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LUTTES / CHRONIQUE DU BLÉDARD

Cachir, chorba et chica

vendredi 13 octobre 2006 par Akram Belkaïd
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Paru dans le Quotidien d’Oran du 13 octobre

Un homme en parka monte dans la rame à la station Créteil-L’Echat, un gros sac à la main et des chaussures de chantier aux pieds. Il a la cinquantaine, le visage maigre et fatigué, le cheveu blanc, crépu et sa peau d’ébène prend des reflets bleus sous l’éclairage blafard. Sans se presser, il s’assied sur un strapontin et dépose son chargement en demandant pardon au Maître des mondes. Il regarde sa montre à plusieurs reprises. Dix-neuf heures dix, dix-neuf heures quinze, visiblement, le temps passe trop lentement pour lui. Nouveau soupir bruyamment exhalé.

Station Liberté. Dix-neuf heures vingt-cinq. La main aux longs doigts osseux plonge dans une poche de la parka et en retire une petite boule en aluminium. Des deux pouces et index, il déchire l’emballage et en sort trois dattes. « Bismillah » murmuré, les fruits sont vite dénoyautés et avalés. Vient le tour d’une bouteille d’eau minérale. Brèves gorgées. La même main, droite, retire maintenant un yaourt du paquet. Abricot avec véritables morceaux de fruits, promet l’étiquette. La petite cuillère au manche jaune racle d’abord le dos de l’opercule puis nettoie le pot jusqu’au bout. Petit moment d’hésitation. Un deuxième yaourt ? Indifférent aux regards qui le scrutent, l’homme soupèse le laitage au citron puis le remet dans le sac d’où il sort un pain rond à l’anis. Cachir, rondelles de tomate et feuilles de salade. Mastication lente, claquements de langue. Une petite flammèche commence à illuminer ses yeux. La soif est étanchée, les veines sont humectées et, plaise à Dieu, sa rétribution est confirmée.

Station Chemin vert, l’homme quitte le wagon, avec son sac et commence à peler une grosse orange sur le quai.

Ventre affamé se doit, parfois, de bourse délier

Vingt heures. Une rôtisserie quelque part du côté des grands boulevards. Sandwichs grecs, merguez, boulettes de kefta. Sous des néons souffreteux, les jeûneurs mangent en silence, fixant leur assiette ou regardant, sans trop les voir, les images d’une télévision du bled. Grosse loukoum fardée, tenue traditionnelle, heureusement que le son est coupé, l’abattement qui tournoie serait pire. Au menu unique « spécial mois de jeûne », de la chorba (un peu trop translucide), un brik au thon et à l’oeuf (dur…), steak-frite, banane et, bien sûr, thé et pâtisserie : une part de zlabia rouge ou un makroud aux dattes. Le tout pour 12 euros. Un peu cher mais ventre affamé se doit, parfois, de bourse délier.

Les trois serveurs qui sont aussi cuisiniers ont le tablier blanc et les gestes las. L’un d’eux est aux fourneaux, un autre, debout devant le tréteau de gâteaux aux amandes et au miel, regarde au loin à travers la vitrine tandis que le troisième, assis à la caisse, étale une grosse noix de beurre à l’intérieur d’une datte. « Saha chribetkoum », dit l’un des clients qui s’en va. « Saha ftourek », lui répond un peu durement le serveur toujours perdu dans sa contemplation. Un peu gauches, des touristes, peut-être des Britanniques, entrent à leur tour. « Houmous ? », demande l’un d’eux. « Pas ici », répond le caissier la bouche encore pleine. Le touriste montre alors du doigt un grand plateau rectangulaire. « Oum-Ali ? Pudding ? », interroge-t-il. « Non, non, sourit l’autre. Kalbelouz : semoule. Ici, Maghreb no Egypte ».

Ambiance egypto-kitsch

Un peu plus tard dans la soirée. Rue de la Gaîté, longtemps célèbre pour ses théâtres et ses magasins, disons, un peu particuliers car réservés aux adultes mais aussi aux mineurs ayant assez de cran pour se faire passer pour des grands afin d’acheter quelques revues scandinaves spécialisées. Comme le reste de la ville, cette rue change. Café « ambiance lounge » pour « d’jeunes », tables sur le trottoir, ambiance festive, coupés sport qui roulent lentement, s’arrêtent puis s’ébrouent en laissant échapper, grâce à quelques centaines de watts un bon paquet de décibels : rap, slam (c’est la grande tendance du moment que cette poésie urbaine en mouvement) et, bien sûr, l’incontournable funky. Ici, été indien rime avec frime et drague.

Au milieu de tout cela, comme à Bastille ou à la rue Monge, des cafés chichas avec leur odeur douceâtre dégagée par les pipes à eau. Deux cents endroits de ce genre en France dont la moitié à Paris. Plus qu’une mode, un véritable phénomène. Arabesques, copies de tableaux orientaux et cuivres. Dans ces décors égypto-kitsh, toutes les banquettes sont prises : étudiants encore sereins puisque les examens sont encore loin, « ramadaneux » du coin qui sont venus à pied pour digérer en attendant, peut-être, de rempiler autour d’une autre table au faîte de la nuit ou juste avant l’aube. Le narguilé tourne, l’eau gargouille et le charbon incandescent brûle cette mélasse que des naïfs veulent bien appeler tabac (ho, ho, j’entends d’ici les hurlements d’amateurs indignés). Il y en a pour tous les goûts et tous les poumons. La chicha peut être simple, royale, double ou impériale. Parfum à la pomme bien entendu, mais aussi au melon, café, cappuccino ( !), mangue, pistache, abricot, caramel, cerise, menthe, citron et pêche. Il y a aussi la chicha « ice » (un glaçon « refroidit » la fumée…) et ne manquent que celles à la pastèque, au kiwi ou aux fruits de la passion. Bien sûr, personne n’est obligé de taquiner l’embout et on peut très bien se contenter de son rôle de fumeur passif en sirotant tranquillement un jus de goyave ou un lait-miel-cannelle.

On peut boire aussi un verre de salep chaud en rêvant à l’indéfinissable goût du « salepi dondurma » turc, cette glace crémeuse à base de bulbes d’orchidées à laquelle la rumeur orientale prête tant de qualités. Tout en tendant l’oreille pour écouter la conversation - très animée - de ses voisins (« mais pourquoi donc les Algériens ont-ils refusé le visa à Jamel Debbouze ? »), on peut aussi boire une infusion au fenugrec - très conseillée pour les jeûneurs anémiés - ou un thé aux clous de girofle.

En tous les cas, comme en témoigne la mine chagrine des maîtres de ces lieux, il faut se dépêcher de bien profiter de l’endroit et de ses fumées (une bouffée de chicha vaut celles cumulées de quarante cigarettes). Au premier janvier 2008, la consommation de tabac (même sous forme de mélasse) sera interdite dans tous les lieux publics. Les cafés chichas sont ainsi appelés à disparaître à moins qu’on ne leur accorde un sursis au nom d’une singularité culturelle au pays, justement, de l’exception culturelle…


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