-Pô l’a enjambé sans ralentir. Et voilà la blonde falbala qui avance au pas dans la côte en se tenant les hanches et qui vous double à toute berzingue dans la descente pour stopper net quelques mètres plus loin, pliée en deux par un point de côté.

Voici venir « bip-bip-dzondzon » qui court avec, au poignet, un gros chrono qui lui donne en permanence le tempo pour sa cadence (« bip-bip ») et qui le met en garde si sa fréquence cardiaque s’emballe (« dzon-dzon »). Au moins, l’entend-on de loin. Ce n’est pas comme monsieur queue de poisson, qui court comme un soldat alourdi par son paquetage, cheville basse et semelle rasant le sol. Il y a aussi celui qui, tout petit mais tout rapide, casquette ronde vissée sur le crâne, court les deux paumes bien en avant, les bras qui vont et viennent, ipod scotché au biceps et la tête qui pendule de droite à gauche, l’oreille touchant presque l’épaule. Lui c’est « b’zour tonton », parce qu’à voir sa manière de courir, je l’imagine bien zozoter. Dimanche. Bientôt la nuit. Pluie fine. Parc désert ou presque. Le bonheur. Ling Ching-Pô est de l’autre côté du parc à faire ses étirements sur un banc et bip-bipdzon-dzon a jeté l’éponge. Aucune trace de Hulk et quant à « b’zour tonton », il est assis sur un banc et avale une boisson énergétique. Dans un coin, sous les branches d’un cerisier, un jongleur s’entraîne dans le noir avec cinq quilles fluorescentes.

Là où niche le diable

A quoi pense-t-on quand on court en faisant des tours et des tours en se disant, comme toujours, encore un tour, tiens bon, c’est bientôt l’heure du f’tour ? A beaucoup de choses. A la chronique à venir. A ceux et celles qui, on le sait, quelque part, courent aussi dans Paris, musique en tête, morceaux téléchargés légalement ou pas, ou émissions de radio podcastées (je crois que c’est la première fois que j’écris ce mot). On tire aussi mentalement chapeau au collègue qui vient de courir le marathon de Berlin en moins de trois heures. Il y a aussi les souvenirs qui affleurent et qui déclenchent un rire intérieur bienvenu à cause des douleurs qui commencent à déchirer les mollets. Quelque part dans la Mitidja, dans les années 1970. Un cross-country à travers les bois et les champs. Cours, Akram, cours. Classement ? Antépénultième, ou avant-avant-dernier si vous préférez, juste devant un obèse et un futur champion d’échecs. Lamentable. Quolibets des enfants du quartier. Quelques années plus tard, nouvelle course, autour du collège des Crêtes à Alger. Dix tours à faire. Au bout du troisième, allez hop, on se planque avec deux ou trois compères, et on attend en mâchant un tout nouveau chewing-gum à la banane. Puis on réapparaît, franchissant la ligne en pensant se classer parmi les anonymes du milieu de tableau. Erreur d’appréciation : classé quinzième sous les applaudissements… et donc qualifié pour le cross national du sport de masse. Impossible de raconter la vérité. Dix jours plus tard, direction l’hippodrome d’Alger. Trois cents gamins surexcités, pain mou et portion de « la vache de l’Ouest » pour le repas.

C’est parti dans la boue. On court. On tombe. Aucun endroit où se planquer alors on repense à la Mitidja et on accélère. Cinquante et quelque chose-ième. L’honneur est -presque - sauf. Pour oublier qu’il reste cinq tours à couvrir, on récite la table des dérivés, celle des transformées de Laplace ou bien, transpiration oblige, on repense à l’élève-officier F. Les cours terminés, il se glissait dans son survêtement marron clair, sprintait vers le foyer (un thé vert très fort, une cigarette) puis s’en allait garder les buts de son équipe. Petit, gros mais agile, capable de chercher la balle là où loge le diable, c’est-à-dire la lucarne. Et vas-y que je plonge et que je me roule dans le tuf. Match terminé, F. se précipitait au réfectoire (sardines à l’huile, purée de pois cassés, mandarines) puis révisions et dodo… sans jamais quitter son survêtement. Un jour, une pétition fut signée dans l’amphithéâtre exigeant que l’Etat socialiste lui paie enfin un bain chaud. Billet d’écrou et arrêts de rigueur pour les farceurs. Les gardiens sifflent dans la nuit. Dans cinq minutes, le parc sera fermé, les portails verrouillés. Pourtant Ling Ching-Pô recommence à trottiner et s’enfonce dans l’obscurité du bosquet. Peut-être va-telle continuer à tourner jusqu’à ce que je la croise au petit matin, moi m’en allant vers ma station de métro et, elle, galopant, toujours et encore, sa natte fouettant air et adversaires imaginaires.

Paru dans la Quotdien d’Oran du 29 septembre


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1 MESSAGES

Forum

  • Courir, des tours et des tours
    le vendredi 29 septembre 2006 à 16:40
    Aller Akram ecrit nous un roman. Je suis pret a en acheter 10 exemplaires si ca peut t’encourager :)
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